Provenance : Bibliothèque et Archives Canada/MIKAN 3713574
DOUGLAS, THOMAS CLEMENT (dit Tommy Douglas), imprimeur, ministre baptiste et homme politique, né le 20 octobre 1904 à Falkirk, Écosse, aîné des trois enfants de Thomas Douglas, mouleur de fer, et d’Annie Clement ; le 30 août 1930, il épousa à Brandon, Manitoba, Irma May Dempsey (1911–1995), et ils eurent deux filles, dont une adoptée ; décédé le 24 février 1986 à Ottawa et inhumé dans cette ville au cimetière Beechwood.
En 2004, dans le cadre de sa série télévisée The greatest Canadian, la Canadian Broadcasting Corporation lança un sondage populaire pour désigner le « plus grand Canadien ». Thomas Clement Douglas arriva au premier rang d’un groupe de dix, devant les icônes culturelles Terrance Stanley Fox et Wayne Douglas Gretzky, et les premiers ministres sir John Alexander Macdonald*, Lester Bowles Pearson* et Pierre Elliott Trudeau*. Le résultat peut surprendre. Comment expliquer que Douglas, premier ministre de la Saskatchewan et chef d’un petit parti fédéral, ait alors gagné plus d’estime que tout autre Canadien ?
La réponse se trouve dans le rôle déterminant de Douglas dans l’élaboration du programme social le plus aimé du pays, l’assurance-maladie, et dans les qualités personnelles qui en firent une figure si influente, en premier lieu sa volonté morale puissante de changer le statu quo pour améliorer la vie des travailleurs pauvres et des défavorisés. Il possédait également un sens aigu des réalisations possibles dans le contexte et les circonstances de son époque, lui permettant ainsi de suivre une philosophie proche de l’idéalisme pragmatique. À ces attributs, il faut ajouter une conscience de soi qui le rendait lucide sur la faillibilité de son jugement, une aptitude à attirer des personnes talentueuses et à les mettre en valeur avec efficacité, une pugnacité naturelle parfaitement adaptée aux confrontations de l’arène politique, un acharnement dans la poursuite d’importants changements politiques et une persévérance obstinée grâce à laquelle il surmonta les défaites et continua la bataille. Son habileté à manier l’humour pour se faire des amis et garder ses alliés, ainsi que pour ridiculiser ses ennemis politiques, constituait peut-être son trait de caractère le plus mémorable.
Douglas naquit le 20 octobre 1904 à Falkirk, en périphérie de la ville industrielle de Glasgow. Son prénom vient de son père, Thomas, et son second prénom, de sa mère, Annie Clement. En avril 1911, Thomas père émigra à Winnipeg dans le but de trouver un avenir plus prometteur pour sa famille. Le printemps suivant, Tommy, sa mère et ses deux sœurs le rejoignirent. La famille vécut dans plusieurs maisons louées dans le quartier North End, à proximité de la Vulcan Iron Works, où travaillait le père. En septembre 1912, Tommy commença à fréquenter ce qu’il appellerait « une petite école de la rue Norquay », près de l’All Peoples’ Mission. Il pouvait y faire de la natation, pratiquer des sports et côtoyer d’autres enfants d’immigrants pauvres, nombre d’entre eux originaires de l’extérieur de l’Empire britannique et ne parlant qu’un anglais rudimentaire. Au cours de ces années-là, il fit la connaissance du ministre méthodiste James Shaver Woodsworth*, surintendant de la mission et futur chef de la Fédération du Commonwealth coopératif (CCF).
Tout jeune, Tommy s’était blessé au genou en tombant ; l’infection osseuse subséquente, appelée ostéomyélite, lui causa des douleurs persistantes. Un médecin écossais avait gratté le fémur de sa jambe à même la table de la famille à Falkirk ; le traitement avait échoué. À Winnipeg, Tommy put fréquenter l’école un hiver grâce à deux jeunes voisins natifs d’Europe de l’Est qui l’y amenaient en traîneau. Après un long séjour à l’hôpital, on planifia l’amputation de sa jambe. Le docteur Stanley Alwyn Smith, chirurgien orthopédiste au Children’s Hospital de Winnipeg, accepta toutefois d’appliquer gratuitement une thérapeutique onéreuse et complexe à titre expérimental pour l’enseignement. Tommy souffrirait de douleurs récurrentes tout au long de sa vie, mais l’intervention sauva sa jambe. Douglas mentionnerait cette expérience pour expliquer pourquoi les soins médicaux devaient être un bien collectif et un droit pour tout citoyen, plutôt qu’un bienfait accordé sporadiquement par charité ou vendu comme une marchandise.
En avril 1916, le père de Tommy rallia les rangs du Corps expéditionnaire canadien pour combattre pendant la Première Guerre mondiale et reçut une affectation outre-mer. La famille s’installa à Glasgow pour se rapprocher de lui. Tommy continua ses études et, afin d’aider ses parents, travaillait les samedis et quatre heures quotidiennement en semaine chez un barbier, où il préparait le savon à raser. Au cours de l’été de 1918, à l’âge de 13 ans, il s’engagea dans une manufacture de bouchons de liège, où on le promut rapidement comme aide de bureau du propriétaire. Cet automne-là, Tommy quitta l’école pour travailler à l’usine à temps plein. Son père revint à la maison après l’armistice et décida que la famille devait retourner au Canada, où il la rejoindrait après sa démobilisation. Douglas dirait un jour qu’il croyait que la réaction négative de son père à l’égard des différences de classe bien enracinées dans le vieux pays avait nourri son désir de partir.
En janvier 1919, le jeune Douglas, sa mère et ses sœurs rentrèrent à Winnipeg. Tommy devint apprenti imprimeur, affecté à la linotype pour le Grain Trade News. Le 21 juin, « samedi sanglant » de la grève générale de Winnipeg [V. Mike Sokolowiski*], il vit des policiers à cheval charger les manifestants dans la rue Main et tirer sur la foule. Il sympathisait avec les grévistes, ainsi qu’avec Woodsworth, emprisonné sous l’inculpation de diffamation pour ses éditoriaux parus dans le journal protravailliste Western Labor News.
L’intérêt de Douglas pour la religion s’éveilla à cette époque-là. Il fréquenta divers groupes confessionnels. Suivant les traces de sa mère, il adhéra à la foi baptiste. Dans ses loisirs, il tenait des causeries à l’église locale et s’adonnait à la prédication à temps partiel. Il devint membre, puis aumônier, de l’Order of DeMolay, organisme récemment fondé à l’intention des jeunes hommes vaguement associés à la franc-maçonnerie. Attiré par le jeu d’interprétation, Douglas trouva un terrain d’expression dans la récitation des monologues de l’association. Un membre de l’ordre remarqua son talent et le convainquit d’envisager de s’inscrire à l’université après ses cinq années d’apprentissage en imprimerie.
Même s’il consacrait en grande partie ses temps libres à des activités liées à l’église, Douglas s’adonnait également à la boxe au gymnase du One Big Union. Malgré sa petite taille et son extrême minceur, il excella dans ce sport et remporta le championnat des poids légers du Manitoba en 1922 et 1923. La boxe fournissait un exutoire à son tempérament combatif, que seule la politique remplacerait ; des décennies plus tard, instinctivement, il se mettrait en garde comme un boxeur pendant les débats avec des adversaires. Néanmoins, la vie religieuse l’attirait davantage : peu après avoir défendu son titre en 1923, il abandonna la boxe et décida de devenir prédicateur à temps plein.
À l’automne de 1924, Douglas s’inscrivit au Brandon College, qu’il fréquenterait pendant six ans en vue d’obtenir le diplôme requis pour exercer en qualité de ministre baptiste. Les trois premières années, il termina ses études secondaires, qu’il avait interrompues pour aider sa famille en travaillant durant la guerre. Il paya ses frais de scolarité du collège en occupant un poste de prédicateur suppléant dans les régions rurales du Manitoba, principalement pendant les étés. Cette expérience lui apporta une connaissance considérable de la culture et de la psychologie des électeurs ruraux des Prairies.
Au Brandon College, Douglas reçut l’enseignement d’un groupe de professeurs aux idées libérales qui adhérèrent au mouvement Social Gospel à une époque où la controverse entre baptistes progressistes et fondamentalistes battait son plein. Les arguments de ses professeurs l’impressionnèrent et lui firent prendre conscience des limites des croyances fondamentalistes de nombreux baptistes. Harris Lachlan MacNeill figure parmi ceux qui l’influencèrent le plus ; il enseignait le grec, le latin et le Nouveau Testament, et rejetait les interprétations littérales de la Bible. Douglas se souviendrait de lui : « Il soutenait que la Bible était une bibliothèque constituée de poèmes comme les Psaumes, de pièces de théâtre comme le livre de Job et le livre d’Esther, d’ouvrages historiques, de lettres comme les épîtres de saint Paul, et de prophéties et de biographies authentiques comme les Évangiles. Il pensait que chacun [de ces écrits] devait être interprété à la lumière du but pour lequel il avait été composé. » Les idées de MacNeill marqueraient durablement Douglas, qui aimait comparer la Bible à une « contrebasse », en ce sens que « l’on [pouvait] jouer toutes les mélodies que l’on [voulait] avec [cet instrument] ».
La dernière année de Douglas au Brandon College (1929–1930) fut des plus gratifiantes. Cet automne-là, l’établissement demanda à Douglas et à un camarade de classe, Stanley Howard Knowles*, d’assurer la suppléance de la prédication pendant les fins de semaine à l’église baptiste Calvary de Weyburn, en Saskatchewan. Ce faisant, ils se trouvaient à l’essai en vue d’y obtenir un poste permanent. (Ils convoitaient tous deux le même emploi, mais leur rivalité, malgré tout, n’était pas aussi féroce que certains biographes le suggérèrent.) Étant donné son expérience appréciable à titre de prédicateur suppléant, Douglas impressionna l’assemblée des fidèles de Weyburn par son style à la fois théâtral et réaliste, conjugué à un sens de l’humour convenant parfaitement à une petite ville rurale. On le choisit avec grand enthousiasme comme pasteur de la communauté.
Douglas fit la connaissance d’Irma May Dempsey pendant une suppléance de prédication à Carberry, au Manitoba. Il la revit quand elle commença à fréquenter le Brandon College comme étudiante en musique. Ils se trouvèrent dans des camps opposés lors d’un débat universitaire ; contre toute attente, l’équipe de Douglas perdit la partie, mais celui-ci gagna une compagne. Le couple se maria à l’été de 1930, peu après l’ordination de Douglas comme ministre baptiste ; il avait 25 ans et elle, 19. Le goût de la vie et l’esprit vif de Douglas ravirent le cœur d’Irma May. Partenaires pour la vie, ils auraient deux filles : Shirley Jean*, née en 1934, et Joan, adoptée en 1945. Discrètement, voire timidement, Irma May soutint son mari comme ministre militant et bourreau de travail en politique ; elle ressentait ses déceptions et défaites de façon aussi aiguë que lui. Elle protégeait avec zèle l’intimité de son mari pendant ses rares périodes de repos. Joan raconta plus tard : « Maman lui avait construit non pas juste un château, mais presque une forteresse. Il n’était aucunement permis de le déranger à la maison, elle organisait tout, des réparations importantes au soin de ses vêtements pour qu’ils soient propres et prêts [à porter] quand il le souhaitait. »
Pendant l’été de 1930, Douglas avait amorcé son ministère à Weyburn, collectivité agricole située dans le coin sud-est de la province, dans les terres semi-arides du « triangle de Palliser » [V. John Palliser*]. Il arriva peu après le début de la grande dépression, au cours de laquelle une chute soudaine des prix du blé, ajoutée à la sécheresse, dévasta les fermes locales et mena à la fermeture de beaucoup d’entreprises. Douglas valorisait les pratiques traditionnelles, dont les réunions de prières et les séances de renouveau de la foi, qui satisfaisaient aux besoins spirituels de ses paroissiens. En même temps, ses tendances progressistes l’amenaient à dépasser les simples homélies sur la charité prononcées du haut d’une chaire. Par exemple, avec la participation de ministres d’autres congrégations, il se faisait expédier des vêtements et des vivres pour les familles agricoles désespérées de la région. Le sous-sol de son église se remplissait de dons, qu’il distribuait ensuite aux nécessiteux. Irma May et lui organisaient des campagnes de bienfaisance pour aider les résidents pauvres de Weyburn et des régions rurales voisines, membres ou non de la congrégation.
En 1931, tout en vivant à Weyburn, Douglas commença à préparer à temps partiel une maîtrise ès arts de la McMaster University à Hamilton, en Ontario, et un doctorat en sociologie à la University of Chicago. Cet été-là, il obtint un congé de l’église baptiste Calvary pour étudier à Chicago. Dans un cours de sociologie chrétienne, on l’envoya faire des recherches dans le plus vaste bidonville des États-Unis à l’époque de la grande dépression, la « jungle des vagabonds », où quelque 75 000 hommes sans emploi avaient construit un camp de fortune qui constituait une ville en soi. Cette expérience aurait une incidence permanente sur sa philosophie politique. Dans une entrevue de 1958, Douglas décrivit son séjour à Chicago comme un moment décisif de sa vie, « où [il] commenç[a] à lire et à réfléchir et à s’informer », et tira des conclusions radicales :
Il était vrai que j’avais connu M. Woodsworth, et que je m’étais intéressé au Parti travailliste à Winnipeg, et que mon père avait adhéré au Parti travailliste dans le vieux pays, mais je ne m’étais jamais arrêté sérieusement pour me demander ce qui n’allait pas dans notre système économique jusqu’à ce qu’il s’effondre véritablement. J’étais comme beaucoup d’autres qui ne s’étaient penchés sur la question que sous un angle théorique. Nous avions un cours en économie à l’université [de Brandon]. J’y avais étudié le socialisme, le syndicalisme et le corporatisme syndical, et le communisme et le capitalisme. Mais je ne m’étais jamais arrêté pour me demander honnêtement ce qui n’allait pas dans le système économique. Je pense que c’était exactement la même chose pour la plupart des membres de l’Église. Nous l’avions tenu pour acquis. Nous l’avions accepté. Mais voilà que nous faisions face à la pauvreté, à la misère, au dénuement, à la pénurie de soins médicaux et au manque de débouchés pour toute une génération de jeunes gens frustrés, qui se voyaient refuser le droit de mener une vie normale décente.
Douglas rentra à Weyburn transformé. Parvenu à la conclusion que la charité ne suffisait pas, il se servit de son statut au sein de l’église baptiste Calvary pour aider les pauvres et les indigents par l’action directe. Il créa un bureau de placement, qui permit aux gens qui n’avaient pas d’argent d’échanger leurs compétences, et un club pour donner une orientation et de l’espoir aux garçons de familles pauvres. Il contribua aussi à la mise sur pied de la Weyburn Independent Labour Association en vue d’influencer positivement l’opinion publique au sujet de l’assurance-chômage, l’égalité des droits des citoyens et la propriété publique des services de base. En septembre 1931, il souleva la controverse en appuyant les exigences de la Mine Workers’ Union of Canada pendant la longue grève du charbon à Estevan, ville située au sud-est de Weyburn. Le 18, il s’adressa publiquement aux mineurs et, deux jours plus tard, dans son sermon du dimanche, il demanda à ses fidèles : « Jésus se révolterait-il contre notre système actuel de corruption et d’exploitation ? Comment Jésus verrait-il la grève des mineurs de charbon d’Estevan ? » Le titre du sermon, « Jésus, le révolutionnaire », donne un excellent aperçu des réponses de Douglas. Le jeune ministre organisa aussi un dépôt de denrées alimentaires pour les mineurs et leurs familles, action très susceptible de déplaire aux paroissiens favorables au milieu des affaires. Le 29 septembre, Douglas assista à un affrontement entre la police et les grévistes qui fit trois morts et de nombreux blessés parmi les mineurs.
Pendant l’été de 1932, Douglas prit de nouveau congé de son ministère, cette fois afin de suivre des cours en économie à l’université de Manitoba, à Winnipeg. En 1933, il reçut son diplôme de maîtrise ès arts en sociologie de la McMaster University. Son mémoire, intitulé « The problems of the subnormal family », reposait sur ses recherches menées auprès de 12 femmes hyperfécondes atteintes de « déficience mentale » ; il avait étudié les cas de certaines d’entre elles à l’hôpital psychiatrique de Weyburn [V. Robert Menzies Mitchell*]. Douglas recommandait la séparation des familles de ce type de la population générale et la stérilisation dans les cas extrêmes. Maints réformateurs progressistes, notamment Helen Letitia McClung [Mooney*], partageaient ces idées. Douglas changerait toutefois sa position avant même la fin de la Deuxième Guerre mondiale, quand la révélation complète des exterminations de l’Allemagne nazie fondées sur la race suscita un vaste mouvement de rejet de l’eugénisme. Peu après sa nomination comme premier ministre de la Saskatchewan en 1944, Douglas réfuta l’avis de deux experts qui prônaient des programmes axés sur l’eugénisme et adopta plutôt diverses mesures pour améliorer le système de santé mentale de la province.
Douglas avait adhéré à la CCF, d’obédience socialiste, peu après sa création en 1932. Il assista à son congrès inaugural l’année suivante, mais ne figurait pas parmi les auteurs principaux du manifeste de Regina, qu’il en vint plus tard à considérer comme trop intransigeant dans son appel à l’étatisation de l’économie. De son point de vue, la CCF n’avait jamais eu l’intention d’éliminer la propriété privée, ni des petites fermes qui étaient l’âme économique des provinces des Prairies, ni des coopératives qui avaient émergé dans toute la Saskatchewan après la Première Guerre mondiale. Le manifeste de Regina semblait pourtant proposer le contraire : « Aucun gouvernement C.C.F. ne sera satisfait tant qu’il n’aura pas éradiqué le capitalisme », promettait-il. Selon Douglas, le parti s’était ainsi rendu inutilement vulnérable à l’accusation selon laquelle les gouvernements CCF actuels et futurs « voulaient s’approprier toutes les entreprises, même les fermes », reproche qui, à ses yeux, nuisait à tous ceux qui se portaient candidats sous cette étiquette.
Aux élections générales du 19 juin 1934, Douglas se présenta dans Weyburn pour le Parti fermier-ouvrier, première appellation de l’aile provinciale de la CCF en Saskatchewan. Pendant la campagne, les familles d’immigrants reçurent la documentation de son parti dans leur propre langue, principalement en ukrainien, russe et allemand. Cette stratégie eut peu d’effet : Douglas arriva troisième, loin derrière le candidat libéral vainqueur et tout juste derrière le conservateur. Le Parti libéral, en particulier, réussit à convaincre les électeurs immigrants que la CCF avait l’intention d’exproprier toutes les terres agricoles privées, comme le Parti communiste l’avait fait en Union soviétique.
Plus la grande dépression s’aggravait, plus Douglas se radicalisait. Il considérait l’ordre économique comme injuste et critiquait non seulement les capitalistes, mais aussi les partis politiques traditionnels et les Églises établies qui, d’après lui, soutenaient ce système inéquitable. En juin 1934, le périodique Research Review (Regina) publia un de ses récents discours qui reflétait ses sentiments au sujet du christianisme et sa croyance dans le besoin de construire ce qu’il appellerait « une nouvelle Jérusalem terrestre » :
La religion de demain se préoccupera moins des dogmes théologiques et plus du bien-être social de l’humanité […] Quand on voit l’Église dépenser ses énergies à affirmer des dogmes archaïques […] mais fermée comme une huître à l’égard de la pauvreté et de la misère [qui règnent] partout, nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître le besoin d’une nouvelle interprétation du christianisme.
[… Nous avons] fini par voir que le Royaume de Dieu est parmi nous si nous avons la vision de le construire. La génération montante tendra à bâtir un paradis sur terre plutôt que de vivre dans la misère en espérant mériter quelque improbable récompense dans un vague avenir éloigné.
Douglas se porta candidat pour la CCF dans Weyburn aux élections fédérales du 14 octobre 1935. Ayant tiré des leçons de sa défaite de l’année précédente, il se donna comme but de mobiliser tout le vote antilibéral possible. À cette fin, il parla en faveur des objectifs du Crédit social, nouveau parti qui avait récemment formé le gouvernement en Alberta sous la direction de William Aberhart*. Douglas finit par gagner l’appui de ce parti, évitant ainsi une division des votes entre la CCF et le Crédit social qui aurait pu bénéficier aux libéraux. La stratégie réussit : Douglas arracha de justesse une victoire contre le candidat libéral de Weyburn, tandis que, d’un bout à l’autre du pays, la plupart des autres candidats de la CCF perdirent leurs élections. De nombreux membres de la CCF lui en voulurent néanmoins d’avoir accepté le soutien d’un parti rival et, après le scrutin, la direction nationale du parti le réprimanda, sans toutefois l’exclure. Même si cette controverse le suivrait pendant quelques années, elle serait en grande partie oubliée quand il deviendrait premier ministre de la Saskatchewan en 1944.
Tout en gardant sa résidence à Weyburn, Douglas devait trouver un logement à Ottawa. Sa carrière de prédicateur à temps plein était derrière lui. Il raconterait qu’au moment où il s’interrogeait sur sa candidature en 1935, un diacre baptiste conservateur lui avait tenu ces propos : « Si vous ne quittez pas la politique, on ne vous confiera plus d’autre église au Canada, et j’y veillerai personnellement. » (Fidèle à son tempérament combatif, Douglas avait répondu : « Vous venez de donner un candidat à la C.C.F. ») En réalité, il y resta et joua le rôle de ministre de réserve, tout en prêchant lors d’anniversaires importants. Il continua d’envisager la politique sur le plan moral et le socialisme comme une extension des enseignements les plus fondamentaux du Nouveau Testament. De son point de vue, il n’existait pas de conflit inévitable entre la politique progressiste et la religion organisée, et il ne couperait jamais ses liens avec l’Église baptiste, contrairement à Woodsworth avec les méthodistes. En même temps, Douglas chercha à ne pas mêler religion et politique.
Les cinq membres du groupe parlementaire de la CCF manquaient d’influence à la Chambre des communes, mais Douglas se faisait remarquer pour sa grande éloquence et son sens du théâtre. À titre de critique de l’opposition, il se concentra sur deux principaux sujets : la détresse des familles d’agriculteurs de l’Ouest et le rôle du Canada dans les affaires étrangères. Pendant que le premier ministre libéral William Lyon Mackenzie King* parlait avec compassion des luttes des Canadiens, les interventions de son gouvernement pour contrer les effets de la dépression mondiale se montraient, au dire de Douglas, pathétiquement inadéquates. Voir King refuser de faire davantage pour régler ce qu’il considérait comme une urgence nationale le frustrait. D’une session à l’autre, Douglas chercha à sauver les fermes familiales en prônant des lois qui encourageraient la réhabilitation des terres et la conservation de l’eau, maintiendraient les prix des céréales et empêcheraient les banques et administrations municipales de reprendre possession des terres pour loyer impayé ou arrérages de taxes. Il entretenait régulièrement des discussions avec l’ancien premier ministre de la Saskatchewan, James Garfield Gardiner*, ministre de l’Agriculture dans le gouvernement de King.
Douglas était aussi déçu de ce qu’il jugeait comme l’inertie du Canada devant la dégradation de la situation mondiale à la fin des années 1930. Il croyait qu’il fallait adopter une position plus militante contre l’agression de dictateurs tels Benito Mussolini en Italie et Adolf Hitler en Allemagne. En 1936, il se rendit à Genève pour assister aux réunions de délégations au Congrès mondial des jeunes et profita de ce voyage pour visiter l’Allemagne nazie, puis l’Espagne, en proie à une guerre civile [V. Niilo Makela*]. La présence de bombardiers allemands en Espagne, où Hitler aidait les rebelles fascistes de Francisco Franco à renverser le gouvernement républicain de gauche, le persuada que l’Allemagne nazie utilisait le conflit en Espagne comme répétition générale avant d’attaquer d’autres pays. À son retour, toutefois, un différend au sein de la CCF sur des questions de politique étrangère, en particulier sur la position pacifiste du chef, Woodsworth, freina ses ardeurs. Pour éviter une scission interne, Douglas voua ses efforts au Parlement à exhorter le gouvernement à empêcher les entreprises canadiennes de vendre des armes et du matériel aux dictatures européennes belligérantes ainsi qu’au Japon impérial.
À l’instar de nombreux socialistes, Douglas détestait la guerre et croyait que les capitalistes l’utilisaient souvent pour promouvoir leurs intérêts. Il reconnaissait néanmoins que Hitler et Mussolini représentaient une grave menace pour les démocraties européennes, entre autres le Royaume-Uni. Après l’invasion de la Pologne par l’Allemagne le 1er septembre 1939, il réclama donc que le Canada se prépare au combat. Au sein de son parti, cette attitude contraria des pacifistes et l’universitaire bien en vue de la CCF, Carlyle Albert King, l’accusa d’être « pratiquement un impérialiste ». Après la déclaration de guerre du Canada à l’Allemagne le 10 septembre, Douglas s’enrôla comme caporal dans le 2nd Battalion, South Saskatchewan Regiment. Il se porta ensuite volontaire pour le service actif outre-mer avec les Winnipeg Grenadiers, mais se heurta à un refus à cause de son ostéomyélite. On envoya l’unité dont il aurait fait partie, à la défense de Hong-Kong [V. Henry Duncan Graham Crerar*] – région envahie et prise par le Japon en décembre 1941. Certains pourraient soutenir que les morts au combat, y compris leur commandant, John Kelburne Lawson*, eurent au fond plus de chance que les autres, prisonniers de guerre détenus dans d’horribles conditions.
Les critiques ouvertes de Douglas adressées au gouvernement de King sur la gestion des événements ayant mené à la chute de Hong-Kong comportaient donc une dimension personnelle. Il demanda sans ambages pourquoi on avait envoyé « des hommes mal entraînés, mal équipés, à 5 000 milles pour défendre un avant-poste très important de l’Empire britannique ». Quand on lui reprocha ses commentaires sous prétexte qu’ils aidaient et encourageaient l’ennemi, Douglas riposta par un sarcasme cinglant : s’il y avait eu « inefficacité et incompétence à Hong-Kong », il semblait y avoir « peu de raisons de le cacher aux Japonais. Ils le sav[aient] parfaitement. »
En juillet 1941, toujours député fédéral, Douglas avait été élu président de la CCF de la Saskatchewan. Il avait postulé ce poste à la demande de Major James Coldwell* et d’autres initiés au sein de la CCF qui se posaient des questions sur la situation du parti – dont le nombre de membres ne s’élevait alors qu’à 5 000 environ –, ainsi que sur la pertinence de maintenir comme chef provincial George Hara Williams, en service militaire en Europe. À la vice-présidence, on choisit Clarence Melvin Fines*, conseiller municipal de Regina et partisan de Douglas. En juillet 1942, Douglas remporta la victoire à la direction devant Williams (toujours outre-mer) et John Hewgill Brockelbank ; Fines accéda à la présidence. Au congrès de l’année suivante, Douglas et Fines gardèrent leurs postes et Brockelbank, nommé candidat par Douglas, devint vice-président.
Toujours député, Douglas devait faire de longs séjours à Ottawa ; Fines accomplit donc une large part du travail préparatoire pour raviver la base du parti, créer une plateforme électorale et construire une structure organisationnelle capable d’assurer la victoire aux prochaines élections provinciales. Quand le Parlement ne siégeait pas, Douglas parcourait la province, prononçait des discours, lançait des bons mots et racontait à qui voulait l’entendre des anecdotes amusantes, en général aux dépens du gouvernement libéral de la Saskatchewan. Il s’adressait à la population par le truchement de la radio pour atteindre tout le monde. Son charisme et sa bonne humeur lui permirent de transformer graduellement un parti de protestataires à l’extrême gauche des partis établis en une organisation prête à prendre les rênes du gouvernement. En avril 1944, un mois avant que Douglas ne démissionne de son siège au fédéral pour se concentrer sur ses fonctions de direction, son équipe et lui avaient fait passer le nombre d’inscriptions au parti à 26 000.
La plateforme électorale, préparée par de nombreux comités du parti, parut à la fin de 1943 sous la forme d’une brochure de 20 pages. Le CCF program for Saskatchewan comprenait quatre sujets : protection des droits des fermiers en matière de sécurité foncière et des droits des travailleurs à former des syndicats ; expansion de l’État providence, dont l’instauration d’« un système complet de services de santé publics » ; réforme du système éducatif ; et développement de l’économie par la planification et la propriété publique ciblée. (Pour éviter d’inquiéter la population, surtout les fermiers propriétaires, le manifeste insistait sur l’importance de la planification plutôt que de la propriété publique.) Douglas expliqua le besoin de changement en termes populaires que tout le monde pouvait saisir rapidement. En janvier 1944, dans une série d’émissions radiophoniques qui lui permirent de court-circuiter les journaux, invariablement hostiles à son message socialiste, Douglas défendit sa cause, notamment par une leçon d’économie « à l’écrémeuse » :
La semaine dernière, nous avons discuté du fait que le présent système économique mènerait inévitablement à une autre dépression mondiale après la guerre. Ce soir, je veux proposer une solution de rechange au système économique que nous avons aujourd’hui. J’ai souvent comparé notre économie capitaliste actuelle à une écrémeuse. Le fermier verse le lait – c’est le premier producteur, sans lequel la société s’effondrerait. Puis vient l’ouvrier – il tourne la manivelle de l’écrémeuse – et qu’il soit mineur de charbon, cheminot ou commerçant importe peu, c’est son travail qui fait fonctionner notre économie. Le fermier verse le lait et l’ouvrier tourne la manivelle.
Il y a toutefois un autre personnage dans le tableau : le capitaliste qui possède la machine. Et parce qu’il en est propriétaire, la machine opère exclusivement pour son profit. C’est pourquoi on qualifie le système de « capitaliste ». Or, le capitaliste n’injecte pas de lait ni ne tourne la manivelle. Il s’assied simplement sur un petit tabouret, le robinet de crème fermement ajusté à sa bouche, tandis que le fermier et l’ouvrier s’accrochent au robinet de lait écrémé à tour de rôle. Bien sûr, on peut survivre avec du lait écrémé – vous n’engraisserez pas beaucoup, mais vous serez au moins capable de rester en vie – à condition que le lait écrémé continue d’être fourni ; mais ce n’est pas le cas. De temps à autre, le capitaliste a tellement bu de crème qu’il en fait une indigestion ; il arrête alors la machine, ce qui veut dire que le lait écrémé cesse aussi de couler. Quand il sent qu’il voudrait plus de crème, le capitaliste redémarre la machine et, pendant un certain temps, il obtient de la crème et vous, du lait écrémé. Voilà l’histoire du capitalisme depuis que nous sommes devenus un pays – nous avons une période de prospérité pendant laquelle il obtient de la crème et vous obtenez du lait écrémé, suivie d’une dépression pendant laquelle vous n’avez même pas de lait écrémé.
Le 15 juin 1944, jour d’élections en Saskatchewan, Douglas avait bon espoir de gagner, même si le Leader-Post de Regina, loyal aux libéraux du premier ministre William John Patterson*, prédit le triomphe de ces derniers. Un sondage Gallup avait anticipé une victoire de la CCF, mais l’envergure de son succès surprit tout le monde. Douglas écoutait la radio au bureau de la CCF à Weyburn quand on annonça que son parti avait raflé 47 des 52 sièges de l’Assemblée législative. Au total, la CCF avait recueilli 53 % des suffrages, les libéraux 35 % et les progressistes-conservateurs 11 %. Douglas gagna haut la main dans Weyburn, tandis que Patterson faillit perdre sa circonscription aux mains de Gladys Strum, candidate de la CCF. Fines déclarerait que la population aspirait tellement au changement que la CCF aurait pu remporter la majorité sans Douglas ; « l’enthousiasme généré par son leadership » avait toutefois entraîné la victoire écrasante. Les résultats se répandirent telle une onde de choc dans tout le pays. Sous la direction du jeune et optimiste Douglas – « homme aux grands idéaux », comme King le reconnut dans son journal –, la CCF, socialiste avouée, avait enregistré sa première conquête, créant l’impression que le parti pouvait briguer le pouvoir dans d’autres provinces, voire menacer l’hégémonie libérale à Ottawa.
Même s’il se réjouissait des résultats, Douglas se rendit compte immédiatement qu’avec une majorité aussi forte, il devrait répondre aux énormes attentes de son caucus et à des attentes quasi impossibles à combler au sein du parti. Le nouveau premier ministre n’avait pas de temps à perdre. Il éprouvait le sentiment profond que le Canada avait pris du retard dans la création d’un État providence, comparativement au Royaume-Uni et aux pays nordiques, et il souhaitait que la Saskatchewan devienne le fer de lance d’un changement progressiste à mettre en œuvre dans tout le dominion. Après une décennie de sécheresse et de dépression, les finances de la province restaient cependant précaires ; Douglas savait que des priorités concurrentes imposeraient des choix difficiles.
Grâce à son énorme caucus, Douglas avait le luxe de constituer un cabinet solide. Il nomma d’abord Fines trésorier de la province. C’était un poste exigeant : le titulaire devait simultanément gérer les dépenses efficacement, payer l’intérêt de la dette publique accumulée pendant la grande dépression, développer l’économie de la province et trouver l’argent pour financer une gamme de nouveaux programmes sociaux ambitieux. À titre également de vice-premier ministre, Fines deviendrait, selon le haut fonctionnaire Albert Wesley Johnson, le « maître de l’administration et [le] génie de la finance » du gouvernement CCF, laissant à Douglas du temps pour prendre les devants en matière de changements de politiques, en particulier dans le domaine de la santé. D’autres ministres reçurent des portefeuilles pour lesquels ils possédaient l’expérience pertinente ou des affinités naturelles : par exemple, l’ex-instituteur Woodrow Stanley Lloyd* devint ministre de l’Éducation. Avec une moyenne d’âge de 46 ans, les membres du cabinet étaient jeunes selon les normes de l’époque, et, à 39 ans, Douglas était l’un des chefs politiques les plus jeunes du pays.
Afin de mettre en œuvre son ambitieux programme, Douglas avait aussi besoin d’une fonction publique puissante et engagée, d’une capacité administrative supérieure à celle dont il avait hérité. Il invita les intéressés, hommes et femmes, à venir s’installer dans la province pour travailler dans son nouveau gouvernement. À son appel répondirent des socialistes canadiens juifs du quartier North End de Winnipeg (Meyer Brownstone et Mindel Sheps), de brillants Canado-Japonais qui subissaient de la discrimination dans tout le pays (Thomas Kunito Shoyama et George Tamaki), des administrateurs chevronnés du New Deal des États-Unis (Frederick Dodge Mott et Leonard Rosenfeld) et des idéalistes talentueux des Prairies (Johnson, Thomas Hector McLeod et Donald Dougans Tansley). Surnommées affectueusement la « mafia de la Saskatchewan », ces personnes créeraient la fonction publique sans doute la plus solide au Canada. Même si plusieurs partirent après quelques années, certains, tels Shoyama, Johnson et Tansley, demeurèrent en poste jusqu’à la défaite de la CCF en 1964, et devinrent ensuite hauts fonctionnaires dans les gouvernements fédéraux de Pearson et Trudeau, et au sein du gouvernement libéral de Louis-Joseph Robichaud* au Nouveau-Brunswick.
Selon McLeod, les réunions du cabinet dirigées par Douglas « étaient une étude en collégialité ». On attendait des ministres qu’ils lisent la documentation volumineuse préparée par le secrétariat du cabinet. Dans le plus pur style parlementaire britannique, le premier ministre cherchait à éviter des votes polarisants, et les rencontres duraient le temps nécessaire pour aboutir à un consensus à ses yeux acceptable. Il n’exprimait ses idées qu’après avoir entendu ses ministres et présentait souvent sa position comme un résumé du consensus. Avant que le cabinet ne prenne sa décision définitive sur une proposition de changement de politique, Douglas tenait à la consultation de groupes et de personnes clés et à la vérification soigneuse, par le Conseil du Trésor de son cabinet (et, à compter de 1946, par l’Economic Advisory and Planning Board), de l’analyse et des options. Il voulait s’assurer que chaque résolution satisfaisait aux normes politiques, fiscales et techniques les plus rigoureuses. Par la suite, on envoyait, pour examen, un rapport expliquant la nouvelle politique au caucus et au comité consultatif de la CCF, puis, pour ratification, au conseil provincial de la CCF. Toute décision d’importance nécessitait l’approbation au congrès annuel de l’aile provinciale de la CCF. Selon les mots de Douglas, ce processus était « une démarche très complexe pour arriver à des décisions », tout en représentant un prix modique à payer pour lubrifier les rouages de l’une des machines politiques les plus efficaces du pays.
Comme premier ministre, Douglas avait adopté un horaire quotidien qui lui permettait de supporter les fardeaux du bureau. Il se levait à sept heures et demie, avalait du gruau, du pain grillé, du jus d’orange et un café, et écoutait les nouvelles à la radio. Il se rendait ensuite à pied au Palais législatif de la Saskatchewan. Il traitait d’abord les 100 à 300 lettres qu’il recevait chaque jour. Après avoir répondu lui-même à quelques-unes et supervisé les réponses de ses secrétaires à certaines autres, il acheminait le reste aux ministres selon leurs domaines de responsabilité. À dix heures au plus tard, Douglas présidait une réunion du cabinet, qui avait lieu presque quotidiennement en semaine, ou tenait une rencontre avec son personnel. Il dînait à la cafétéria, où il s’attablait avec des fonctionnaires pour manger un œuf poché sur pain grillé et une coupelle de pruneaux, en buvant du jus de tomate, du babeurre et une tasse de thé. Il consacrait la plus grande partie de son après-midi aux rendez-vous, notamment avec des délégations envoyées par certaines organisations bénévoles parmi les centaines que comptait la province. Il s’efforçait de rentrer à la maison à six heures du soir pour prendre un souper léger que lui préparait Irma May de façon à ne pas irriter l’ulcère gastrique persistant qu’il avait développé à une époque où il ne se nourrissait pas régulièrement. Souvent, il retournait ensuite au Palais législatif pour assister à des séances en soirée ou à son bureau pour régler des affaires laissées de côté pendant la journée. Il travaillait le samedi matin, mais passait l’après-midi avec sa femme et ses deux filles. Le dimanche, après l’église, il se rattrapait dans ses lectures.
Au cours de ses premiers mois au pouvoir, le gouvernement de Douglas adopta 76 projets de loi sur diverses questions allant de la dette des fermiers aux droits syndicaux. Chaque nouvelle loi apportait un changement que Douglas avait promis en campagne électorale ou, dans certains cas, qui portait sur un nouveau problème urgent décelé par son cabinet. Il se rendit compte qu’il menait des réformes à une cadence probablement hasardeuse, en ce sens qu’elle risquait de compromettre la capacité tant humaine que fiscale de son gouvernement et la patience de l’électorat, mais il préférait nettement un rythme énergique au danger d’une « allure trop lente ».
Douglas encourageait ses ministres et principaux sous-ministres à se concentrer fortement sur l’économie. Pendant la grande dépression, nulle province n’avait plus souffert que la Saskatchewan, dont l’économie avait été quasi détruite. Selon Douglas, la reconstruction d’après-guerre exigeait une diversification au delà de l’agriculture pour s’assurer de ne pas retourner à la dangereuse dépendance d’une seule culture, le blé, qui pourrait dévaster à nouveau la province si le prix mondial s’effondrait. Comme ministre des Ressources naturelles, il choisit Joseph Lee Phelps, qui deviendrait sans doute le membre le plus indépendant du cabinet. Sa fonction consistait à évaluer la meilleure façon de développer les riches réserves de ressources de la Saskatchewan, entre autres le pétrole, le gaz naturel, la potasse et l’uranium, tout en gérant les forêts et les stocks de poisson du nord. Malheureusement, Phelps effectua quelques investissements précipités et malavisés dans une série de petites entreprises manufacturières qui perdirent immédiatement de l’argent et valurent au nouveau gouvernement une mauvaise publicité. Constatant qu’il devait mieux encadrer le travail de Phelps, Douglas créa un comité du cabinet, l’Economic Advisory and Planning Board. Étonnamment, un fonctionnaire non élu, George Woodall Cadbury, brillant socialiste britannique recruté par Douglas en 1946, présidait le comité. Composé d’économistes chevronnés, dont Shoyama, le comité détermina le rythme et la méthode de développement. Avec la bénédiction de Douglas, Cadbury et son équipe réduisirent l’importance de la propriété publique des ressources pour favoriser des initiatives du secteur privé soumises à la réglementation de l’État. Le gouvernement s’attaqua ensuite aux services publics : il acheta et administra bientôt les sociétés de téléphone, d’électricité, de gaz naturel et d’assurance.
Outre les secteurs public et privé, les coopératives formaient une composante dynamique de l’économie de la Saskatchewan. La plupart d’entre elles avaient émergé pendant l’entre-deux-guerres, comme solution de rechange aux entreprises à but lucratif administrées à partir du centre du Canada. Il y en avait de toutes les tailles, de la grande Saskatchewan Wheat Pool, avec ses centaines d’élévateurs à grain installés partout dans la province, aux petites caisses populaires, appartenant à des propriétaires locaux et gérées localement, qui desservaient pratiquement chaque ville. Douglas s’attendait à ce que les coopératives prennent au moins autant d’importance pour stimuler la croissance économique que le secteur privé et les sociétés de la couronne. Il créa donc le Department of Co-operation and Co-operative Development, qu’il dirigerait de 1949 à 1960. Cependant, au cours des années au pouvoir de la CCF, la relation entre son gouvernement et le mouvement coopératif ne satisferait jamais les aspirations de Douglas. De plus, de nombreux chefs et gérants de coopératives pensaient qu’il y avait trop de monde dans l’entourage de ce dernier, notamment Phelps, qui préférait la propriété publique à la coopérative.
Le gouvernement Douglas encouragea vivement les coopératives du nord de la Saskatchewan, où les Autochtones composaient la majorité de la population. Des coopératives de commercialisation des fourrures et du poisson virent le jour pour que les résidents cris, dénés et métis puissent mieux prendre en main leur destin. Même si Douglas, comparativement à d’autres premiers ministres, s’efforça davantage d’accroître les débouchés économiques des nations autochtones, ses politiques et programmes reflètent certaines attitudes coloniales typiques de l’époque.
Douglas avait fait des soins de santé sa priorité personnelle. Dans un geste inusité, il s’était nommé lui-même ministre de la Santé publique, poste qu’il conserverait jusqu’en 1949. Fidèle à sa promesse électorale selon laquelle l’argent ne devrait jamais représenter un obstacle pour recevoir des soins essentiels, il s’assura immédiatement que chaque assisté social puisse gratuitement aller à l’hôpital, obtenir un diagnostic et avoir accès à un médecin. Les traitements contre le cancer et la tuberculose devinrent également accessibles sans frais à tous les résidents. Douglas avait espéré au départ que le fédéral et les provinces arrivent à s’entendre sur un programme national universel de soins de santé. L’échec des discussions à la conférence fédérale-provinciale sur la reconstruction de 1945 anéantit ses espoirs, mais il resta déterminé à mettre sur pied un programme provincial. Il souhaitait ainsi prouver l’efficacité d’une telle politique et forcer le retour du gouvernement fédéral, sous la pression de l’opinion publique, à la table de négociation.
Après un examen novateur du système de santé provincial réalisé en 1944 par un professeur renommé de la Johns Hopkins University, Henry Ernest Sigerist, et le travail interne d’une équipe de fonctionnaires dévoués du Canada et des États-Unis, Douglas instaura une assurance-hospitalisation universelle le 1er janvier 1947. L’adoption du régime d’hospitalisation de la Saskatchewan, premier programme à payeur unique administré par le gouvernement en Amérique du Nord, précéda de 18 mois celle du National Health Service du Royaume-Uni. Financé par des primes annuelles obligatoires de 5 $ par personne (ou d’un maximum de 30 $ par famille), le régime remporta un vif succès, et des délégations d’experts de nombreux pays vinrent étudier ses structures administratives.
Lorsque combiné à tous les autres changements apportés dans les domaines des droits de la personne, du droit du travail, de la sécurité sociale et de l’éducation, le régime d’hospitalisation greva les capacités humaines et fiscales de la province. Pour beaucoup de citoyens, le programme du gouvernement semblait trop vaste, trop rapide. Peu après sa retraite de la politique, Douglas réfléchirait à cette période d’effervescence. Tout en avouant que le rythme des réformes avait probablement été excessif, il sentait qu’il n’aurait pu ni réfréner l’énergie que la CCF avait accumulée pendant ses nombreuses années dans l’opposition, ni décevoir les attentes réprimées des fidèles du parti. Néanmoins, il demeurait convaincu qu’avec les résultats des élections provinciales du 24 juin 1948, à l’issue desquelles le parti conserva sa majorité, mais perdit 16 sièges, une partie de la population avait lancé le signal de relâcher la cadence. « Seule une petite minorité se fait peut-être marcher sur les pieds, mais elle a tendance à s’en souvenir, déclara-t-il. Les nombreuses [personnes] que vous avez aidées ont tendance à oublier. »
De 1948 à 1952, l’intérêt de Douglas passa de la réforme sociopolitique au développement économique, afin de consolider les changements déjà opérés et d’assurer à son gouvernement la capacité à se maintenir au pouvoir pendant encore de nombreuses années. Il expliqua cette réorientation à l’Assemblée législative : « Nous sommes allés aussi loin que nous le pouvions en matière de sécurité sociale sans donner [à celle-ci] une meilleure assise économique. » Phelps subit la défaite en 1948. Douglas le remplaça en retirant le ministre Brockelbank des Affaires municipales pour lui confier les Ressources naturelles, nouveau ministère qui reçut la mission de repérer et de cartographier les régions susceptibles de contenir des ressources ; le secteur privé devait assumer le travail plus risqué de la prospection et de l’exploitation. Douglas souhaitait que la Saskatchewan Power Corporation, société publique, distribue le gaz naturel dans toute la province, en répartissant également les tarifs entre régions urbaines et rurales, même si ces dernières étaient plus coûteuses à desservir. Le cabinet hésitait à approuver cette politique en raison des échecs antérieurs de plusieurs entreprises de Phelps, mais Douglas persuada ses collègues que la firme administrerait cette ressource de façon efficace.
Le domaine de la santé enregistra aussi des progrès, moins substantiels toutefois que ceux du premier mandat. Le gouvernement Douglas étendit les services psychiatriques, fit construire des cliniques de santé mentale, et améliora la qualité de la gouvernance et du personnel dans les hôpitaux psychiatriques. Fort de son expérience à l’hôpital psychiatrique de Weyburn dans les années 1930, Douglas accordait personnellement beaucoup d’importance à l’amélioration de la qualité de vie des personnes atteintes de maladies mentales. Son gouvernement comptait parmi les plus efficaces de toutes les administrations provinciales dans l’utilisation des subsides fédéraux consacrés à la santé en vue d’accroître le nombre d’hôpitaux et de lancer des projets pilotes sur la prestation novatrice de services de prévention et de traitement dans la collectivité.
Les résultats électoraux légitimèrent la position de Douglas sur le besoin de consolidation : son gouvernement hausserait sa majorité en 1952 et la conserverait en 1956, malgré un déclin dans la proportion de sièges et de suffrages. Au cours des troisième et quatrième mandats de Douglas, la frénésie des années 1940 céda la place à une politique gradualiste. Le gouvernement affina son efficacité, se fondant sur un modèle de gouvernance et d’administration publique qui susciterait l’admiration dans tout le pays, et sa stratégie économique généra une croissance respectable, même si certains investisseurs privés restaient hésitants à injecter de l’argent dans la province. (Douglas croyait que l’aversion générale du milieu des affaires pour le socialisme, plutôt que les politiques fiscales de la CCF, retenait les investisseurs.) Soutenu par la prospérité, le gouvernement réalisa des surplus budgétaires chaque année, et la Saskatchewan Power Corporation entreprit un programme d’électrification rurale auquel, Douglas le savait, de nombreux résidents attachaient plus de valeur qu’à toute autre mesure instaurée par la CCF depuis son accession au pouvoir.
Tout en tirant une immense fierté du plan universel d’assurance-hospitalisation adopté en 1947, Douglas souhaitait aller beaucoup plus loin. Ultérieurement, il espérerait couvrir toutes les dépenses médicales essentielles. Le programme existant, qui englobait les soins hospitaliers, les diagnostics et les médicaments pour les patients, coûtait cher cependant, et tout ajout devrait attendre que le gouvernement en ait les moyens. Les années d’inaction suivantes éprouvèrent la patience tant de Douglas que des fidèles du parti. Une partie du problème venait du fait que le plan d’assurance-hospitalisation de la province, malgré sa popularité, n’avait pas mis autant de pression publique sur le gouvernement fédéral que Douglas l’avait espéré. Le gouvernement libéral dirigé par Louis-Stephen St-Laurent* ne se sentait pas contraint d’agir et préférait éluder la question. Il fallut attendre que les progressistes-conservateurs de John George Diefenbaker* prennent le pouvoir en 1957 pour que le fédéral assume une part des coûts du programme de la Saskatchewan, à partir du 1er juillet 1958. Douglas amorça immédiatement la planification d’une extension substantielle de la couverture qui inclurait les services des médecins.
À la lumière d’une étude interne approfondie, les fonctionnaires du gouvernement Douglas conclurent qu’il était judicieux d’élargir la couverture universelle en ajoutant d’abord aux soins hospitaliers les soins externes donnés par les médecins. À mesure que les ressources fiscales le permettraient, cette couverture pourrait s’appliquer aux médicaments d’ordonnance, puis aux soins à domicile, aux soins dentaires et à d’autres services médicaux. Douglas supposait que la nouvelle politique évoluerait pratiquement de la même façon que le plan d’assurance-hospitalisation. Il n’avait pas évalué le changement de climat politique à sa juste mesure et se heurta à un mur d’opposition. Dans les années 1950, la profession médicale, influencée par des médecins qui avaient quitté la Grande-Bretagne à cause de l’instauration du National Health Service, avait raffermi sa position contre ce qu’elle désignait de plus en plus par l’expression « médecine socialisée ». À la même époque, les neuf autres gouvernements provinciaux s’opposaient à ce qu’on appelait communément l’assurance-maladie, soit pour des raisons philosophiques, soit pour éviter le fardeau fiscal qu’elle imposerait.
Douglas voulait établir un système d’assurance à payeur unique pour les soins médicaux en Saskatchewan, semblable à celui de l’assurance-hospitalisation déjà en place : l’État paierait automatiquement toutes les factures des patients. Les médecins de la province préconisaient toutefois une formule à payeurs multiples, selon laquelle le gouvernement subventionnerait l’achat d’une assurance privée par les personnes très pauvres. La question de l’assurance-maladie domina les élections du 8 juin 1960 en Saskatchewan. Contrairement à son habitude, le corps médical s’érigea en participant direct. Le College of Physicians and Surgeons of Saskatchewan attaqua la CCF dans une farouche et coûteuse campagne publicitaire appuyée par l’Association médicale canadienne et l’American Medical Association, qui ne voulaient ni l’une ni l’autre qu’une entreprise pour une assurance-maladie à payeur unique ne s’implante en Amérique du Nord et crée un précédent. La CCF remporta tout de même sa cinquième victoire majoritaire en élisant 37 candidats sur 54 sièges (malgré une chute de 4 % de sa part des suffrages). Douglas sentit alors qu’il avait reçu le mandat clair d’instaurer une assurance-maladie selon ses conditions. Sa position politique en Saskatchewan se trouvait toutefois compliquée par le fait que la direction fédérale de la CCF avait commencé à répandre discrètement l’idée qu’il devrait quitter la fonction de premier ministre pour exercer un rôle de premier plan sur la scène nationale.
Au fédéral, en 1957, la CCF avait gagné 25 circonscriptions, mais, aux élections du 31 mars 1958, elle n’avait conservé que 8 sièges et son chef, Coldwell, n’avait pas été réélu. Après ces résultats désastreux, on amorça la formation d’un nouveau parti. Même si Douglas ne pouvait consacrer beaucoup de temps à la politique fédérale, il bénéficiait d’une influence considérable dans les affaires du parti national grâce à son statut d’unique premier ministre CCF. Par exemple, il avait participé directement au remplacement du manifeste de Regina de 1933 par la déclaration de principes de Winnipeg, moins farouchement socialiste, adoptée au congrès de la CCF tenu en août 1956.
La direction nationale de la CCF, présidée par l’avocat David Lewis et Knowles, ancien collègue de Douglas, avait pour objectif de remodeler le parti pour conquérir l’appui d’organisations syndicales de partout au pays. Douglas approuvait le principe sous-jacent à ce qu’on appelait alors le Nouveau Parti parce que, confia-t-il au Toronto Daily Star le 17 novembre 1958, il le considérait comme « un véhicule à bord duquel tous les groupes et individus de centre gauche pouvaient monter ». Il souhaitait que le Nouveau Parti s’affiche explicitement réformiste, qu’il adopte comme axe principal l’amélioration et l’expansion de l’État providence, qu’il bâtisse une économie offrant plus de possibilités d’emplois sûrs et qu’il procure à la classe ouvrière plus de pouvoir démocratique sur l’orientation future du pays. Il croyait le Canada destiné à revenir à un système bipartite : les progressistes-conservateurs absorberaient l’aile centre droite des libéraux et le Nouveau Parti accueillerait les libéraux aux valeurs sociales-démocrates. Le 22 février 1961, il expliqua sa pensée dans une lettre au maire de Winnipeg :
C’est précisément pourquoi certains d’entre nous sentent le besoin d’un Nouveau Parti. Les conditions qui ont engendré un socialisme doctrinaire n’existent plus. Que cela nous plaise ou non, nous nous dirigeons progressivement vers un État providence et la plupart des techniques de planification ont été intégrées dans notre économie. Keynes a prouvé qu’il était plus fort que Marx, et notre société possède tous les outils nécessaires pour promouvoir le plein emploi et un niveau de vie élevé sans les restrictions sévères envisagées il y a 30 ans.
Cependant, Douglas exprima de sérieuses appréhensions quant à la façon dont la direction nationale et les syndicats orchestraient ce qui deviendrait le Nouveau Parti démocratique (NPD). Il voulait que les associations provinciales et de circonscription de la CCF soient davantage mises à contribution pour que le NPD n’ait pas l’air d’un fait accompli imposé par le comité exécutif du Nouveau Parti et le Congrès du travail du Canada (CTC), la plus importante organisation syndicale du pays. Douglas pouvait sentir l’antipathie pour les « puissances syndicales », en particulier chez les agriculteurs qui avaient joué un rôle déterminant dans la création de la CCF. Selon lui, les fermiers et leurs organisations devaient former une composante essentielle du NPD, aussi exhorta-t-il la direction nationale de la CCF à prendre le temps nécessaire pour les y intégrer, « même si cela signifi[ait] de mettre sur pied un organisme particulier, tel un comité des agriculteurs pour l’action politique ». Il croyait que, à moins d’un travail plus considérable effectué « à la base », « l’alignement proposé » se solderait par un échec.
Au printemps suivant, au moment où Douglas distançait la CCF de la Saskatchewan du Nouveau Parti, la campagne en vue de le recruter pour la scène fédérale battait son plein. En réponse à une demande du caucus fédéral de la CCF en mars 1960, Douglas écrivit qu’il « appréciait » l’offre, mais que c’était « hors de question », car son « premier devoir » consistait à rester en Saskatchewan et à « mener à bien le programme », en particulier l’assurance-maladie. Sa détermination vacilla seulement quand il devint clair que Hazen Robert Argue*, député de la CCF de la Saskatchewan, se porterait candidat à la direction. Ce dernier succéda à Coldwell comme chef de la CCF en août 1960, se plaçant ainsi en position avantageuse pour accéder à la direction du Nouveau Parti. Au début de 1961, Lewis, Knowles et Claude Jodoin*, président fondateur du CTC, firent monter les enchères en annonçant publiquement leur appui à Douglas.
En privé, Douglas tenta de convaincre Lewis de se présenter, mais ce dernier et les autres membres de la direction de la CCF conclurent qu’on le percevrait comme le candidat des syndicats et Argue comme le candidat des agriculteurs. L’élection de l’un ou de l’autre diviserait donc le parti. Selon les membres de la direction, Argue, en particulier, trop carriériste et pas suffisamment social-démocrate, ne convenait pas pour le poste. (De plus, Lewis pensait qu’il nourrissait des sentiments anti-Québec.) Seul Douglas semblait capable d’unir les deux factions. Aspect encore plus important aux yeux de certains, lui seul possédait l’expérience de la direction et le charisme nécessaires pour rallier « les indécis et les sceptiques ». En avril 1961, Douglas accepta finalement de se présenter, mais seulement s’il recevait un appui massif des associations de circonscription de la CCF, de son caucus et de son cabinet. Même après l’afflux des lettres de soutien, il n’annonça sa décision de se porter candidat qu’au mois de juin. Il refusa alors de faire campagne, faisant observer qu’il valait mieux « que le poste recherche l’homme plutôt que l’homme recherche le poste ». Cette déclaration rendit Argue furieux, lui qui avait mené une campagne active.
Le congrès de fondation du NPD, tenu à Ottawa au début d’août 1961, donna lieu à une démonstration ouverte d’unité au sein du parti et à une publicité considérable. L’élection à la direction représenta un triomphe retentissant pour Douglas, qui obtint 1 391 voix contre 380 pour Argue. Il commença son discours de victoire en français par un appel à l’unité nationale et le termina dans un anglais éloquent avec une version légèrement modifiée de quelques vers du poète anglais William Blake. Ces mots traduisaient l’ardent désir de Douglas de créer un avenir meilleur pour tous les Canadiens : « Je ne cesserai pas mon combat intérieur / Et jamais mon épée ne dormira dans ma main / Jusqu’à ce que nous ayons bâti Jérusalem / Sur ces terres vertes et plaisantes. »
Avant de prendre les rênes du NPD à temps plein, Douglas devait retourner en Saskatchewan, où se préparait une tempête autour de l’assurance-maladie. De prime abord, il avait cru à un compromis possible avec la profession médicale ; en avril 1960, il avait mis sur pied une commission sur l’assurance-maladie, dirigée par l’ancien recteur de la University of Saskatchewan, le docteur Walter Palmer Thompson, à laquelle se joindraient trois médecins représentant le College of Physicians and Surgeons of Saskatchewan. On apprit que ces derniers avaient fait de l’obstruction à la commission Thompson (comme on la surnommerait), au point d’entraver son fonctionnement. Après plus d’une année de retards coûteux, Douglas força la commission à livrer un rapport intermédiaire, qui parut en septembre 1961. La majorité de ses membres appuyèrent la couverture universelle selon les conditions que le gouvernement avait envisagées au départ, tandis que les trois médecins et le seul représentant du milieu des affaires publièrent un rapport dissident qui rejetait l’assurance-maladie à payeur unique et prônait l’octroi de subventions gouvernementales aux citoyens incapables de s’offrir une assurance privée.
Sans se laisser démonter, Douglas présenta le projet de loi sur l’assurance-maladie à l’Assemblée législative en octobre, puis dirigea le débat en deuxième lecture. Le premier ministre répondit aux critiques de l’opposition sur le coût du programme :
Il me semble qu’on fait une pétition de principe quand on se demande si oui ou non la population de la province, ou la population du Canada, peut s’offrir un programme pour répartir le coût de la maladie sur la population entière. L’idée n’est pas nouvelle. Elle existe dans presque tous les pays d’Europe de l’Ouest [et,] dans beaucoup d’entre eux, depuis un quart de siècle […] Quand nous parlons des soins de santé, nous parlons de notre sens des valeurs. Pensons-nous que la vie humaine est importante ? Pensons-nous que les meilleurs soins médicaux accessibles sont une chose à laquelle les gens ont droit, en vertu du fait qu’ils appartiennent à une société civilisée ?
Après le débat, Douglas quitta son bureau de premier ministre pour assumer ses nouvelles responsabilités de chef du NPD national. Lloyd, qui lui succéda à titre de premier ministre, eut la tâche ardue de mettre en vigueur le programme d’assurance-maladie malgré l’opposition farouche de médecins.
Avec Douglas à leur tête, nombre de membres du parti s’attendaient à ce que le NPD puisse devenir l’opposition officielle, voire qu’il prenne le pouvoir. Douglas usait de plus de prudence. Il croyait que le NPD mettrait au moins un quart de siècle avant d’obtenir un appui suffisant – outre celui qu’il avait déjà des agriculteurs et des ouvriers – pour former un gouvernement. Il lui faudrait beaucoup de temps pour ancrer ses racines dans le centre et l’est du Canada, où on le considérait comme un parti protestataire de l’Ouest. Le NPD possédait toutefois peu d’argent et une capacité organisationnelle limitée. Quand Diefenbaker annonça des élections pour le 18 juin 1962, Douglas choisit de se porter candidat dans Regina City, en partie parce que la circonscription possédait un aéroport et qu’il devrait faire campagne dans tout le pays.
Dès le départ, deux facteurs jouaient contre Douglas. Premièrement, Diefenbaker et les progressistes-conservateurs demeuraient fort populaires en Saskatchewan, même si leur soutien déclinait dans le reste du pays. Deuxièmement, la bataille intense au sujet de l’assurance-maladie polarisait la population de la province comme jamais. Les forces anti-assurance accusaient Douglas d’avoir précipité l’adoption du programme pour l’utiliser en vue d’améliorer sa position sur la scène politique nationale. Au cours des semaines précédant les élections fédérales, les médecins de la Saskatchewan avaient affirmé qu’ils déclencheraient la grève dans toute la province pour empêcher l’instauration de l’assurance-maladie, prévue pour le 1er juillet. Malgré l’entrée en fonction de Lloyd comme premier ministre, Douglas apparaissait encore, tant par ses alliés que par ses ennemis, comme le principal responsable du programme de soins de santé.
Le soir des élections, Douglas subit le revers le plus cuisant de sa vie. Il avait beau avoir été premier ministre dans la capitale pendant 16 ans, il obtint moins de 29 % des voix dans Regina City. Pour le punir d’avoir instauré l’assurance-maladie et le mener à la défaite, de nombreux libéraux locaux avaient voté pour son adversaire progressiste-conservateur, qui remporta la victoire avec plus de 50 % d’appui. À l’échelon national, le NPD réussit à faire élire 19 membres, amélioration substantielle comparativement aux résultats de la CCF en 1958, mais bien au-dessous des attentes des fondateurs du Nouveau Parti. La plus grande déception arriva d’un sondage qui révéla bientôt qu’une bonne partie des travailleurs avaient voté pour les libéraux. L’envergure de la défaite ébranla Douglas, mais sa résilience et ses instincts de boxeur refirent surface dans son discours, quand il cita l’extrait d’une ballade de la frontière écossaise : « Continuez le combat, mes hommes, dit sir Andrew Barton, / Je suis blessé, mais je ne suis pas tué. / Je vais m’étendre et saigner un moment, / Puis je me relèverai et combattrai de nouveau. »
Douglas put trouver du réconfort dans deux événements survenus peu après les élections de 1962. En premier lieu, Lloyd et la CCF de la Saskatchewan réussirent à implanter l’assurance-maladie après avoir résisté à une grève de 23 jours des médecins. Puis, le député du NPD de Burnaby-Coquitlam, dans les basses terres continentales de la Colombie-Britannique, démissionna de son propre gré pour que Douglas puisse se présenter dans sa circonscription à l’élection partielle subséquente. Ce dernier remporta la victoire et poursuivit ses fonctions de chef du NPD. Les choses ne revinrent toutefois pas à la normale. Son image de vainqueur confiant avait été altérée définitivement aux yeux de certains membres du parti et nombre d’électeurs. On commença à chuchoter : Douglas n’avait pas l’air suffisamment moderne pour occuper le poste ; il parlait un français rudimentaire ; il passait mieux à la radio qu’à la télévision ; ses discours rustiques remontaient à une époque révolue. Certaines de ces critiques se répandirent plus largement après que le NDP n’eut remporté que 17 sièges aux élections du 8 avril 1963, à l’issue desquelles les libéraux de Pearson formèrent un gouvernement minoritaire. Le NDP améliorerait légèrement sa position le 8 novembre 1965 avec 21 sièges et une augmentation de 4,7 % du vote populaire.
En se préparant aux élections fédérales de 1968, certains membres du NPD s’inquiétèrent du fait que Douglas avait l’air usé comparativement à Trudeau, nouveau premier ministre libéral. Un jeune membre du NPD de l’Ontario, Stephen Henry Lewis (fils de David Lewis), avait déjà tenté de convaincre Douglas qu’il valait mieux pour le parti qu’il démissionne. En privé, Douglas confia au parti qu’il livrerait bataille aux élections de 1968, puis qu’il passerait le flambeau au congrès du NPD de l’année suivante. Même si la « trudeaumanie » mena les libéraux à un pouvoir majoritaire le 25 juin, le NDP tira son épingle du jeu en remportant 22 sièges, malgré un point en moins dans les suffrages. Douglas perdit toutefois sa circonscription de Burnaby-Seymour, nouvellement redessinée, et sa recherche d’une autre circonscription retarda sa démission. En février 1969, il gagna haut la main l’élection partielle dans la circonscription Nanaimo-Cowichan-The Islands en Colombie-Britannique. Par la suite, les cadres du parti et lui commencèrent à planifier une transition ordonnée à la direction ; il garderait son poste jusqu’en 1971.
L’opposition ne tenait pas seulement aux résultats électoraux, bien entendu, et Douglas y excella de nombreuses façons. Il se surpassa d’éloquence pour pousser vers la gauche les programmes des gouvernements Pearson et Trudeau. Comme Pearson dirigeait un gouvernement minoritaire, Douglas put utiliser le pouvoir du NPD pour aider à faire adopter le Régime de pensions du Canada et exhorter le cabinet divisé de Pearson à soutenir une formule fortement universelle d’assurance-maladie dans la Loi sur les soins médicaux de 1966. Quand les libéraux reportèrent la mise en vigueur du programme du 1er juillet 1967 au 1er juillet 1968, Douglas critiqua la décision et maintint la pression pour s’assurer qu’il n’y aurait pas d’autres délais. Les politiques des libéraux subirent également l’influence des anciens membres de la « mafia de la Saskatchewan » devenus hauts fonctionnaires au sein des gouvernements de Pearson et de Trudeau. Johnson, par exemple, joua un rôle important dans l’instauration de l’assurance-maladie nationale, la révision de la sécurité sociale et l’expansion de l’enseignement postsecondaire par des transferts de fonds fédéraux.
Les années 1960 apportèrent des changements sociaux et politiques marquants. Un élan anticolonialiste secoua le monde, et Douglas se fit un ardent défenseur de ce qu’il considérait comme des mouvements de libération luttant pour l’autodétermination contre des pouvoirs impériaux. Il s’opposa avec véhémence à ce qui représentait, à ses yeux, un soutien complice du gouvernement fédéral pour les États-Unis dans la guerre du Viêtnam, et sympathisa avec les Vietnamiens dans leurs combats séculaires contre le colonialisme de la Chine, de la France, puis, selon lui, des États-Unis. Il préconisait une solution internationale au conflit et maintenait que les grandes puissances devaient cesser d’utiliser le Viêtnam comme substitut pour leurs propres objectifs et tenter plutôt de « planifier une paix sur la base d’une garantie » de la « neutralité territoriale » de ce pays. En 1967, la fille aînée de Douglas, Shirley Jean, actrice, était partie vivre à Hollywood avec son mari acteur, Donald McNichol Sutherland. Eux aussi se prononçaient ouvertement contre la guerre. En outre, Shirley Jean soutenait le mouvement politique afro-américain connu sous le nom de Black Panthers. Deux ans plus tard, on l’accusa de conspiration pour possession d’explosifs non enregistrés. Douglas se rendit immédiatement à Los Angeles pour l’aider. À une conférence de presse, il déclara : « Je suis fier du fait que ma fille croie, tout comme moi, que les enfants affamés doivent être nourris, qu’ils soient Black Panthers ou républicains blancs. » Pour sa part, Shirley Jean affirmait que le programme politique des Black Panthers ressemblait beaucoup à celui du NPD et que, simplement, les membres « voulaient le droit de porter des armes pour défendre leurs foyers ». On l’acquitta.
Au nom du gouvernement fédéral, la direction de la sécurité de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) scruta les activités antiguerre de Douglas dans les années 1960. Cette surveillance avait une longue histoire : des dossiers de la GRC, déclassifiés en 2006, révéleraient que Douglas avait fait l’objet d’espionnage de la fin des années 1930 jusque dans les années 1980. La mission première de l’organisme consistait à découvrir s’il entretenait des liens avec le Parti communiste du Canada (PCC). Une évaluation interne du dossier, datée de 1980, affirme ceci : « Douglas est personnellement connu de gauchistes, de pacifistes et de membres du PCC et leur est associé depuis des années. Il a permis à de nombreuses occasions que son nom soit publiquement lié au soutien de dossiers parrainés par des groupes de gauche. » Après avoir admis qu’« il est difficile de déterminer la pleine ampleur de la sympathie et de l’engagement ou de l’influence, le cas échéant, que ces groupes ou leurs philosophies ont sur lui », l’évaluation conclut néanmoins ainsi : « [I]l y a beaucoup de choses que nous ne savons pas au sujet de Douglas et le dossier devrait être conservé afin de relier toute nouvelle information qui pourrait nous aider à réunir les pièces de ce casse-tête. » En réalité, il régna toujours de lourdes tensions dans la relation entre la CCF-NPD et le PCC. Douglas prit en effet la parole à des rassemblements auxquels participaient des communistes, parce qu’il croyait que tous les citoyens avaient le droit de s’exprimer librement et de protester pacifiquement. Il craignait néanmoins que toute infiltration communiste perçue dans son parti permette à ses adversaires de l’associer faussement aux régimes totalitaires de l’Europe de l’Est, de l’Union soviétique et de la Chine. Dans le même esprit, de nombreux communistes canadiens considéraient la CCF-NPD démocratique et non révolutionnaire comme, au dire d’un cadre supérieur communiste, « l’un des principaux obstacles à l’établissement du socialisme au Canada ».
À la fin des années 1960, le Front de libération du Québec (FLQ) recourut à la violence, entre autres à un attentat à la bombe à la Bourse de Montréal en 1969, dans le but de réaliser l’indépendance du Québec du reste du Canada. En octobre 1970, le FLQ enleva un diplomate britannique, James Richard Cross, puis le ministre du Travail du Québec, Pierre Laporte*. Après que le gouvernement Trudeau eut invoqué la Loi sur les mesures de guerre, qui suspendait les libertés civiles et accordait à la police des pouvoirs accrus pour l’arrestation de suspects, le FLQ assassina Laporte. Douglas se joignit aux libéraux et aux progressistes-conservateurs pour condamner le meurtre, mais il devint le critique le plus virulent des tactiques de Trudeau, déclarant : « Le gouvernement […] mobilise un canon pour tuer une mouche. »
Son opposition souleva de vives protestations dans la population, car la vaste majorité des Canadiens à l’intérieur et à l’extérieur du Québec appuyaient Trudeau dans son application de la ligne dure contre le FLQ au moyen de la Loi sur les mesures de guerre. Des foyers de soutien solide à ce geste résidaient même au sein du NPD et, dans sa propre circonscription, Douglas affronta la colère de nombreux partisans précédemment loyaux. Des années plus tard, avec le recul et une réévaluation de l’usage de cette loi, la position controversée de Douglas serait validée sur les plans tant des droits de la personne que des principes politiques. En 2012, Eric William Kierans*, membre du cabinet de Trudeau pendant la crise, rappellerait : « C’était Tommy Douglas du NPD qui se levait à la Chambre, jour après jour, et martelait que le gouvernement brimait les libertés civiles et, si vous me demandez aujourd’hui pourquoi je ne me tenais pas debout à ses côtés, je ne peux que dire que je n’en sais diablement rien. Il a fait preuve d’un courage politique du plus haut niveau. »
Au congrès du NPD tenu à Ottawa en avril 1971, Douglas céda la place à David Lewis, celui qui aurait dû, à son avis, devenir chef une décennie auparavant. Dans son allocution, Douglas énuméra les réalisations du parti pendant son mandat, en mettant en lumière la pression que son caucus avait exercée sur les gouvernements de Pearson et de Trudeau pour promouvoir les pensions, les soins de santé, le logement et l’environnement. Depuis sa fondation, le NPD avait doublé le niveau de soutien populaire accordé à la CCF et triplé sa représentation à la Chambre des communes. Néanmoins, assumer les rôles de chef du troisième parti d’opposition et de critique dut paraître à Douglas moins gratifiant que de diriger un gouvernement et d’instaurer des réformes.
Même si Douglas resta à la Chambre des communes, il prit soin de ne pas s’ingérer dans la direction de Lewis. En 1972, par exemple, il se tut quand Lewis expulsa du parti le Waffle (vestige nationaliste de l’aile gauche du NPD), même s’il avait fait relativement preuve d’ouverture aux idées et stratégies de cette faction durant ses années à la tête du parti. Au même moment, il accéda à la présidence de la Douglas-Coldwell Foundation, récemment créée, nommée en son honneur et en celui de Coldwell, son vieil allié de la CCF. Douglas avait défini la mission de l’organisme ainsi : « [P]ermettre à ceux qui soutiennent des idées radicalement différentes au sujet du socialisme démocratique de les soumettre sans crainte d’être taxés d’hérétiques, ou d’avoir à demander à un parti politique d’accepter la responsabilité des idées qu’ils préconisent. » Douglas prit toutefois parti sur certaines questions. Il se déclara en faveur de Lewis quand celui-ci approuva les politiques fiscales de Trudeau sur le pétrole et le gaz, alors que le premier ministre NPD de la Saskatchewan, Allan Emrys Blakeney*, s’y opposait. De plus, en 1975, Douglas appuya la candidature de John Edward Broadbent à la direction du parti et présida sa campagne à titre honoraire, ce qui, étant donné le statut de Douglas comme éminence grise du NPD, consterna les autres candidats et déclencha une contestation de certains membres.
Quand Douglas renonça à son siège à la Chambre des communes en 1979, après 45 ans de vie publique, il avait 74 ans. Après sa démission, il installa son bureau dans la capitale à la Douglas-Coldwell Foundation et continua de donner des conférences à divers événements. Il avait le temps de profiter de longs dîners à un de ses restaurants favoris, rue Metcalfe, près de sa fondation. À la surprise de certains de ses anciens partisans, il siégea au conseil d’administration de la Husky Oil Limited, en partie parce que cette société était l’une des rares entreprises canadiennes dans un secteur dominé par des multinationales américaines.
Douglas put enfin consacrer du temps à des loisirs. Irma May et lui achetèrent une maison d’été au bord de la rivière Gatineau, près de Wakefield, au Québec, où leurs petits-enfants venaient souvent leur rendre visite. Ils prenaient également des vacances de six semaines en Floride pour échapper à l’hiver canadien, mais cette période heureuse et magnifique ne durerait pas longtemps.
Au milieu de 1981, Douglas se découvrit atteint d’un cancer incurable. Quand il participa au congrès du NPD à Regina en juillet 1983, la maladie l’avait émacié, mais il y donna l’un des discours les plus visionnaires de sa vie. Il reçut un tonnerre d’applaudissements qui sembla interminable. Le parti qu’il avait servi si longtemps lui exprimait sa reconnaissance profonde.
Le 24 février 1986, Thomas Clement Douglas mourut du cancer à son domicile, à Ottawa. Les chefs de tous les partis politiques assistèrent aux obsèques. Dans son éloge funèbre, John King Gordon, militant NPD de longue date, le décrivit « comme un homme intègre » et louangea sa « clarté de pensée » et son « respect des valeurs ». Sur un ton neutre, pince-sans-rire, il nota ensuite son « appréciation de la relation dialectique entre la vérité et l’absurdité que nous appelons humour ». Le premier ministre, Martin Brian Mulroney, et le chef libéral, John Napier Turner*, menèrent une ovation pour lui rendre hommage. On l’inhuma au cimetière Beechwood d’Ottawa, aux côtés de nombreuses personnes qui avaient consacré leur vie à servir leur pays. L’instigateur de l’assurance-maladie avait disparu, mais, une génération plus tard, on se souviendrait de lui comme la plus grande personnalité canadienne.
Les Provincial Arch. of Saskatchewan (PAS), à Regina, et Bibliothèque et Arch. Canada (BAC), à Ottawa, se partagent la plus grande partie de la documentation primaire sur la vie politique de Thomas Clement Douglas, conformément à un accord passé entre celui-ci et les deux centres d’archives. Le T. C. Douglas fonds aux PAS (F 117) contient de l’information sur ses années à titre de premier ministre de la Saskatchewan ; le Tommy Douglas fonds à BAC (R3319-0-1) couvre sa carrière au Parlement et ses fonctions de chef du Nouveau Parti démocratique. Des numérisations de sources primaires relatives à Douglas, à la Fédération du Commonwealth coopératif (CCF) de la Saskatchewan et aux élections provinciales de 1944 sont accessibles sur le site Web des PAS à : www.saskarchives.com/CCF_in_Saskatchewan.
Douglas n’a jamais rédigé ses mémoires, mais en 1958, il a accordé, au journaliste C. H. Higginbotham, une série d’entrevues que L. H. Thomas a ensuite publiées dans un ouvrage s’apparentant à une autobiographie : The making of a socialist : the recollections of T. C. Douglas (Edmonton, 1982). En 1981 et en 1982, Douglas a participé à des entretiens avec Jean Larmour pour un projet d’histoire orale sur le gouvernement CCF de la Saskatchewan ; les milliers de pages de transcription qui en ont résulté se trouvent aux PAS, R-1214 (Larmour, Jean file). Certains discours de Douglas ont été reproduits dans Tommy Douglas speaks : till power is brought to pooling, L. D. Lovick, édit. (Lantzville, C.-B., 1979). Des réflexions sur la vie de Douglas, exprimées parfois par des gens ayant beaucoup travaillé avec lui pendant sa carrière en politique et au gouvernement, figurent dans Ed Whelan et Pemrose Whelan, Touched by Tommy : stories of hope and humour in the words of men and women whose lives Tommy Douglas touched (Regina, 1990).
Il existe maintes biographies de Douglas, mais leur contenu est souvent répétitif et, en grande partie, d’un style hagiographique. Tommy Douglas : the road to Jerusalem (Edmonton, 1987), de T. H. McLeod et son fils Ian McLeod, surpasse les autres. McLeod père, l’un des plus proches conseillers de Douglas en Saskatchewan, a utilisé un grand éventail de sources pour produire la biographie qui demeure, à ce jour, la plus fouillée et détaillée sur la vie de l’homme dans ses fonctions de ministre du culte et de politicien. Les McLeod ont synthétisé leur livre dans le chapitre qu’ils ont consacré à Douglas dans Saskatchewan premiers of the twentieth century, G. L. Barnhart, édit. (Regina, 2004). Une autre biographie digne de mention, et sans doute la plus lue, est celle écrite par D. F. Shackleton, Tommy Douglas (Toronto, 1975). Le journaliste Robert Tyre, qui s’est opposé à la philosophie politique de Douglas et à son gouvernement CCF, a écrit la première biographie – et la plus critique – de l’homme politique, et ce, pendant la crise entourant la mise en œuvre du projet d’assurance-maladie dans la province : Douglas in Saskatchewan : the story of a socialist experiment (Vancouver, 1962).
Un certain nombre de biographies, qui fournissent cependant très peu d’information nouvelle, ont paru depuis les années 1990, dont : Dave Margoshes, Tommy Douglas : building the new society (Toronto, 1999) ; Walter Stewart, The life and political times of Tommy Douglas (Toronto, 2003) ; et Vincent Lam, Tommy Douglas (Toronto, 2011). A. W. Johnson et Rosemary Proctor, Dream no little dreams : a biography of the Douglas government of Saskatchewan, 1944–1961 (Toronto et Buffalo, N.Y., 2004) constitue la seule étude savante sur le gouvernement Douglas ; elle permet de comprendre l’homme lui-même et donne le plus important compte rendu sur la manière dont il a organisé son gouvernement, son cabinet et la bureaucratie afin de mettre en place un des plus ambitieux programmes de réformes après la guerre jamais réalisés par un gouvernement provincial au Canada. La publication de John Richards et Larry Pratt, Prairie capitalism : power and influence in the new west (Toronto, 1979), contient de l’information fort utile sur le gouvernement CCF de la Saskatchewan. Une réimpression de 1948 d’une brochure présentant le programme électoral CCF de 1944 est accessible à : peel.library.ualberta.ca/bibliography/7005.html.
On trouve des renseignements supplémentaires dans des biographies rédigées par des contemporains de Douglas, notamment : Dianne Lloyd, Woodrow : a biography of W. S. Lloyd (s.l., 1979) ; Susan Mann Trofimenkoff, Stanley Knowles : the man from Winnipeg North Centre (Saskatoon, 1982) ; et Norman Ward et D. [E.] Smith, Jimmy Gardiner : relentless Liberal (Toronto et Buffalo, 1990). Les transcriptions des débats parlementaires légendaires entre Douglas et Gardiner, à la fin des années 1930 et au début des années 1940, sont accessibles à : Bibliothèque du Parlement, « Ressources parlementaires historiques canadiennes » : parl.canadiana.ca (consulté le 23 janv. 2020). La Canadian Broadcasting Corporation (CBC) a produit une minisérie télévisée en deux parties, qui dépeint la rivalité historique entre les deux hommes, sous le titre Prairie giant : the Tommy Douglas story (vidéo, s.l., 2006 ; accessible à youtu.be/OgIhMczSYV0). La CBC en a toutefois interrompu la diffusion et l’a vendue à des distributeurs étrangers, après avoir reçu des critiques sur les inexactitudes historiques et des plaintes, notamment de la petite-fille de Gardiner, pour le portrait injuste et erroné de ce dernier qui y était dressé.
Gregory P. Marchildon, « DOUGLAS, THOMAS CLEMENT (dit Tommy Douglas) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 21, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 10 déc. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/douglas_thomas_clement_21F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/douglas_thomas_clement_21F.html |
Auteur de l'article: | Gregory P. Marchildon |
Titre de l'article: | DOUGLAS, THOMAS CLEMENT (dit Tommy Douglas) |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 21 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 2021 |
Année de la révision: | 2021 |
Date de consultation: | 10 déc. 2024 |