ACOUTSINA (on a écrit aussi Acountsina), Inuite, âgée d’environ 20 ans en 1717, esclave d’Augustin Le Gardeur de Courtemanche au poste de traite de ce dernier à la baie de Phélypeaux (préalablement baie des Espagnols et aujourd’hui baie de Brador) sur la rive nord du Saint-Laurent, à l’entrée du détroit de Belle-Isle. Elle y demeura de 1717 à 1719. Comme sa jeune compagne, dont nous ignorons le nom, elle remplit le rôle d’aide familiale.
Acoutsina apprit suffisamment le français pour servir d’interprète, à l’occasion, et enseigner des rudiments d’inuktitut au successeur de Courtemanche, son beau-fils, François Martel* de Brouague. Les écrits de Brouague et d’Antoine-Denis Raudot la désignent habituellement comme « la jeune esclave », « la jeune sauvagesse », « l’esquimaude » (ce qui fait remonter cette forme grammaticale au début du xviiie siècle au moins), « l’esquimaute », « l’esquimote ».
La jeune Inuite était la fille du chef Ouibignaro. Ce dernier vint au fort de la baie de Phélypeaux en 1719, et en ramena sa fille. Il était alors accompagné de nombreux Inuits et d’un autre chef, Camerlique, qui semble d’origine européenne, si l’on interprète bien les dires de la jeune fille. On possède très peu de renseignements sur ces trois personnes. Les récits d’Acoutsina, relevés à l’époque et connus seulement à l’état de manuscrit, comportaient également de brèves descriptions des mœurs et légendes des Inuits. Acoutsina fit part notamment à ses ravisseurs de l’existence dans le Nord d’êtres « sans fondement » et de « pygmées » ; elle amena ainsi Raudot à croire que certains récits de Jacques Cartier*, réputés mythiques, pourraient n’être pas dépourvus de toute réalité.
Le problème qui se pose d’abord est de savoir si Acoutsina et les siens sont bien des Inuits. J. A. Burgesse, en effet, a démontré que les « Esquimaux » du premier registre d’état civil du domaine de Tadoussac étaient des Papinachois ou Naskapis (de la famille algique). Le mot esquimau, un vocable français du début de la colonie, dérive d’un mot algique eisimeow (ou l’équivalent), signifiant « mangeur de viande crue ». Ce mot, à l’origine, ne s’appliquait donc pas seulement aux Inuits, mais également à des Autochtones nordiques comme les Naskapis. On pourrait croire plutôt qu’Acoutsina et les siens sont des Béothuks habitant Terre-Neuve, que les premiers colons européens appelaient « Peaux-Rouges » ; ceux-ci disparurent entièrement quand Shawnadithit* mourut en captivité en 1829.
Ces deux hypothèses doivent être éliminées. Acoutsina et ses gens sont bien des Inuits. Les faits suivants nous permettent de l’affirmer. Courtemanche comme son contemporain Pierre Constantin* et leur prédécesseur Louis Jolliet* avaient établi des postes de traite aux confins du territoire inuit entre le détroit de Belle-Isle et Mingan. Leur but était même de nouer des relations amicales avec ce peuple et de le faire entrer dans le cercle du commerce français. Ils rencontrèrent fréquemment des Inuits et tentèrent d’organiser avec eux le troc. Ils ne pouvaient se méprendre sur leur identité, ayant à leur service des Montagnais (Innus) parlant un dialecte étroitement apparenté à celui des Naskapis. Ces Montagnais n’auraient pas pu se méprendre sur l’appartenance ethnique des dits Inuits et, d’autre part, ils connaissaient très bien les Béothuks, confinés alors au centre de Terre-Neuve. Les noms des Autochtones, transcrits après avoir passé par une oreille formée à la phonétique française, subissaient des déformations inévitables ; cependant les trois noms cités plus haut s’interprètent aisément comme des vocables inuits. D’après Roderick MacGregor, Acoutsina semble une transformation d’akutsiarq, qui pourrait se traduire par « le beau tablier » (aku désignant l’expansion postérieure de l’anorak de la mère). Le mot le plus rapproché d’Ouibignaro est uiviquartok, signifiant « porté à être malcommode ». Enfin, Camerlique trouve une explication dans kamilik, signifiant « il a des bottes ». Pour quiconque est initié à l’inuktitut, où le phonème r se réduit souvent à un seul roulement très ténu, les deux formes semblent presque des homonymes. Ces noms, d’autre part, sont bien dans l’esprit inuit. Brouague, qui a appris d’Acoutsina à parler un peu l’inuktitut, cite de son vocabulaire le mot annanâ qui, dans cette langue, signifie « mère ». Enfin, plusieurs traits ethnologiques décrits par Acoutsina sont des caratéristiques de la culture inuite.
Acoutsina et Ouibignaro – car il faut omettre Camerlique, probablement d’origine étrangère – ne semblent pas les seuls Inuits à avoir été en contact avec les Français à cette époque. En effet, une lettre du père François, du 20 octobre 1732, comprend ce passage : « Je comptois avoir l’honneur de vous faire une ample relation de ce qui concerne les sauvages esquimauds, mais elle sera des plus succintes, car voyez tout ce que j’ay pu tirer de la jeune femme esquimaude qui demeure à Beauport, qui n’étant pas encore bien au fait de la langue française ne sçavoit s’exprimer comme il faut, ni même bien comprendre les demandes qu’on luy fit. » Suivant les quelques renseignements que l’on peut glaner dans cette lettre, il est évident qu’il s’agit d’Inuits et non de Naskapis ou de Béothuks. À cette époque, seuls les Inuits pouvaient venir piller les pêcheurs français sur la rive nord du Saint-Laurent.
L’histoire d’Acoutsina et ses dires permettent de jauger les relations euro-inuites un siècle après l’établissement de la colonie française. Des trois familles linguistiques de l’est du pays (l’algique, l’huronne-iroquoise et l’inuite), seuls les peuples de langue inuite restèrent longtemps hostiles à l’élément européen. Leur territoire côtier, de caractère subarctique, se rendait, au sud-ouest du détroit de Belle-Isle, jusqu’aux environs des îles Mingan. Au-delà, à l’Ouest, vivaient leurs ennemis traditionnels, les Montagnais, qu’ils désignaient d’ailleurs toujours dans leur langue par des termes de mépris qui signifient « qui a des lentes » (erpalik) ou « l’ennemi ». Morutiers saisonniers et Inuits empiétaient les uns sur les autres. Les Inuits voulaient profiter de l’occasion pour se procurer des clous et, à l’instar des Béothuks de Terre-Neuve, ils ne voyaient rien de plus pratique que de brûler les embarcations.
Toutefois, les postes français du détroit de Belle-Isle tentèrent d’établir avec les Inuits des contacts amicaux afin d’organiser la traite. C’est alors qu’entre en scène le sieur de Courtemanche. Le 16 octobre 1716, M. Lair, aumônier de Courtemanche, écrit de la baie de Phélypeaux à Mme de Courtemanche, alors à Bayonne : « qu’il faut employer tous les moyens imaginables pour apprivoiser les Eskimaux. Les moyens sont : 1) défendre aux Français de tirer sur eux. 2) de tacher d’en attirer ou attraper quelques uns, de leur faire toutes sortes de bons traitements et de les renvoyer avec desprésents pour eux et pour leurs compatriotes. 3) d’engager quelques François hardi et d’adroit d’aller chez eux pour tacher de les gagner, ou du moin pour engager les François que l’on croit être parmi eux car des déserteurs s’abandaient parfois avec les indigènes de les persuader d’avoir commerce avec les François. Pour cet effet promettre de donner de bonnes récompenses à ces François [...] ».
Il semble que Mme de Courtemanche fut une femme forte qui avait son mot à dire dans les affaires du poste. On peut se demander si l’aumônier ne cherchait pas à obtenir d’abord l’acquiescement de la maîtresse de maison pour gagner ultérieurement son mari. À moins qu’il n’ait pris à son compte un projet de Courtemanche pour le faire mieux accepter par l’épouse. Les deux hypothèses se posent.
À l’automne de 1716, Courtemanche rencontre des Inuits et les engage à revenir l’année suivante pour faire la traite. Le 25 mai 1717, ils sont fidèles au rendez-vous et viennent camper à une portée de canon du fort. Avec 18 hommes (Français et Montagnais), Courtemanche rallia le camp inuit où on menaçait de lui faire un mauvais parti. Pendant qu’il exhortait le chef, les Autochtones se sauvèrent dans leurs chaloupes, les femmes les premières, bientôt rejointes par les hommes, qui commencèrent à tirer des flèches sur les Français. Courtemanche intercepta donc une chaloupe occupée par 12 personnes et réussit à s’emparer d’une femme, de deux jeunes filles et d’un petit garçon. Ce dernier mourut peu de temps après, dûment baptisé.
Après la mort de Courtemanche en juin 1717, son beau-fils Brouague dirige désormais le poste de traite de la baie de Phélypeaux. Pendant les deux années qui suivirent, on ne revit plus les Inuits. Les lettres de Brouague ne mentionnent plus la femme, mais seulement les deux jeunes filles, et surtout la plus vieille des deux, Acoutsina, âgée de 18 à 20 ans. L’une et l’autre demeuraient toujours au poste en 1719.
Dans l’intervalle, Brouague (lettre du 9 septembre 1718) s’appliquait à apprendre l’inuktitut d’Acoutsina, qui demeurait auprès de Mme de Courtemanche. Acoutsina « a toujours grand envie de retourner à sa nation », écrit Brouague en septembre 1718. « Je lui ay fait esperer pour sa consolation, ajoute-t-il, que l’on la remettroit entre les mains de ses parents ».
Ce qu’elle avait appris de français permit à Acoutsina de communiquer à ses ravisseurs des renseignements sur les coutumes des Inuits, et également des traits mythiques ou des légendes. Elle leur fit part également de l’établissement parmi eux de certains Européens, dont le matelot naufragé que l’on aurait appelé « le bonhomme Nicolas » et avec qui l’administration de Québec tenta de se mettre en rapport. La correspondance de Raudot renferme une lettre, postérieure à 1717, au « bonhomme Nicolas » pour solliciter sa collaboration dans l’œuvre de rapprochement des deux peuples. La lettre parvint-elle à destination, nous n’en savons rien, d’autant moins que nous ignorons si le personnage a réellement existé.
En septembre 1719, devenu commandant « de toute la coste de Bras d’Ort avec pouvoir d’y régler les différents », Brouague rapporte les faits suivants : ses éclaireurs, constamment à l’affût, lui ont rapporté la présence d’Inuits à l’île aux Bois, occasion attendue depuis longtemps. Laissant ses gens à distance, il s’avance sans armes vers les Inuits, simplement accompagné d’Acoutsina, qui se fait connaître. Son père, le chef Ouibignaro, est du groupe. Au coucher du soleil, il accompagne Brouague jusqu’au fort, le priant de lui laisser sa fille qu’il ramènera le lendemain. Une trentaine d’Inuits viennent alors les rejoindre et festoyer au fort. Ouibignaro reconnaît dans la jeune compagne d’Acoutsina une parente et réclame les deux jeunes filles, ce à quoi Brouague acquiesce de bonne grâce. Aux élans de reconnaissance à l’adresse de Mme de Courtemanche, qui avait bien traité les jeunes filles dans les circonstances, s’ajoute toutefois une note pessimiste. Camerlique, l’un de leurs principaux chefs malgré son origine étrangère (si les renseignements d’Acoutsina sont exacts), déclare qu’il faut les tuer tous, y compris Mme de Courtemanche. Acoutsina se met à pleurer, mais on la rassure aussitôt et les Inuits promettent même de ne plus brûler les chaloupes des pêcheurs français. Au cours de la réunion, l’aumônier Lair – sans doute le professeur de français d’Acoutsina – lui passe son livre pour qu’elle donne aux siens une démonstration de ses connaissances. Après l’échange de cadeaux, on se sépare et avec cela finit l’histoire d’Acoutsina, dont on n’entendit plus parler.
Les Inuits ne revinrent pas ou plutôt ils continuèrent leurs déprédations contre les pêcheurs français, puis les pêcheurs anglais, et cela jusqu’au moment où des missionnaires protestants de l’Europe centrale, descendants spirituels de Jan Huss, les frères moraves, vinrent, 50 ans plus tard, s’établir sur la côte du Labrador.
Les lettres du sieur de Brouague, principale source de tous les renseignements sur Acoutsina, Camerlique et Ouibignaro, se trouvent aux AN, Col., C11A, 109 ; le volume 122, de la même série, contient divers documents dont des lettres de Raudot, qui correspondent, sauf de légères variantes, aux lettres 44–89 de la Relation par lettres de l’Amérique septentrionale, années 1709 et 1710, Camille de Rochemonteix, édit. (Paris, 1904). Le texte des lettres de Raudot dans C11A se termine par ces mots : « Icy la fin par M. Raudot le fils. Je vous ay déjà envoyé la 1ere partie et la moitié de la seconde. » À cette note, Pierre Margry ajoute : « Cette relation est faite par Raudot le fils sur le mémoire du Sr de Louvigny pour ce qui regarde les sauvages. Vois sa lettre du 24 7bre 1709. » Il y a d’autres lettres de Brouague dans la série C11A, 37, f.405 ; 41, ff.57–63 ; 43, ff.149–161. [j. r.]
Mémoire de M. de Brouague, commandant pour le roi à la cote de Labrador [...], RAPQ, 1922–23 : 368–374.— La Morandière, Hist. de la pêche française de la morue.— J. A. Burgesse, Esquimaux in the Saguenay, Primitive Man (Washington), XXII (1949) : 23–32.— Charles de La Morandière, Les Français au Labrador au xviiie siècle, Académie de marine, Communications et mémoires, II (Paris, 1956–1957) : 24–59.— Jacques Rousseau, Le dernier des Peaux-Rouges, Cahiers des Dix, XXVII (1962) : 47–76 ; L’origine et l’évolution du mot esquimau, Cahiers des Dix, XX (1955) : 179–198.
Jacques Rousseau, « ACOUTSINA (Acountsina) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 2, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 6 nov. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/acoutsina_2F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/acoutsina_2F.html |
Auteur de l'article: | Jacques Rousseau |
Titre de l'article: | ACOUTSINA (Acountsina) |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 2 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1969 |
Année de la révision: | 2023 |
Date de consultation: | 6 nov. 2024 |