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ANGLIN, FRANCIS ALEXANDER, avocat et juge, né le 2 avril 1865 à Saint-Jean, Nouveau-Brunswick, fils de Timothy Warren Anglin* et d’Ellen McTavish ; le 29 juin 1892, il épousa à Toronto Harriett Isabell Fraser, et ils eurent deux fils et trois filles ; décédé le 2 mars 1933 à Ottawa.
La famille de Francis Alexander Anglin, que l’on appelait Frank, immigra à Saint-Jean en 1849, durant la disette de pommes de terre en Irlande. Son père, Timothy Warren, était un journaliste bien en vue et un porte-parole des catholiques irlandais du Nouveau-Brunswick. Il fonda à Saint-Jean le Weekly Freeman, important journal catholique de la colonie, et y collabora. À la naissance de Frank, il était député de la Chambre d’assemblée, luttant en vain pour maintenir le Nouveau-Brunswick hors de la Confédération. Il remporta ensuite un siège comme indépendant dans le nouveau Parlement fédéral, devint un éminent membre du Parti libéral, puis, après l’accession d’Alexander Mackenzie* au poste de premier ministre, il exerça la fonction de président de la Chambre de 1874 à 1878. Sa seconde épouse, Ellen, lui donna dix enfants, dont Frank était l’aîné.
Les Anglin étaient des personnes talentueuses. Le frère de Frank, Arthur Whyte, deviendrait un avocat de renom. Deux de ses sœurs, Mary Margaret* et Eileen, acquerraient une grande notoriété en tant qu’actrices de théâtre. Mary Margaret fut la première vedette canadienne de Broadway ; elle faisait des tournées en Amérique du Nord et en Australie. Frank était un excellent chanteur. Il songea à entreprendre une carrière en musique et, après avoir opté pour le droit, il fut baryton soliste pendant de nombreuses années dans diverses chorales. Également compositeur, il présenta son propre arrangement du Salve Regina (avec mezzo-soprano ou baryton solo) et de l’Ave Maria à la cathédrale St Michael de Toronto, où il chantait souvent à l’occasion d’événements importants.
Frank et Arthur Whyte fréquentèrent le collège Sainte-Marie de Montréal, établissement bilingue administré par des jésuites, puis le collège d’Ottawa, où Frank obtint sa licence ès arts en 1885. Les deux frères s’installèrent ensuite à Toronto pour suivre des cours à l’école de droit Osgoode Hall et, grâce aux relations de leur père dans le Parti libéral, ils travaillèrent comme stagiaires chez Blake, Lash, and Cassels, cabinet d’Edward Blake* et de Zebulon Aiton Lash*. Ils étaient tous deux de brillants étudiants : Frank accéda au barreau en 1888, remportant une médaille d’argent à son examen d’admission, et on décerna la médaille d’or à son frère deux ans plus tard. Ils décidèrent de pratiquer le droit à Toronto, mais leurs carrières prirent des directions très différentes. Frank s’associa à Dennis Ambrose O’Sullivan*, notable catholique, et desservit sa propre communauté religieuse, tandis qu’Arthur Whyte demeura avec la société qui deviendrait Blake, Lash, Anglin, and Cassels, l’un des grands cabinets qui offrait ses services aux gens d’affaires de la ville, majoritairement protestants. Pour cette raison, Frank n’eut jamais autant de travail ni de revenus qu’Arthur Whyte.
En 1892, Frank épousa Harriett Isabell Fraser. Quand son père écrivit à John Sweeny*, évêque de Saint-Jean, pour lui annoncer cette union, il mentionna que son fils aîné ne disposait pas encore d’un revenu important, « mais [qu’il était] très travailleur et attentif aux affaires et [qu’il avait] de grandes ambitions ». O’Sullivan mourut cette année-là et, peu après, Anglin s’associa à George Dyett Minty, partenariat éphémère. En 1894, Anglin avait déjà fondé un nouveau cabinet avec James Woods Mallon, diplômé de la University of Toronto, sous le nom d’Anglin and Mallon. Leur pratique était variée : ils servaient de conseillers juridiques dans des affaires commerciales et successorales, et d’avocats dans des poursuites civiles. Ils négociaient aussi des prêts et des hypothèques pour leurs clients, et prêtaient de l’argent à des taux faibles. Le cabinet ne connaissait cependant qu’un succès modeste, et les deux associés se mirent à chercher une source de revenus plus stable. Après la mort de Timothy Warren Anglin, en mai 1896, Frank reprit le poste de greffier qu’occupait celui-ci à la cour de surrogate de l’Ontario. Il le conserva pendant trois années pour accroître son revenu et tenta aussi d’obtenir du travail à titre de procureur de la couronne dans un certain nombre de causes criminelles.
Anglin put accéder à ces postes grâce à ses relations politiques. Suivant les traces de son père, il était devenu militant libéral très jeune. Il songea pendant quelque temps à se lancer en politique et, en 1895, appuyé par le chef du parti Wilfrid Laurier*, il se porta candidat dans Renfrew South. N’ayant pas reçu l’investiture, il renonça à la quête d’une charge publique. Il avait été témoin de la situation critique de son père, avocat fougueux et ancien président de la Chambre, qui trouva difficilement du travail par la suite (en fait, il semble que Frank et Arthur Whyte avaient persuadé le gouvernement de sir Oliver Mowat* d’accorder à leur père le poste de greffier).
Anglin demeura néanmoins un partisan dévoué du parti. Il était un militant infatigable et un excellent orateur : par exemple, aux élections fédérales de 1896, Dilman Kinsey Erb, candidat porte-étendard des libéraux élu dans Perth South, estima que le discours d’Anglin en sa faveur était « le meilleur qu’il avait entendu durant la campagne ». Après ce scrutin, Anglin figurait, selon le Toronto Daily Star, parmi les « hommes politiques éminents » présents à Ottawa au moment où Laurier, le nouveau premier ministre, formait son cabinet. Le fait qu’Anglin était un porte-parole de la communauté irlandaise catholique, comme son père, le rendait particulièrement précieux pour le parti. La presse lui demanda son avis d’expert sur des controverses comme la question des écoles du Manitoba [V. Thomas Greenway*] et il présida à des cérémonies en honneur de membres du clergé, chanta aux funérailles de notables coreligionnaires et représenta les écoles catholiques au Toronto Board of Education.
Les activités politiques d’Anglin étaient en quelque sorte un moyen pour arriver à une fin, celle de convaincre Laurier de le nommer juge. Il s’intéressait réellement au droit et avait rédigé de nombreux articles sur des questions juridiques, ainsi qu’un livre, Limitations of actions against trustees and relief from liability for technical breaches of trust, publié à Toronto en 1900. Il pensait qu’il serait un bon juge et connaissait la sous-représentation des catholiques dans la magistrature assise en Ontario : au tournant du siècle, ceux-ci n’occupaient que six postes, soit moins de 10 % du total pour la province, même si les catholiques constituaient presque 18 % de la population. En 1897, il avait commencé à écrire des lettres à Laurier afin de demander un poste de juge et encouragea d’autres Irlandais catholiques à intervenir en sa faveur auprès du premier ministre. Parmi ses supporteurs, on comptait les archevêques de Toronto, d’Ottawa et de Kingston, les évêques d’Alexandria, de Peterborough et de Pembroke, de nombreux prêtres et plusieurs députés. En fait, tant de gens écrivirent à Laurier qu’en 1900 celui-ci finit par prévenir l’un d’eux : « S’il continue à me harceler de lettres de tous les coins de la province, je refuserai carrément de lui donner un poste. » Anglin comprit le message. Il se consacra davantage à améliorer son profil et à rendre service au Parti libéral. Cette tactique semble avoir porté fruit : il fut nommé conseiller du roi en 1902 et siégea la même année comme juge suppléant à Gore Bay, en remplacement de Thomas Ferguson de la Haute Cour de justice de l’Ontario.
En 1903, James Woods Mallon quitta le cabinet Anglin and Mallon, et commença à travailler au ministère du Procureur général provincial en qualité d’inspecteur des cabinets juridiques et des bureaux d’enregistrement. Il avait ainsi finalement réussi à obtenir la source de revenus fiable qu’il cherchait depuis longtemps. Anglin y arriverait bientôt à son tour. Cette année-là, le gouvernement de l’Ontario créa une quatrième division de la Haute Cour de justice, celle de l’Échiquier. Cette expansion ouvrit trois nouveaux postes de juges ; Anglin obtint l’un d’entre eux l’année suivante, tout comme John Idington*, de Stratford. À 63 ans, Idington était beaucoup plus âgé qu’Anglin qui, à 39 ans, devint l’un des plus jeunes juges de l’Ontario. Rapidement, les deux hommes siégeraient à la Cour suprême du Canada. Idington fut promu après seulement une année à la Haute Cour ; Anglin y demeura cinq ans, et se révéla à la fois compétent et énergique. Il entendit de nombreuses causes, écrivit des jugements bien reçus et trouva même le temps en 1906 de remplir la fonction de commissaire pour la révision des lois de la province.
Au début de 1909, James Maclennan, juge de la Cour suprême, prit sa retraite à l’âge de 75 ans. On offrit d’abord son poste à Featherston Osler, doyen des juges puînés de la Cour d’appel de l’Ontario, mais celui-ci, sur le point de partir à la retraite, le refusa. Le 23 février, Anglin accéda donc à la plus haute cour du Canada. Le Canadian Law Times affirma qu’à titre de juge, il avait « donné toute satisfaction à la profession juridique ». L’article poursuivait ainsi : « Il a toujours été aimable et, souvent à son détriment, il a entrepris des travaux extrêmement intéressants pour la profession juridique. Son départ pour la Cour suprême à Ottawa représente manifestement une perte pour la magistrature de l’Ontario. »
Anglin laissa rapidement et clairement voir qu’il serait un membre conservateur de la Cour suprême. Dans Stuart c. Bank of Montreal (1909), avec le juge en chef sir Charles Fitzpatrick*, sir Louis Henry Davies* et Lyman Poore Duff*, il forma la majorité qui trancha qu’une décision antérieure liait la cour même s’il existait une base valide qui aurait permis de s’en éloigner. Cinq ans plus tard, dans Quong-Wing c. le Roi, les mêmes juges s’appuyèrent sur un arrêté antérieur de la cour pour rejeter la contestation d’une loi de la Saskatchewan qui prohibait l’emploi de femmes blanches dans des lieux d’affaires ou de divertissement tenus ou administrés par des « Chinamen ». La question que devaient trancher les juges ne portait pas sur l’approbation de la loi par la cour, mais sur le droit de l’Assemblée législative de la province de la promulguer. Affichant son indépendance, Idington exprima son désaccord dans les deux cas. Le formalisme d’Anglin et la dissidence d’Idington à ce sujet se révéleraient une caractéristique récurrente des jugements subséquents de la Cour suprême.
Juge prudent et attaché à la tradition, Anglin ne s’opposait pas pour autant à tout changement. En 1910, par exemple, même s’il ne siégeait à la cour que depuis un an, il suggéra une modification de sa structure qui aurait permis la nomination de juges suppléants pour alléger la charge de travail en cas de maladie ou de congé. Il apprit qu’une telle innovation ne serait pas bienvenue, et le gouvernement Laurier ne tint pas compte de sa proposition.
Politiquement, les jugements de la Cour suprême étaient parfois délicats. Dans ces occasions, comme il arriva en 1918, Anglin se rangeait généralement du côté du gouvernement. En avril de cette année-là, un décret du cabinet fédéral révoqua une exemption de service militaire accordée par le gouvernement de sir Robert Laird Borden à George Edwin Gray, jeune fermier célibataire du nord de l’Ontario. Gray refusa de se présenter pour le service et on l’arrêta. Il demanda alors une ordonnance d’habeas corpus, alléguant que la délégation du pouvoir législatif du Parlement au cabinet en vertu de la Loi sur les mesures de guerre de 1914 était inconstitutionnelle et, par conséquent, que le décret était invalide. Le sous-ministre de la Justice, Edmund Leslie Newcombe, s’adressa personnellement à Anglin pour que l’ensemble de la Cour suprême entende la requête de Gray afin d’obtenir une décision exécutoire. Anglin émit les avis de convocation nécessaires, publiés dans le Globe. Les six juges entendirent la cause le 18 juillet 1918. Seul Idington prit le parti de Gray. Anglin se joignit au reste de la cour en confirmant la validité de la délégation de pouvoir en vertu de ladite loi. Le juge en chef Fitzpatrick, au nom de la majorité, donna une justification terrifiante de la résolution en soutenant que « la sécurité du pays [était] la loi suprême sur laquelle aucune autre loi ne [pouvait] prévaloir ». La décision Gray fut l’un des derniers jugements de Fitzpatrick. En octobre 1918, il démissionna et, même si on avait laissé entendre qu’Anglin pourrait être désigné pour le remplacer, le choix se porta plutôt sur Davies, plus âgé et expérimenté.
Anglin prit fermement position pour un gouvernement fédéral fort dans In re Board of Commerce Act (1920). L’enjeu était la Loi des coalitions et des prix raisonnables, 1919, qui autorisait une commission de commerce à enquêter sur les profits tirés de la vente des biens de première nécessité et, au besoin, à les prohiber [V. William Francis O’Connor]. La Cour suprême était divisée à égalité sur la question du droit du gouvernement fédéral de promulguer une telle loi. Anglin rédigea un jugement solide qui confirmait la loi en vertu des pouvoirs fédéraux en matière de commerce et de ses pouvoirs résiduels (la disposition « Paix, Ordre et bon Gouvernement »), mais le comité judiciaire du Conseil privé de Londres, au contraire, déclara la loi anticonstitutionnelle. De nombreux experts appuieraient le jugement d’Anglin et estimeraient que le comité judiciaire n’aurait pas dû l’invalider.
Cette dernière instance recevrait mieux le jugement d’Anglin quant au renvoi relatif à la réglementation et au contrôle de la radiocommunication au Canada (1931). Le gouvernement fédéral soumit à la Cour suprême la question de la constitutionnalité de sa Loi du radiotélégraphe, selon laquelle la communication radio relevait de sa compétence. Anglin, Newcombe et Robert Smith confirmèrent la loi, tandis que John Henderson Lamont et Thibaudeau Rinfret* s’y opposèrent. Anglin conclut que, parce que la communication radio n’était pas expressément mentionnée dans l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867, elle tombait dans la catégorie des pouvoirs résiduels fédéraux et n’était pas, comme le prétendait la province de Québec, de compétence provinciale. Il ajoutait, de manière plus controversée, que la réglementation fédérale de cette technologie constituait une nécessité. Le Conseil privé accepta le jugement de la Cour suprême en s’appuyant sur le premier argument d’Anglin.
Parfaitement bilingue, Anglin était sensible au fait que la Cour suprême devait se prononcer sur des questions relevant du Code civil de la province de Québec, et ce, même s’il n’avait reçu, comme la plupart des membres de la cour, qu’une formation en common law. Dans son jugement relatif à Desrosiers c. R. (1920), rendu à la majorité, il affirmait que les décisions relevant de la common law anglaise ne devaient pas être citées comme faisant autorité dans des causes de la province de Québec qui ne dépendaient pas des principes dérivés de la loi britannique. Dès lors, Anglin appuya constamment ses collègues francophones dans leur traitement d’affaires relevant du Code civil.
En 1923, le Canada proposa Anglin comme candidat à la Cour internationale de justice à La Haye ; il ne fut pas retenu. Cependant, il recevrait bientôt un plus grand honneur, et plus près de chez lui. Au début de 1924, la maladie empêchant sir Louis Henry Davies d’assumer ses fonctions de juge en chef, le premier ministre William Lyon Mackenzie King* commença à lui chercher un successeur. Son premier choix, Eugene Lafleur*, avocat distingué mais vieillissant de Montréal, déclina l’offre. King ne se contenta pas d’un refus et demanda au gouverneur général lord Byng de le convaincre d’accepter. Quand Davies mourut, le 1er mai, il n’avait pas encore réussi à obtenir l’assentiment de Lafleur. Le 8 septembre, King insista en vain une fois de plus : « Vous êtes le seul homme au Canada qui puisse répondre […] aux besoins les plus impératifs de notre pays. »
Beaucoup s’interrogeraient : pourquoi le premier ministre n’avait-il pas tout simplement désigné Lyman Poore Duff, largement reconnu comme le meilleur juge de la cour ? Incontestablement, Duff bénéficiait d’une réputation internationale : en 1919, on l’avait nommé au comité judiciaire du Conseil privé, seul juge puîné canadien à avoir reçu cet honneur, et fait visiteur honoraire officiel de la prestigieuse Harvard Law School. King, cependant, se méfiait de la sympathie de Duff pour le Parti conservateur et le considérait, non sans raison, comme un alcoolique. Le 12 septembre, King nota dans son journal qu’Anglin, autre choix logique au poste de juge en chef, était « étroit d’esprit, [avait] des manières déplaisantes, [était] très vaniteux, mais travailleur, fiable et honnête, un vrai libéral dans son cœur ». On ne sait pas exactement ce qui, dans les manières d’Anglin, rebutait tant King. Des années plus tard, Charles Murphy, député irlandais catholique d’Ottawa, confierait toutefois à un ami qu’Anglin était notoirement connu sous les sobriquets de « chef Paw-Knee » et « Garter-Snapper » (coureur de jupons). Murphy ajouta qu’il n’avait « jamais entendu dire qu’il ait contribué à quoi que ce soit de constructif ou d’utile pour qui ou quoi que ce soit d’irlandais », et insinua que l’attachement d’Anglin à son héritage n’avait été qu’un moyen de faire mousser sa carrière.
Malgré ses réticences, King finit par offrir le poste à Anglin, dont l’assermentation en qualité de juge en chef de la Cour suprême du Canada eut lieu le 16 septembre 1924. Sa relation avec Duff, qui n’avait jamais été amicale, devint encore plus distante. Cependant, cette nomination ne mécontentait pas tout le monde. Le pape Pie XI fit Anglin chevalier commandeur de l’ordre de Saint-Grégoire-le-Grand et, six ans plus tard, l’éleva au rang de chevalier grand-croix du même ordre. Cette promotion satisfit Anglin, bien sûr : ambitieux depuis toujours, il la reçut comme une reconnaissance de sa valeur à la Cour suprême. Ces années constituèrent pour lui une période enivrante. En 1925, on l’élut membre de l’Inner Temple à Londres, honneur rare pour un juge canadien, et, l’année suivante, on le présenta au roi George V et à la reine Mary au palais de Buckingham. Quand le gouverneur général lord Willingdon [Freeman-Thomas*] s’absenta du Canada en 1927, Anglin devint son adjoint et on le désignait par le titre « Son Excellence ». Quand la sœur d’Anglin, Mary Margaret, alors étoile de Broadway, vint lui rendre visite, ils célébrèrent leur succès ensemble.
Une chose déplaisait à Anglin : son tribunal jouait un rôle secondaire derrière le comité judiciaire du Conseil privé, en Angleterre. Que des juges de l’extérieur du pays puissent infirmer des jugements de la plus haute cour du Canada le dérangeait. Le fait qu’on pouvait, avec permission, déférer le jugement de n’importe quelle cour d’appel provinciale directement au Conseil privé, court-circuitant entièrement la Cour suprême, le troublait encore plus. En tant que juge en chef, il avait pourtant été nommé membre du comité judiciaire du Conseil privé et pouvait y siéger ; peu lui importait. Il croyait fermement que son tribunal devait constituer l’ultime cour d’appel au Canada. En 1926, il envoya un mémoire à King dans lequel il demandait de mettre fin au rôle du comité judiciaire du Conseil privé, alléguant qu’à titre de pays autonome et de fait indépendant, le Canada devait régler ses litiges sur son propre sol. La requête resta sans suite, et il faudrait attendre 23 ans avant la fin des appels au comité judiciaire du Conseil privé.
Anglin tirait fierté de ses jugements soigneusement documentés, bien structurés et fermement appuyés sur des précédents juridiques. Que d’autres critiquent ou rejettent son travail le blessait profondément. Cela arriva avec l’affaire « personne », au cours de laquelle la Cour suprême dut déterminer si les femmes étaient des « personnes qualifiées » pour être nommées au Sénat. La cause fut entendue en 1928, à la suite des représentations de cinq femmes : Henrietta Louise Edwards [Muir], Mary Irene Parlby [Marryat*], Helen Letitia McClung [Mooney*], Louise McKinney [Crummy] et Emily Gowan Murphy [Ferguson]. Ces dernières choisirent, comme conseiller, Newton Wesley Rowell*. Anglin ne nia pas que les femmes étaient des personnes. « Il ne peut y avoir de doute, concéda-t-il, qu’à première vue, le mot “personnes”, employé seul, inclut les femmes. » Le mot, dans ce cas, n’était cependant pas utilisé seul, mais dans l’expression « personnes qualifiées ». S’appuyant sur des arrêtés antérieurs de tribunaux de l’Empire britannique, il conclut que les femmes n’étaient pas qualifiées pour siéger au Sénat. Les autres juges, Duff, Lamont, Smith et Pierre-Basile Mignault*, soutinrent cette décision et choisirent de livrer un jugement strictement correct en s’en tenant à la loi telle qu’on l’interprétait alors. S’il devait y avoir un changement, pensaient-ils, il fallait qu’il vienne du Parlement, et non de la Cour suprême.
En appel, toutefois, lord Sankey, du comité judiciaire du Conseil privé, vit les choses différemment. Il critiqua Anglin pour avoir présenté « une construction étroite et technique » de la question, et favorisa une « interprétation large et libérale » de la constitution canadienne, qu’il comparait à « un arbre vivant capable de croissance et d’expansion à l’intérieur de ses limites naturelles ». Il cassa donc la décision, au grand mécontentement d’Anglin. C’était exactement le genre de situation qu’Anglin avait cherché à empêcher en proposant qu’on mette fin aux appels devant le comité judiciaire du Conseil privé : un tribunal étranger venait effectivement de modifier la constitution canadienne sans passer par un processus politique légitime.
Ne pouvant contester lui-même le verdict, Anglin poussa George Frederick Henderson, éminent avocat d’Ottawa, à publier un article cinglant dans la Canadian Bar Review de Toronto. Défendant le point de vue d’Anglin, Henderson fit observer que des précédents juridiques liaient la Cour suprême, contrairement au comité judiciaire du Conseil privé, qui avait obéi à des considérations d’intérêt public et d’opportunisme politique. Anglin accepta à contrecœur la position de Sankey, mais fit de son mieux pour en limiter l’application. En 1931, dans la cause Town of Montreal West c. Hough, on demandait à la Cour suprême d’accorder à la mère d’un enfant illégitime le droit d’intenter une poursuite pour les dommages subis à la suite de la mort de l’enfant, en s’appuyant sur le fait que les attitudes de la société à l’égard de ces enfants avaient changé. Anglin refusa ; évoquant l’article de Henderson, il statua que « les tribunaux doivent attendre l’action du Parlement, à qui il appartient exclusivement de déterminer ce que devrait être la loi ».
Depuis au moins deux ans, Anglin n’allait pas bien. En 1929, il s’était absenté, espérant qu’un séjour prolongé dans les Antilles lui permettrait de se rétablir, mais en vain. Cet automne-là, King nota que le juge en chef, « affaibli », avait « perdu toute sa vivacité ». Au cours des trois années suivantes, Anglin demanda et obtint plusieurs autres congés. Des rumeurs se mirent à circuler sur son incapacité. Il le savait et était sensible à ce qu’il percevait comme des tentatives de l’écarter en faveur de Lyman Poore Duff. En 1932, le gouverneur général, lord Bessborough [Ponsonby*], fit une tournée vice-royale et désigna Duff comme adjoint parce qu’Anglin était à l’extérieur du pays. Le juge en chef revint plus tôt que prévu ; il fut tellement outré qu’il écrivit une lettre de protestation officielle, alléguant que le gouverneur général n’avait pas le droit de nommer une autre personne que lui.
En janvier 1933, King, alors chef de l’opposition, nota dans son journal qu’Anglin ne pouvait plus parler et prédit qu’il n’en avait plus pour longtemps. « Il est bien triste, ajoutait King, de voir un homme renoncer au travail de sa vie. Anglin n’a que 68 ans, [c’est] un esprit fin, mais trop vaniteux. » Le gouvernement du premier ministre Richard Bedford Bennett* s’inquiéta, avec raison, du fait que le juge en chef ne pouvait plus remplir ses fonctions, et laissa entendre à Anglin que, s’il ne quittait pas son poste volontairement, une enquête sur ses capacités serait lancée. Devant cette perspective, Anglin donna sa démission. Il mourut deux jours après qu’elle eut pris effet.
À la mort de Francis Alexander Anglin, le ministre de la Justice Hugh Guthrie déclara que ses nombreux jugements « demeurer[aient] longtemps comme références dans la jurisprudence canadienne ». Cette appréciation ne se concrétisa pas. Anglin laissa le souvenir d’un technicien juridique travailleur et compétent, mais sans imagination. Parmi les décisions de la Cour suprême, son opinion rédigée dans l’affaire « personne » est l’une des plus décriées et ridiculisées. Malheureusement, elle deviendrait son legs le plus marquant.
En plus de l’écriture du livre mentionné dans la biographie, Francis Alexander Anglin a composé Salve Regina (Saviour, have mercy) : solo for mezzo-soprano or baritone (Toronto, 1900) et Ave Maria, infant redeemer : song (Toronto, 1902), et a rédigé plusieurs articles sur des sujets juridiques, dont : « Mortgagee, mortgagor and assignee of the equity of redemption », Canadian Law Times (Toronto), 14 (1894) : 57–77 ; « Revival by codicil », Canadian Law Times, 18 (1898) : 25–39, 49–61 ; « Extra-territorial criminal legislation of Canada », Canadian Law Times, 19 (1899) : 1–19, 38–45 ; et « The extinguishment of easements », Canadian Law Times, 20 (1900) : 279–293. Une liste complète de ses publications se trouve dans le dossier d’Anglin conservé au DCB.
BAC, R4923-0-0, Charles Murphy à Emmet J. Mullally, 8 avril 1935 ; R10811-0-X.— Arch. du Barreau du Haut-Canada (Toronto), 1-5-1-2 (Convocation fonds, common, barristers’ and benchers rolls) ; 1-5-5 (Convocation fonds, attorneys rolls 1849–1892 common pleas) ; PF79 (James Woods Mallon fonds).— Globe, 11, 18 févr., 2 avril 1895 ; 5 mai, 3 nov. 1896 ; 5 août., 14 oct., 30 nov. 1898 ; 10, 16, 23 mars 1904 ; 14 févr., 3 mars 1933.— Toronto Daily Star, 21 mars, 10 juill. 1896 ; 11 oct. 1897 ; 5 févr. 1898 ; 5 nov., 27 déc. 1900 ; 18 sept., 27 oct. 1924 ; 13 févr., 4 mars 1933.— W. M. Baker, Timothy Warren Anglin, 1822–96 : Irish Catholic Canadian (Toronto et Buffalo, N.Y., 1977).— Robert Brown, The house that Blakes built (Toronto, 1980 ; exemplaire aux Arch. du Barreau du Haut-Canada).— The Canadian law list (Toronto), 1890, 1895, 1900.— Canadian men and women of the time (Morgan ; 1912).— Cour suprême du Canada, la Cour suprême du Canada et ses juges, 1875–2000 : un livre commémoratif ([Toronto], 2000).— National encyclopedia of Canadian biography, J. E. Middleton et W. S. Downs, édit. (2 vol., Toronto, 1935–1937), 1.— « Promotion of Mr. Justice Anglin », Canadian Law Times, 29 (1909) : 304.— R. J. Sharpe et P. I. McMahon, The persons case : the origins and legacy of the fight for legal personhood (Toronto et Buffalo, 2007).— J. G. Snell, « Frank Anglin joins the bench : a study of judicial patronage, 1897–1904 », Osgoode Hall Law Journal (Toronto), 18 (1980) : 664–673.— J. G. Snell et Frederick Vaughan, The Supreme Court of Canada : history of the institution ([Toronto], 1985).— Standard dict. of Canadian biog. (Roberts et Tunnell), 1.— D. R. Williams, Duff : a life in the law (Vancouver, 1984) ; « Eugene Lafleur », dans Just lawyers : seven portraits (Toronto, 1995), 18–55.
C. Ian Kyer, « ANGLIN, FRANCIS ALEXANDER », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 16, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 2 oct. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/anglin_francis_alexander_16F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/anglin_francis_alexander_16F.html |
Auteur de l'article: | C. Ian Kyer |
Titre de l'article: | ANGLIN, FRANCIS ALEXANDER |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 16 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 2019 |
Année de la révision: | 2019 |
Date de consultation: | 2 oct. 2024 |