TEGANISSORENS (Decanesora), chef onontagué très important, orateur et diplomate ; il joua un rôle considérable dans les rapports entre Anglais, Français et Iroquois, de 1675 à 1725.
On retrouve souvent le nom de Teganissorens au cours de cette période dans la correspondance des gouverneurs du Canada et dans les documents des archives d’Albany, où il est question des négociations avec les Cinq-Nations. Cadwallader Colden, auteur de The History of the Five Indian Nations Depending on The Province of New York in America, dont la première partie parut en 1727, l’avait en haute estime, car il avait pu apprécier personnellement l’étendue de ses dons. Il écrit : « Pendant de longues années Decanesora connut, au sein des Cinq-Nations, la réputation d’un habile orateur, et il fut souvent le porte-parole des siens, lors des négociations avec les Français et avec les Anglais [...]. Il s’exprimait avec facilité, sa diction était agréable, et il aurait connu le même succès dans n’importe quel pays. Il était bien de sa personne et ses traits, à mon avis, rappelaient ceux de Cicéron. »
À travers les allusions, les brèves mentions qui sont faites ici et là, se dessine le portrait d’un homme doué d’une forte personnalité, dont la conduite était toujours empreinte de dignité, un homme fort intelligent, capable de mener adroitement les négociations dont il était chargé, aussi à l’aise à la table richement garnie du gouverneur à Québec qu’auprès du feu du conseil des Cinq-Nations à Onondaga. C’était un homme dont les Français, tout comme les Anglais, parlaient avec respect, voire déférence.
Déjà bien avant l’époque où vécut Teganissorens, la ligne de conduite adoptée par les Cinq-Nations avait été déterminée en grande partie par la région où ils demeuraient. Les tribus qui se rattachaient à la famille linguistique des Iroquois étaient principalement réparties dans trois régions. À l’ouest du lac Simcoe, il y avait les Hurons et les Pétuns, ou nation du Tabac ; les Neutres résidaient dans la péninsule du Niagara ; au sud du lac Ontario, la région qui s’étend vers l’est jusqu’au lac Champlain était le domaine des Cinq-Nations, qui comprenaient, d’est en ouest, les Agniers, les Onneiouts, les Onontagués, les Goyogouins et les Tsonnontouans. À l’ouest du territoire des Cinq-Nations, il y avait les Ériés, ou Chats, conquis et assimilés vers la fin du xviie siècle par les Tsonnontouans et les Goyogouins. Au sud, enfin, se trouvaient les Andastes ou Susquehannahs, qui s’unirent aux Tsonnontouans vers 1670. Les Cinq-Nations se battaient aussi bien contre les tribus iroquoises qui les entouraient, sauf les Neutres, que contre les Algonquins. Au début du xviie siècle, ils avaient conclu un accord commercial avec les commerçants hollandais du fort Orange, sur le fleuve Hudson. Les Anglais s’emparèrent de la Nouvelle-Amsterdam en 1664, rebaptisèrent la colonie du nom de New York, et fondèrent un établissement, avec un comptoir commercial, à Albany. Ils conclurent alors avec les Iroquois une entente militaire et commerciale que l’on désigna sous le nom de Covenant Chain. Les Hurons et les Algonquins, eux, s’étaient, quelques années plus tôt, associés aux Français demeurant à Québec pour la traite des fourrures. Les haines ancestrales ne firent que s’envenimer du fait de ces alliances économiques et militaires avec des puissances européennes rivales. Après de longues années de guerre, les Cinq-Nations arrivèrent à ruiner l’empire commercial des Hurons et voulurent chasser les Français de la vallée du Saint-Laurent. Leur ambition était de s’arroger le rôle d’intermédiaire dans le commerce des fourrures de l’Ouest. Mais comme leurs ennemis indiens étaient infiniment plus nombreux, il leur fallut avoir recours à la ruse, à la terreur, à la trahison même, pour arriver à diviser leurs ennemis et à les détruire un par un. Pour ce faire, il leur fallait neutraliser un de leurs adversaires en entamant des pourparlers de paix, pendant que leurs guerriers concentraient leurs forces contre une autre tribu. Il fallait aussi briser les alliances qui s’étaient formées contre les Cinq-Nations en semant la discorde ou en négociant des traités de paix séparés. Comme on peut le voir, la diplomatie comptait autant que la stratégie militaire et un fin politique iroquois comme Teganissorens jouait un rôle aussi important que le plus valeureux des guerriers.
En 1682, après l’attaque des Iroquois de l’Ouest contre les Illinois et les Miamis, alliés de la France, Teganissorens se rendit à Montréal et arriva à convaincre le gouverneur Louis de Buade* de Frontenac que les Iroquois n’avaient nullement l’intention de nuire aux Français et, de cette façon, empêcha une contre-attaque éventuelle. L’année suivante, il vint à Québec, et lorsque le successeur de Frontenac, Le Febvre* de La Barre, l’interrogea avec plus d’insistance, Teganissorens avoua que les Iroquois étaient bien décidés à anéantir la nation des Illinois, et déclara avec fierté : « Ils ont fait couler notre sang, ils méritent bien la mort. »
Mais une fois encore il assura le gouverneur que les Cinq-Nations ne voulaient nullement la guerre avec la France et ses autres alliés. Puis, en 1684, les Tsonnontouans pillèrent quelques canots français et attaquèrent le fort français de Saint-Louis-des-Illinois (le Rocher). La Barre entreprit immédiatement une campagne, malheureusement vouée à l’échec, et dut accepter les conditions de paix humiliantes que lui imposa le chef onontagué, Otreouti*. Louis XIV, apprenant la chose, rappela La Barre et le remplaça par Jacques-René de Brisay de Denonville qui, à la tête de son armée, envahit le territoire des Tsonnontouans en 1687 et incendia leurs villages, amenant ainsi les Cinq-Nations, l’année suivante, à accepter une cessation générale des hostilités. Mais, lorsque la guerre éclata entre la France et l’Angleterre en 1689, les Iroquois, sûrs de l’appui des Anglais, rassemblèrent toutes leurs forces et lancèrent des attaques violentes contre les établissements canadiens, dans le but d’anéantir pour de bon la colonie.
Au cours des premières années, ils connurent des succès considérables et infligèrent de lourdes pertes aux Français, mais ces derniers, en fin de compte, l’emportèrent. Et les Cinq-Nations, en 1693, commencèrent à négocier la paix, séparément, avec les Français et leurs alliés. Ils espéraient ainsi semer la discorde et y gagner quelque répit. Frontenac, redevenu gouverneur général en 1689, était disposé à étudier leurs propositions et accepta la trêve offerte en 1694, mais il insista pour que Teganissorens fasse partie de la délégation iroquoise. Pendant ce temps, Teganissorens, se faisant l’interprète des Iroquois, informa le gouvernement d’Albany que son peuple se verrait forcé de faire la paix avec les Français si on ne leur accordait pas un appui plus considérable. Au même moment, des ambassadeurs iroquois rencontraient les Hurons et les Outaouais alliés des Français à Michillimakinac et leur faisaient croire que les Français les avaient abandonnés et avaient conclu, en grand secret, une paix séparée. Les Hurons et les Outaouais se laissèrent facilement convaincre et firent la paix avec les Iroquois. New York, qui ne tenait nullement à poursuivre les hostilités sans l’aide des Iroquois, leur fournit plus de vivres, d’armes et de munitions. Les Cinq-Nations n’ayant plus rien à craindre sur le front ouest se trouvaient maintenant en meilleure posture. Au printemps de 1694, Teganissorens arriva à Québec à la tête d’une délégation. Il avait fière allure, avec son manteau écarlate galonné d’or et son chapeau de castor tout neuf, dons du gouverneur de New York. Il rencontra Frontenac et ses officiers supérieurs dans une audience « avec beaucoup d’appareil » et offrit la paix selon les conditions des Iroquois.
Aux termes de cet accord, les Français acceptaient de conclure un traité qui s’étendrait aux alliés des Cinq-Nations et aux colonies anglaises, et de le signer à Albany. Dans le neuvième article des propositions iroquoises, Teganissorens faisait savoir sans ambages à Frontenac que « Nous n’accepterons aucun campement à Cataracoui, Vous y avez établi vos quartiers deux fois et nous vous avons chassé, à l’avenir nous ne permettrons aucun campement à cet endroit, Nous avons dégagé la rivière afin que le chemin soit libre présentement jusques à Onnontagué. » Les Français ne pouvaient évidemment pas céder et, après trois journées de vaines discussions, Teganissorens reprit le chemin d’Onondaga. Bien que Frontenac refusât de l’admettre, ses officiers étaient convaincus qu’il avait été la dupe des Iroquois, qui cherchaient tout simplement à obtenir un répit pour leurs guerriers et à ruiner l’entente qui régnait entre la France et les tribus de l’Ouest. On eut bientôt la preuve qu’ils avaient vu juste lorsque, l’année suivante, les Iroquois attaquèrent sauvagement une fois encore Montréal.
Cette nouvelle attaque ne réussit pas à anéantir les Français car, entre-temps, 400 soldats étaient arrivés de France, ce qui portait l’effectif des troupes de la marine à plus de 1 500, et il y avait en outre la milice canadienne qui comptait plus de 1 500 hommes. Grâce à ces renforts, les Français purent passer à l’attaque. En 1695, on restaura le fort Frontenac (Cataracoui, aujourd’hui Kingston, dans l’Ontario) et on y installa une garnison. L’été suivant, une armée de 2 500 hommes formée des troupes de la marine, des forces de la milice et d’Indiens des missions envahit les territoires des Onontagués et des Onneiouts. Les alliés que la France avait dans l’Ouest refusèrent de prendre part à la campagne : ils en voulaient encore à Frontenac d’avoir entamé des pourparlers de paix sans les avoir consultés et ne pouvaient tolérer la conduite des commerçants canadiens qui, en échange de fourrures, remettaient des armes aux Sioux, ennemis ancestraux des Algonquins de l’Ouest. Cependant, lorsqu’en 1697 la guerre entre la France et l’Angleterre prit fin en Europe, New York se hâta de retirer l’appui – bien faible – accordé jusque-là aux Cinq-Nations et les laissa à leurs seules ressources pour continuer la guerre ou négocier la paix. Les Iroquois n’avaient pas le choix : il leur fallait consacrer toute leur énergie à conclure la paix. Mais il n’était pas facile d’en arriver à une entente durable. Les Français voulaient faire participer leurs alliés de l’Ouest au traité. Ils souhaitaient également que les Jésuites fondent des missions dans les villages iroquois. Les Anglais de New York étaient toujours méfiants quand il s’agissait de négociations entre Français et Indiens des Cinq-Nations, car les territoires de ces derniers constituaient leur première ligne de défense. De plus, ils redoutaient tout particulièrement les Jésuites, qu’ils considéraient comme les émissaires politiques du roi de France et comme les suppôts d’une religion qu’ils haïssaient. Aussi firent-ils tout leur possible pour entraver les pourparlers. Les Iroquois connurent un nouveau contretemps : Teganissorens s’était pour un temps retiré de la scène politique. En 1700, sa femme, qui aurait été une Iroquoise chrétienne de Caughnawaga (Sault-Saint-Louis), mourut des suites d’un accident. Le chagrin qu’il éprouva le décida à se décharger de toutes ses responsabilités et à vivre en solitaire. Cependant, sur les instances des autorités d’Albany, qui redoutaient ce qui pourrait se divulguer à Montréal si Teganissorens n’était pas là en qualité de porte-parole des Iroquois, ce dernier accepta de reprendre ses fonctions.
L’échange des prisonniers capturés par les diverses tribus fut la pierre d’achoppement qui faillit bien faire échouer les négociations et empêcher la signature du traité. Les Français parvinrent à persuader leurs alliés de rendre leurs prisonniers iroquois maix ceux-ci ne se montrèrent pas aussi conciliants. Quand on lui reprocha ce manque de bonne foi, Teganissorens déclara que les prisonniers avaient été adoptés par des familles iroquoises chez qui ils souhaitaient rester. Qui plus est, si on forçait les Iroquois à rendre ces prisonniers « adoptés », les Français devraient embarquer dans des canots les Iroquois des missions et les ramener aux villages des Cinq-Nations. Les Iroquois avaient subi de si lourdes pertes durant la guerre qu’il est normal qu’ils n’aient pas voulu se séparer de ces quelques prisonniers qui s’étaient assimilés. Au printemps de 1701, Teganissorens revint à Montréal pour discuter de cette question et il fut accueilli chaleureusement par le gouverneur, Louis-Hector de Callière. À son retour à Onondaga, l’Indien raconta aux gens d’Albany, qui auraient bien voulu couper court à tout rapprochement entre Français et Iroquois, que le gouverneur « l’avait reçu avec grande bonté, l’embrassant par deux fois, et lui disant combien il était heureux de le savoir vivant ; et pendant qu’il parlait avec le gouverneur, un gentillhomme entra, à qui l’interprète du gouverneur déclara – voilà le héros dont vous avez vu le portrait à Paris – Et il avait dîné avec le gouverneur, à sa table, et aussi avec un religieux, un frère qui voulait qu’il fasse faire son portrait. Et il avait reçu beaucoup de cadeaux du gouverneur, un fusil à deux coups, un manteau brodé, un chapeau, une chemise, du tabac et bien d’autres choses ». Après six jours d’une réception que les Anglais ne pourraient jamais égaler, Teganissorens annonça son intention de repartir pour Onondaga. Callière ne protesta pas, mais, avec finesse, lui dit qu’on aurait sûrement besoin de lui à Onondaga pour envoyer aux autres nations une invitation à venir rencontrer Paul Le Moyne, sieur de Maricourt, officier des troupes de la marine, et le père Jacques Bruyas qui se rendaient à Onondaga pour négocier l’échange des prisonniers. Et pour finir, Teganissorens prit place dans un canot, accompagné de trois voyageurs français qui avaient reçu l’interdiction formelle de laisser leur noble passager toucher un aviron.
Teganissorens ne se laissa pas impressionner outre mesure par ce traitement. Quand Maricourt arriva à Onondaga et commença de se montrer par trop autoritaire, Teganissorens le tança vertement et lui dit : « tu viens, tu parles de paix et tu t’assois pour fumer le calumet, mais tu parles de venir et nous frapper sur la tête, cependant je dis que personne ne connaît ton cœur ». Au début du mois d’août 1701, on résolut enfin le problème des prisonniers et on put ratifier le traité de paix qui mettait fin aux guerres contre les Iroquois, guerres qui avaient duré, malgré quelques intervalles de paix, près d’un siècle. En 1699, Richard Coote, comte de Bellomont, gouverneur du Massachusetts, du New Hampshire et de New York, avait déclaré : « Decanissore est un brave, un valeureux guerrier, qui a fait beaucoup de tort aux Français. Ceux-ci ont tout fait pour le détourner de nous, mais en vain. » Bellomont, nouveau venu à la colonie, semble avoir été persuadé que Teganissorens avait fait le jeu des Anglais. Il fut bientôt détrompé. Quand les autorités d’Albany cherchèrent à construire un fort sur le territoire des Onontagués, sur le lac Ontario, ils se heurtèrent sans arrêt à Teganissorens qui ne leur refusa jamais rien de but en blanc, mais s’arrangea pour faire surgir tous les obstacles possibles. Ce n’est que lorsque les intérêts des Anglais coïncidaient avec ceux des Cinq-Nations que Teganissorens se décidait à les servir. Cadwallader Colden le dit brièvement mais fort clairement et explique que, chaque fois que Teganissorens se présente à Albany au nom des Iroquois, il s’arrange « pour rendre compte d’une aventure de façon à ne pas trop chagriner les Anglais, même si l’aventure en question n’avait jamais reçu l’approbation de ces derniers et allait à l’encontre de leurs intérêts ».
Quand le traité de 1701 fut enfin signé, l’Angleterre et la France étaient de nouveau en guerre, à cause de la succession d’Espagne, cette fois. Mais l’une des clauses du traité, à la consternation de New York, stipulait que, en cas de conflit entre la France et l’Angleterre, les Cinq-Nations observeraient une stricte neutralité. Au cours des dix années qui avaient précédé la signature du traité, le nombre de leurs guerriers avait diminué de moitié, il leur en restait à peu près 1320, mais la population du Canada, à la fin du xvie siècle, s’élevait à environ 15 000 habitants et, au sud, la population des colonies anglaises augmentait également très vite. Les Iroquois n’avaient plus rien à espérer de la guerre : tout ce qu’il leur restait à faire, c’était de s’efforcer de conserver leurs terres malgré les pressions exercées par les colonies européennes rivales. À partir de ce moment-là, ils vont s’employer à maintenir la paix et à utiliser à leur profit l’hostilité existant entre Français et Anglais.
Au début du siècle, cela convenait parfaitement et aux Français du Canada et aux Anglais de New York : aucune des deux colonies n’était assez puissante pour conquérir l’autre. Les Français avaient subi des pertes considérables en hommes et en matériel aux mains des Iroquois et n’avaient pas la moindre envie de poursuivre les hostilités : les établissements anglais situés près de la frontière de New York avaient été pillés et ravagés de telle façon par les Canadiens et leurs alliés indiens que le gouvernement d’Albany ne demandait qu’à accepter une entente qui mettrait fin au massacre et à la destruction. De plus les Français comptaient sur les Iroquois pour servir de « barricade » et empêcher les alliés indiens d’apporter leurs four rures à Albany au lieu de les réserver aux postes français de l’Ouest. Par conséquent, lorsqu’en 1703 Teganissorens proposa aux Français un pacte de neutralité entre New York et le Canada, les deux parties l’acceptèrent de fort bon gré. Cela permit aux Français de concentrer leurs attaques sur la Nouvelle-Angleterre, pour sauvegarder l’Acadie. Les Iroquois protestèrent devant ces incursions en Nouvelle-Angleterre, mais en vain. En 1709, New York dut se joindre aux autres colonies et se lancer, sur terre et sur mer, dans une attaque massive de la Nouvelle-France. Ces expéditions n’aboutirent d’ailleurs à rien. Deux ans plus tard, avec d’importants renforts venus d’Angleterre, on prépara une nouvelle campagne. Teganissorens envoya secrètement un messager au gouverneur de la Nouvelle-France, Philippe de Rigaud de Vaudreuil, l’avertissant d’une attaque imminente. Les expéditions anglaises échouèrent, mais la conduite de Teganissorens montre bien les problèmes auxquels avaient à faire face les Cinq Nations : pour sauvegarder ce qui leur restait d’indépendance, il leur fallait s’arranger pour que les deux colonies restent aussi puissantes l’une que! l’autre.
Après la guerre, les Iroquois durent se défendre contre les manœuvres et les ruses de spéculateurs de New York, décidés à leur arracher une grande partie de leurs terres. Ce n’est qu’en faisant appel au roi d’Angleterre qu’ils arrivèrent parfois à faire échouer ces tentatives de spoliation. C’est peutêtre là le motif qui animait Teganissorens lorsqu’il avertit les commissaires chargés des affaires indiennes, à Albany, que les Cinq-Nations avaient décidé d’envoyer en Angleterre des délégués de chaque nation, ainsi que des émissaires mohicans. Il demanda qu’on mette à leur disposition un navire convenablement aménagé pour le voyage. Il semble que cette requête n’ait pas eu de suites. En 1716 le commerce des fourrures se relevait peu à peu d’une dépression qui avait duré près de 20 ans, et les trafiquants français redoublaient d’activité dans l’Ouest. Vaudreuil soupçonna Teganissorens d’inciter les Miamis à apporter leurs fourrures à un poste anglais dans la région de l’Ohio. C’était sans doute une rumeur sans fondement, car les Iroquois prétendaient avoir conquis l’Ohio, qui leur appartenait donc de droit, prétention que les Français furent plus tard bien obligés de reconnaître, mais dont les Anglais ne tinrent aucun compte. La ligne de conduite à long terme que s’étaient fixée les Cinq-Nations et le dilemme qui était à l’origine de cette politique apparurent plus clairement quand les Français établirent un poste à la baie Irondequoit, sur la rive sud du lac Ontario, en 1717. Les commissaires d’Albany ayant protesté contre cette initiative, Teganissorens informa le gouverneur de New York que les Anglais ne pouvaient s’en prendre qu’à eux-mêmes, puisque les Français s’approvisionnaient chez les marchands d’Albany. Si l’on mettait fin à la contrebande entre Montréal et Albany, déclara-t-il, les tribus de l’Ouest seraient bien forcées d’apporter leurs fourrures aux postes anglais. Il ne précisa pas que cela se ferait par l’intermédiaire des Iroquois que le trafic entre Montréal et Albany privait de ce rôle important dans la vie économique du Nord.
Deux ans plus tard, Teganissorens avertit les commissaires d’Albany que les Français étaient en train de construire un fort à Niagara et qu’ils s’établissaient sur les confins de leur territoire dont ils réduisaient ainsi considérablement l’étendue. Le gouverneur de Vaudreuil avait d’abord repoussé l’idée d’un poste français à Niagara, estimant que cela rapprocherait dangereusement les nations de l’Ouest des Iroquois, ce qui pourrait les amener à faire du commerce avec les Anglais dans les villages iroquois, ou même à Albany. Ce n’est que lorsque les Anglais de New York commencèrent à envisager sérieusement la construction d’un poste à Niagara que les Français se décidèrent, très vite, à leur damer le pion et à bâtir le fort Niagara. S’ils avaient laissé les Anglais construire leur poste, ces derniers auraient été en contact avec les tribus de l’Ouest et auraient menacé la domination française dans la région.
Les Tsonnontouans, toutefois, n’avaient autorisé Louis-Thomas Chabert de Joncaire qu’à établir un comptoir commercial à Niagara. Lorsqu’ils virent l’importance du fort, cela sembla une menace sérieuse aux Cinq-Nations. Ils n’avaient pas la puissance voulue pour forcer les Français à l’abandonner et les Anglais de New York ne pouvaient guère que protester devant le fait accompli. Tout ce que les Iroquois pouvaient faire pour compenser l’avantage des Français, c’était d’accorder aux Anglais la permission qu’ils leur refusaient depuis si longtemps : celle de bâtir un fort à Oswego. Ils rétablissaient ainsi l’équilibre entre les deux colonies, mais le payaient chèrement : leur souveraineté, leur rôle d’arbitre de la situation en sortaient fort diminués. La vérité, bien amère pour eux, c’était que la puissance des Anglais et celle des Français augmentaient rapidement, et qu’il était loin d’en être ainsi pour les Iroquois. Et pourtant, il est bien difficile de savoir quelle autre ligne de conduite ces Indiens auraient pu adopter. Teganissorens, leur principal porte-parole durant ces années difficiles, fit certainement preuve d’une grande habileté dans ses rapports avec Albany et Québec.
On ne sait pas au juste quand mourut Teganissorens. Un incident, qui eut lieu en 1716, donne à penser qu’il n’était plus en possession de toutes ses facultés. Cette année-là, en juin, il pria les autorités d’Albany d’interdire la vente du rhum à son peuple, afin d’éviter des troubles sérieux dans les villages iroquois. On acquiesca à sa requête, mais en septembre Teganissorens proteste et déclare qu’avant de défendre la vente de l’alcool il aurait fallu prévenir toutes les nations. Il exigea de savoir qui avait réclamé cette mesure. Quand on lui dit que c’étaient les Cinq-Nations et lui-même qui l’avaient demandé « de la façon la plus expresse », Teganissorens, sans se démonter, demanda qu’on lève l’interdiction. Cinq ans plus tard, on confia à un autre Indien la fonction de principal orateur des Onontagués, prétendument à la requête d’Albany, qui soutenait que Teganissorens était un espion à la solde des Français. Si les dirigeants à Québec eurent vent de l’affaire, ils durent en être fort surpris. Il est plus vraisemblable de croire qu’il n’avait plus l’autorité et le prestige voulus pour demeurer l’interprète de son peuple, et la requête des Anglais fournissait un bon prétexte pour le remplacer. Cadwallader Colden écrit en 1727 : « Il était déjà vieux quand je l’ai rencontré, et quand je l’ai entendu parler ». La phrase de Colden semble indiquer qu’à l’époque Teganissorens était mort. Au cours de pourparlers qui eurent lieu à Albany en 1694, les sachems des Cinq-Nations remarquèrent en soupirant qu’ils aimeraient bien que certains d’entre eux sachent lire et écrire, afin d’avoir des procès-verbaux exacts de tout ce qui se passait, auxquels on puisse se référer plus tard. Si leur vœu avait été exaucé, l’histoire de l’Amérique du Nord nous apparaîtrait peut-être sous un jour différent, et les hommes de la trempe de Teganissorens y auraient la place qu’ils méritent.
Charlevoix, Histoire (1744).— Colden, History of the Five Nations (1958).— Correspondance de Frontenac (1689–1699), RAPQ, 1927–28, 1928–29.— Correspondance de Vaudreuil, RAPQ, 1938–39, 1947–48.— La Potherie, Histoire (1744).— Livingston Indian records (Leder).— NYCD (O’Callaghan et Fernow), IV, V, IX, X.— PRO, CSP, Col., 1660–1726.— Wraxall, An abridgement of Indian records (McIlwain).— Eccles, Frontenac.— G. T. Hunt, The wars of the Iroquois (Madison, Wis., 1940).— Y. F. Zoltvany, New France and the west, CHR, XLVI (1965) : 301–322 ; The frontier policy of Philippe de Rigaud de Vaudreuil (1713–1725), CHR, XLVIII (1967) : 227–250.
W. J. Eccles, « TEGANISSORENS (Decanesora) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 2, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 8 oct. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/teganissorens_2F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/teganissorens_2F.html |
Auteur de l'article: | W. J. Eccles |
Titre de l'article: | TEGANISSORENS (Decanesora) |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 2 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1969 |
Année de la révision: | 1991 |
Date de consultation: | 8 oct. 2024 |