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L’HEUREUX, JEAN, interprète et fonctionnaire, né vers 1837 dans le Bas-Canada ; décédé le 19 mars 1919 à Midnapore, Alberta.
Des historiens ont déjà dit que Jean L’Heureux était né à L’Acadie, dans le Bas-Canada, mais on a découvert que c’était une erreur. Il y a des sources qui indiquent qu’il naquit en France, à Trois-Rivières, près de Saint-Hyacinthe et à Longueuil. Lui-même a noté que sa mère était inhumée « à quelques milles de Montréal ». De même, on prétend qu’il fréquenta le séminaire de Montréal, de Saint-Hyacinthe ou de Trois-Rivières, mais son nom ne figure dans les archives d’aucun de ces établissements. Toutefois, il avait certainement fait de bonnes études et, d’après les mémoires de certains pères oblats, il s’était préparé à la prêtrise mais avait été expulsé soit parce qu’il avait été pris à voler ou dénoncé comme homosexuel.
Une lettre adressée en 1861 par le père Albert Lacombe à Mgr Alexandre-Antonin Taché* parle du « fameux L’Heureux », qui se trouvait alors dans l’ouest du Canada. D’après la correspondance, ce dernier voulait travailler pour la communauté des oblats. Au cours de cet été-là, il resta à la mission de Saint-Albert, juste au nord du fort Edmonton (Edmonton), mais il fut pris en flagrant délit de sodomie. Les prêtres veillèrent à ce qu’il se joigne à une bande de Pieds-Noirs qui étaient venus faire la traite, et il descendit dans le Montana avec eux. À ce moment-là, il portait une soutane et disait aux Amérindiens qu’il était un prêtre œuvrant pour les oblats. Dans le Montana, il se fit passer auprès des jésuites pour un prêtre séculier. Au printemps de 1862, selon une lettre écrite par un Amérindien stoney au missionnaire méthodiste Thomas Woolsey, L’Heureux empêcha quelques Stoneys de mourir de faim et d’être tués par des Gens-du-Sang. Cet Amérindien avait beaucoup d’estime pour lui et l’appelait « le prêtre du mont Chief ». Au cours de l’été, L’Heureux retourna à Saint-Albert et dit qu’il avait bâti une église pour les jésuites au mont Chief, sur l’actuelle frontière de l’Alberta et du Montana. « Il paraît, écrivit le père Lacombe, qu’il s’est joué des pères jésuites, encore mieux qu’il en s’est joué de moi. »
Plus tard dans l’été, L’Heureux envoya un paquet de sable aurifère à un trafiquant au fort Benton, dans le Montana, en indiquant qu’il pourrait guider des prospecteurs jusqu’au ravin d’où provenait ce sable. Onze hommes se mirent immédiatement en route vers le nord et, se rendirent presque jusqu’au fort Edmonton, sans trouver L’Heureux ni découvrir de l’or. Certains de ces hommes en conclurent qu’il s’était joué d’eux. D’autres pensèrent qu’il s’était ravisé par crainte que les Blancs ne viennent en masse dans les territoires amérindiens.
Dès lors, L’Heureux passa quelques années chez les Pieds-Noirs ; souvent, il portait la soutane et célébrait des baptêmes et des mariages. Le clergé et les trafiquants de fourrures le méprisaient et le dénigraient à la fois parce qu’il était homosexuel et prétendait être prêtre. En outre, on s’en méfiait à cause de son dévouement total aux Amérindiens – qui, avait-il découvert, ne condamnaient pas l’homosexualité. Il prit un nom pied-noir, Nio’kskatapi, c’est-à-dire Trois Personnes, en l’honneur de la Sainte Trinité.
Même s’ils avaient jeté l’anathème sur L’Heureux, le clergé catholique et la Hudson’s Bay Company l’utilisaient. Les trafiquants lui fournissaient des provisions et s’arrangèrent pour qu’il amène les Pieds-Noirs à faire de la traite. Les prêtres l’employaient comme guide et interprète. De plus, en 1865, ils lui remirent un registre de baptêmes et lui permirent de prêter son concours lorsqu’un prêtre administrait les sacrements à des Pieds-Noirs.
L’Heureux semblait se préoccuper avant tout des Amérindiens. En 1865, il emmena le père Lacombe dans un campement pied-noir au cours d’une épidémie de rougeole. Lacombe lui-même ayant contracté la maladie, « L’Heureux, selon le père Paul-Émile Breton, prit grand soin du jeune prêtre et parvint à lui sauver la vie ». Ensuite, L’Heureux se rendit au fort Edmonton afin de signaler l’épidémie et de demander des médicaments pour les Amérindiens. En 1869, il écrivit aux Sœurs de la charité de l’Hôpital Général de Montréal à Saint-Albert une lettre dans laquelle il décrivait les symptômes d’une Stoney qui avait des convulsions et leur demandait leur avis et leurs prières. En 1879, comme la famine sévissait chez les Pieds-Noirs, il supplia la Police à cheval du Nord-Ouest au fort Calgary (Calgary) de leur envoyer de la nourriture. En plein milieu de l’hiver de 1883, il fit un voyage pour signaler une épidémie de typhoïde parmi les Pieds-Noirs et demander des médicaments.
L’Heureux était un tel sujet d’embarras pour les oblats qu’ils le mentionnaient rarement dans leurs récits. Ainsi, en 1865, le père Lacombe se trouvait dans un campement pied-noir lorsque des Cris attaquèrent. Il sortit en toute hâte d’une cabane et tenta d’arrêter le combat, mais il fut blessé par une balle morte. Bien que cette bataille ait été racontée maintes fois dans la documentation catholique – notamment par Lacombe lui-même, car ce fut l’un des épisodes les plus dramatiques de son sacerdoce –, on ne mentionne jamais que L’Heureux resta aux côtés du prêtre durant tout l’incident. Seules des entrevues avec des Amérindiens ont révélé ce fait.
En 1869, l’armée américaine tua un grand nombre de Peigans au moment d’une attaque sur la rivière Marias, dans le Montana. Ce massacre survint au plus fort d’une série d’incidents opposant les tribus de la confédération des Pieds-Noirs et les habitants du Montana. Bon nombre de Peigans et de Gens-du-Sang traversèrent la frontière pour passer l’hiver au Canada et, craignant de retourner chez eux, y envoyèrent L’Heureux en tant qu’émissaire de paix. Sous la dictée des chefs, il rédigea à l’intention du général de brigade Alfred Sully une lettre qui disait : « Trois-Personnes [L’Heureux] ira à votre cabane. Il vous dira que nous n’avons que de bonnes intentions [...] Nous souhaitons être en paix avec vos enfants blancs. » La lettre fut envoyée à Washington et eut pour effet d’améliorer les relations.
L’Heureux démontra des talents littéraires en plusieurs occasions. En 1871, il rédigea un manuscrit intitulé « Description of a portion of the Nor-West and the Indians ». En 1873, il fit une carte et un recensement du territoire des Pieds-Noirs pour l’agent de la Hudson’s Bay Company à Rocky Mountain House (Alberta). En 1876, au nom des chefs des Pieds-Noirs, des Gens-du-Sang et des Peigans, il rédigea une requête intitulée « Petition of [...] chiefs of the Chokitapia or Blackfeet Indians of the North West Territory ». En 1878, il compila un dictionnaire anglais-pied-noir pour un trafiquant du fort Calgary. En 1884, il écrivit, à l’intention de la British Association for the Advancement of Science, « Ethnological notes on the astronomical customs and religious ideas of the Chokitapia or Blackfeet Indians, Canada ».
La mission de Notre-Dame-de-la-Paix fut construite en 1873 près du futur emplacement de Calgary. L’Heureux y passa l’hiver de 1874–1875 à titre d’interprète et d’assistant du prêtre résidant, Constantine Michael Scollen. L’année suivante, il emmena le chef pied-noir Old Sun [Natos-api*] et sa bande à la mission.
Lorsque le gouvernement du Canada négocia le traité no 7 avec les tribus pieds-noirs en 1877, le lieutenant-gouverneur David Laird voulut avoir L’Heureux comme interprète, mais celui-ci lui fit savoir qu’il jouerait plutôt ce rôle pour Pied de Corbeau [Isapo-muxika*] et les autres chefs. Il procura cependant aux commissaires une liste des chefs et des bandes. Frank Oliver*, qui assistait aux pourparlers, a noté : « Il se tenait constamment auprès des Indiens tel un Indien. » En outre, L’Heureux inscrivit les noms des Pieds-Noirs sur le traité et signa en qualité de témoin.
En 1879, L’Heureux alla à l’intérieur du Montana avec les Pieds-Noirs, qui poursuivaient ce qui restait des troupeaux de bisons. Pendant qu’il était là, Louis Riel* lui demanda de l’aider à prendre possession de l’Ouest canadien afin d’y créer un territoire expressément pour les Amérindiens et les Métis. L’Heureux en informa les autorités. À l’automne, les membres de la tribu se rendirent au fort Walsh (Saskatchewan) pour percevoir l’argent du traité. La Direction des affaires indiennes engagea alors L’Heureux comme interprète. Les Pieds-Noirs revinrent au Canada en 1881 pour s’installer dans leur réserve à l’est du fort Calgary. L’Heureux resta avec eux et fut employé du département des Affaires indiennes durant dix ans. En 1884, il accompagna les chefs à Regina, où ils allaient rencontrer le lieutenant-gouverneur Edgar Dewdney. Pendant la rébellion du Nord-Ouest, il resta avec les Pieds-Noirs et leur conseilla de ne pas intervenir dans le conflit. En 1886, il servit d’interprète aux chefs « loyaux » (entre autres, Pied de Corbeau et Red Crow [Mékaisto*]) au cours d’un voyage à Montréal et à Ottawa.
Jean L’Heureux fut congédié par le département des Affaires indiennes en 1891 parce qu’un missionnaire anglican l’avait accusé de favoritisme envers l’Église catholique. L’enquête montra qu’il avait donné de l’instruction religieuse à des Pieds-Noirs d’âge préscolaire pour qu’ils soient admis à la mission catholique. Après son licenciement, L’Heureux s’installa à l’ermitage du père Lacombe près du ruisseau Pincher, puis il se retira dans les contreforts des Rocheuses, où il vécut pour ainsi dire en reclus. En 1912, il fut admis au Lacombe Home, à Midnapore ; il portait toujours la soutane et le col romain. Il mourut à cet endroit en 1919 et fut identifié comme « missionnaire laïque » dans les registres ecclésiastiques.
Le texte intitulé « Description of a portion of the Nor-West and the Indians », écrit en 1871 par Jean L’Heureux, est conservé aux AN, MG 29, C33. La requête de 1876 se trouve aux PAM, MG 12, B1, no 1265, et le dictionnaire manuscrit anglais-pied-noir est conservé aux GA, fonds J. W. Tims (M4418, D970.3/T586). Le texte sur les Pieds-Noirs rédigé en 1884 par L’Heureux a été publié dans Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, Journal (Londres), 15 (1886) : 301–304.
AN, RG 10, 3766, dossier 32864.— Arch. de l’archevêché de Saint-Boniface, Manitoba, T 1611–14 (fonds Taché, lettre d’Albert Lacombe, 30 août 1862).— PAA, Arch. of the Oblates of Mary Immaculate, Prov. of Alberta-Saskatchewan, 71.220, item 6532.— Ben Bennett, Death, too, for The-Heavy-Runner (Missoula, Mont., 1982).— P.-É. Breton, The big chief of the prairies : the life of Father Lacombe, H. A. Dempsey, trad. (Montréal, 1956).— P. H. Godsell, « The Lost Lemon mine », Wide World Magazine (Londres), août 1948 : 281–284.— R.[-J.-A.] Huel, « Jean L’Heureux : canadien errant et prétendu missionnaire auprès des Pieds-Noirs », dans Après dix ans [...] bilan et prospectives, sous la dir. de Gratien Allaire et al. (Edmonton, 1992), 207–222.— J. [C.] McDougall, George Millward McDougall, the pioneer, patriot and missionary (Toronto, 1888).— Alexander Morris, The treaties of Canada with the Indians of Manitoba and the North-West Territories [...] (Toronto, 1880 ; réimpr., 1971).— Frank Oliver, « The Blackfeet Indian treaty », Maclean’s (Toronto), 44 (1931), no 6 : 8s., 28, 32, 56.— [Patrick] Robertson-Ross, « Robertson-Ross’ diary, Fort Edmonton to Wildhorse, B.C., 1872 », H. A. Dempsey, édit., Alberta Hist. Rev. (Calgary), 9 (1961), no 3 : 5–22.— Thomas Woolsey, Heaven is near the Rocky Mountains : the journals and letters of Thomas Woolsey, 1855–1869, H. A. Dempsey, édit. (Calgary, 1989).
Hugh A. Dempsey, « L’HEUREUX, JEAN », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 14, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 5 déc. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/l_heureux_jean_14F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/l_heureux_jean_14F.html |
Auteur de l'article: | Hugh A. Dempsey |
Titre de l'article: | L’HEUREUX, JEAN |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 14 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1998 |
Année de la révision: | 1998 |
Date de consultation: | 5 déc. 2024 |