ANCTIL, JEANNE (baptisée Marie-Jeanne-Antoinette), institutrice d’économie domestique et directrice des Écoles ménagères provinciales, née le 27 décembre 1875 à Sainte-Anne-de-la-Pocatière (La Pocatière, Québec), fille de Barthelemi Anctil, cultivateur, et de Zélie Pelletier ; décédée célibataire le 4 décembre 1926 à Montréal.

Dans la province de Québec, le mouvement de l’enseignement ménager débute en 1882 avec la fondation de l’école ménagère de Roberval [V. Malvina Gagné*]. Il faudra attendre une vingtaine d’années avant que d’autres initiatives du même genre voient le jour. Entre 1905 et 1907, deux nouvelles écoles ouvriront leurs portes en milieu rural (à Saint-Pascal, près de Kamouraska, et à Sainte-Anne-de-Bellevue), tandis qu’une autre sera créée à Montréal ; cette dernière aura de plus la particularité d’être laïque.

L’école ménagère de Montréal voit le jour de la façon suivante. En 1902, quelques femmes de la bourgeoisie francophone de la métropole fondent la section féminine de l’Association Saint-Jean-Baptiste de Montréal. Dans un premier temps, elles ont comme but d’apporter leur aide aux hommes (les maris de la plupart de ces dames) qui veulent régler les problèmes financiers de la société. Le 7 novembre 1904, elles sont conviées à une réunion – tenue par Joseph-Xavier Perrault* – qui vise un tout autre but : celui d’organiser la mise sur pied d’une école ménagère à Montréal. Le comité fondateur agit sous la présidence de Caroline Béïque [Dessaulles*] (qui sera aussi la présidente de l’école jusqu’en 1936). Robertine Barry*, dite Françoise, Marie de Beaujeu, Joséphine Dandurand [Marchand], Marie Gérin-Lajoie [Lacoste*] et Marguerite Thibaudeau [Lamothe*] en font entre autres partie, tout comme un groupe d’hommes (notamment Raoul Dandurand*, Gaspard De Serres, sir William Hales Hingston* et Emmanuel-Persillier Lachapelle*), qui s’occupent de l’aspect financier. Le projet, qui vise à donner des cours publics d’économie domestique et à former des institutrices pour diffuser ce savoir, veut répondre à un besoin nouveau, créé par le travail des jeunes filles à l’extérieur de la maison. Il s’inscrit dans le mouvement de la professionnalisation du travail ménager et dans la montée du mouvement hygiéniste.

Puisqu’il n’existe à cette époque aucune formation pédagogique francophone en économie domestique, le recrutement des enseignantes s’avère difficile. Les fondateurs de l’école ménagère de Montréal sélectionnent immédiatement deux femmes, Jeanne Anctil et Marie de Beaujeu, qu’ils envoient faire un stage en Europe pour élargir leurs connaissances en ce domaine. Marie rentrera au pays en avril 1905, après cinq mois d’études : une fois rendue à Montréal, elle donnera des conférences dans des écoles et signera quelques articles dans le Journal de Françoise – que dirige Mlle Barry – afin de promouvoir l’établissement qui ouvrira bientôt ses portes. Jeanne, alors âgée de 28 ans et qui a fréquenté le couvent de Coaticook de 1886 à 1893, suit des cours à Paris durant une année, puis se rend à Fribourg, en Suisse, où une nouvelle stagiaire, Antoinette Gérin-Lajoie, la rejoint. En 1906, Jeanne et Antoinette reviennent au Canada avec en main un diplôme de l’école ménagère de Fribourg, où elles ont suivi un cours qui leur permettra d’occuper la fonction de directrice d’école ménagère. En juin de la même année, l’établissement de Montréal obtient sa charte et sa raison sociale, soit les Écoles ménagères provinciales, appellation au pluriel qui ne désigne toutefois qu’une école.

L’inauguration officielle de l’école ménagère de Montréal aura lieu le 9 janvier 1907, sous la présidence d’honneur de Lomer Gouin, premier ministre de la province de Québec. Les cours commencent cependant en décembre 1906 dans un local de la Cour de circuit du district de Montréal, rue Saint-Jacques, prêté par le gouvernement provincial. Les membres de l’Association Saint-Jean-Baptiste de Montréal et leurs amis fournissent principalement les fonds ; s’y ajoutent des dons de provenances diverses, ainsi qu’une subvention de 1 000 $ du ministère provincial de l’Agriculture. Bien qu’elle soit privée, l’école recevra des subventions de ce ministère jusqu’en 1929. Ces contributions financières ne suffisent toutefois pas à payer les dépenses de fonctionnement, puisque Mlle Gérin-Lajoie enseignera durant deux ans sans recevoir de salaire.

Mlles Anctil et Gérin-Lajoie sont les codirectrices de l’école et se partagent au départ la tâche d’enseigner aux 36 personnes qui suivent les cours du jour et aux 23 qui sont inscrites à ceux du soir. À ces cours publics s’ajoute bientôt, le 1er mars 1907, un cours normal de trois mois, en vue de former des institutrices d’économie domestique. Dès lors, Mlle Gérin-Lajoie s’occupe des cours publics, destinés à diverses clientèles féminines : les fillettes, par exemple, suivent les cours du samedi, les ouvrières fréquentent ceux du soir, tandis que les femmes qui se destinent à la vie familiale ou à un emploi de domestique étudient le jour. Mlle Anctil dirige le cours normal, offert à des élèves qui ont déjà un brevet d’enseignement. Des étudiantes avancées, les dames patronnesses et des conférenciers invités aident les codirectrices dans l’accomplissement de leurs tâches.

Durant la même année 1907, sous l’instigation de Mmes Gérin-Lajoie et Béïque, la section féminine de l’Association Saint-Jean-Baptiste de Montréal devient la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste. Bien que cette organisation s’inspire d’un féminisme social et de revendication de droits égaux, elle subit également l’influence de l’idéologie clérico-nationaliste. Dans les années ultérieures, elle se tournera davantage vers le courant européen du féminisme chrétien. Elle chapeaute 22 associations dont l’action touche trois domaines : les œuvres de charité, les œuvres sociales et les œuvres d’éducation, parmi lesquelles figure l’école ménagère de Montréal. Bien que les membres de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste militent en faveur d’une formation supérieure pour les jeunes filles, leur action, du moins dans le cas de l’enseignement ménager, va dans le sens de la complémentarité des rôles, où les femmes sont d’abord définies comme des épouses et des mères. Durant le premier congrès de la fédération, en mai 1907, Jeanne Anctil présente une conférence sur l’importance de l’enseignement ménager et affirme que 128 élèves fréquentent alors l’école.

Le local de la Cour de circuit étant vite devenu exigu, l’école s’installe dès septembre suivant au 22, rue Sherbrooke Ouest, où elle logera pendant trois ans. Le programme s’inspire de celui de l’école de Fribourg. Les élèves du cours normal reçoivent des leçons dans tous les domaines suivants : comptabilité, tenue de la maison, confection et entretien des vêtements, choix et préparation des aliments, hygiène, soins des malades et des jeunes enfants. « Tout cela avec des sentiments de fidélité au devoir et d’abnégation chrétienne », a écrit Mme Béïque dans le Journal de Françoise le 20 janvier 1906. Les cours publics portent sensiblement sur les mêmes sujets, mais la pédagogie et les notions théoriques sont réservées aux futures institutrices. La durée du cours normal est alors de dix mois ; les personnes inscrites peuvent être externes ou internes, respectivement au coût mensuel de 5 $ et de 15 $, selon une annonce parue dans le Journal de Françoise le 5 octobre 1907. La même source précise que les cours publics coûtent entre 0,10 $ et 0,50 $ pour une leçon d’une durée de deux ou trois heures ; le nombre d’inscriptions à ces cours, qui se donnent principalement en français, mais parfois en anglais, augmentera sans cesse jusqu’en 1914–1915 (année où il sera de 906). Dès 1910, on offre de plus, pendant les vacances, une formation pédagogique à des institutrices religieuses et laïques déjà habilitées à enseigner. Cette période de l’année étant trop courte pour donner une formation adéquate, l’expérience prendra fin en 1916. En 1917, Jeanne Anctil écrira dans la Bonne Parole de Montréal – organe de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste auquel elle collabore à l’occasion – que la formation des institutrices d’économie domestique « a été plus difficile à réaliser » que l’enseignement au public. La clientèle a également accès à des conférences sur différents sujets : par exemple, Benjamin Sulte vient leur parler d’histoire du Canada, l’abbé Henri Gauthier du rôle de la femme dans la société, Mlle Barry de « l’âme féminine ». En 1910, l’espace étant encore une fois devenu insuffisant, l’école ménagère de Montréal signe un bail de neuf ans pour loger dans l’édifice nouvellement construit de l’école technique de Montréal, où elle demeurera finalement pendant une quinzaine d’années.

Pendant la Première Guerre mondiale, l’école collabore avec différents organismes privés et publics ; elle réussit ainsi à rejoindre une nouvelle clientèle. De 1915 à 1917, par exemple, Mlle Anctil prononce des conférences hebdomadaires en milieu rural, tandis que des institutrices formées à Saint-Pascal, engagées par le ministère de l’Agriculture, donnent des cours du soir dans 11 paroisses de Montréal affiliées à la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste. Ces activités itinérantes attirent des milliers de femmes. Le personnel de l’école ménagère de Montréal diffuse de plus ses connaissances dans plusieurs écoles de la métropole, ainsi qu’un peu partout dans la province (notamment à Salaberry-de-Valleyfield, à Sherbrooke, à Québec et dans la région du Lac-Saint-Jean). En 1917–1918, à la demande de la direction de la Compagnie de pulpe des Laurentides (à Grand-Mère) et des Riordon Paper Mills (à Hawkesbury, en Ontario), une institutrice bilingue de l’école ménagère de Montréal organise des cours de cuisine, de couture et d’hygiène pour les ouvrières de ces entreprises, et ce, aux frais des compagnies. Les changements apportés au fil des ans à la composition du conseil d’administration de l’école reflètent son évolution ; en 1917–1918, par exemple, des institutrices et des membres de cinq commissions scolaires de Montréal viennent s’ajouter à la présidente du comité des dames, au président du comité des hommes, à l’aumônier et aux représentants de l’école technique de Montréal.

À titre de codirectrice, Mlle Anctil effectue de nombreuses tâches en échange d’un salaire annuel qui, par exemple, s’élève à 1 400 $ en 1919. Outre qu’elle enseigne à différentes clientèles, prononce des conférences, publie à l’occasion des écrits et participe à des congrès (notamment un congrès sur l’enseignement ménager tenu à Atlantic City, dans le New Jersey, en mars 1921), elle fait face à de nombreux aléas, tels que, en 1918–1919, l’épidémie de grippe espagnole. L’école doit alors fermer ses portes durant cinq semaines. En 1918, l’école ménagère de Montréal reçoit du ministère de l’Agriculture une subvention de 3 000 $ et un fonds spécial de 1 000 $ (pour le régime de l’internat des institutrices) ; de la ville de Montréal, elle obtient 2 000 $. Le 9 août de cette année-là, Mlle Anctil écrit une lettre à De Serres, président de l’école technique de Montréal et membre du conseil d’administration de l’école ménagère, où elle lui fait part des difficultés financières du cours normal et exprime sa lassitude et son mécontentement à l’endroit du gouvernement, qui refuse d’intégrer l’économie domestique dans le programme des écoles techniques : « Notre cher Premier Ministre semble avoir des idées très peu favorables à notre endroit. Cependant, en notre pays, comme dans tous les autres, du reste, ce sont les femmes qui font les sociétés et […] il est très important de leur donner des idées justes et exactes sur toutes choses. L’Enseignement Ménager laïque pourvoit à ces besoins. » En avril 1921, au congrès de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste, Mlle Anctil constate que, malgré les problèmes rencontrés par son école, le domaine de l’enseignement ménager a connu des progrès importants dans la province de Québec. Elle propose toutefois au Conseil de l’instruction publique et au ministère de l’Agriculture une série de mesures visant à favoriser ce type d’enseignement. Quelques années plus tard, lorsqu’elle meurt après une courte maladie, elle travaillait à la mise en place d’un programme d’études en « pédagogie maternelle ». Mlle Gérin-Lajoie continuera de diriger l’école jusqu’en 1936. L’établissement sera affilié à l’université de Montréal l’année suivante.

Jeanne Anctil a été l’une des premières Canadiennes françaises à recevoir une formation européenne dans la discipline de l’économie domestique. Sous sa direction, l’enseignement ménager a non seulement pu s’implanter à Montréal, milieu urbain où ce genre de formation n’avait jusqu’alors pas trouvé sa raison d’être, mais a également essaimé ailleurs dans la province. Bien qu’elle ait perpétué le rôle traditionnel des femmes, l’école ménagère de Montréal a donné aux jeunes filles la chance d’acquérir une formation professionnelle dans un milieu laïque. Grâce à la détermination de Jeanne Anctil, différentes instances ont offert leur collaboration et leur soutien afin que l’établissement survive.

Louise Fradet

Jeanne Anctil est l’auteure de : « Conférence sur l’enseignement ménager [...] », dans Premier congrès de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste (section des dames de l’Association Saint-Jean-Baptiste), tenu les 26, 27, 28, 29 et 30 mai à Montréal (Montréal, 1907), 130–137 ; Livret d’enseignement ménager : méthodologie spéciale à l’usage des normaliennes ; résumé du cours donné à l’école ménagère de Fribourg (Suisse) (Québec, 1915) ; 350 recettes de cuisine ([Montréal ?], 1912 ; réimpr., Montréal, 1915) ; « Comment former les maîtresses de l’enseignement ménager », la Bonne Parole (Montréal), 5 (1917), nos 2–3 : 16s. ; « Rapports du congrès : les écoles ménagères provinciales, formation des maîtresses d’enseignement ménager et de leurs relations avec les commissions scolaires », la Bonne Parole, 10 (1922), no 6 : 6–8.

ANQ-BSLGIM, CE104-S12, 29 déc. 1875.-- Arch. de l’univ. de Montréal, E 81 (fonds École ménagère provinciale), B, 1B, 4, 5, 10 ; 3B, 1 ; C, 5C, 1 ; 6C, 1.-- Le Devoir, 6 déc. 1926.-- La Presse, 6 déc. 1926.-- Marie de Beaujeu, « l’Utilité des écoles ménagères », le Journal de Françoise (Montréal), 5 (1906–1907) : 166–168.-- Mme F.-L. Béïque [C.-A. Dessaulles], « Lettre de Mme la présidente de l’Association de la Saint-Jean-Baptiste », le Journal de Françoise, 4 (1905–1906) : 314s. ; Quatre-vingts ans de souvenirs (Montréal, 1939).-- « In memoriam », la Bonne Parole, 14 (1926), no 12 : 8.-- Marie Lavigne et al., « la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste et les Revendications féministes au début du 20e siècle », dans Travailleuses et Féministes : les femmes dans la société québécoise, sous la dir. de Marie Lavigne et Yolande Pinard (Montréal, 1983), 199–216.-- Hélène Pelletier-Baillargeon, Marie Gérin-Lajoie : de mère en fille, la cause des femmes (Montréal, 1985).-- « Prospectus des écoles ménagères provinciales », le Journal de Françoise, 6 (1907–1908) : 206.-- [Sœur Sainte-Marie-Vitaline], l’Œuvre d’un grand éducateur : le chanoine Alphonse Beaudet (2 vol., Montréal, 1947).-- Nicole Thivierge, Histoire de l’enseignement ménager-familial au Québec, 1882–1970 (Québec, 1982).

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Louise Fradet, « ANCTIL, JEANNE (baptisée Marie-Jeanne-Antoinette) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 15, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 6 déc. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/anctil_jeanne_15F.html.

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Auteur de l'article:    Louise Fradet
Titre de l'article:    ANCTIL, JEANNE (baptisée Marie-Jeanne-Antoinette)
Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 15
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    2005
Année de la révision:    2005
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