SKILL, LEONARD JAMES, libraire, né le 15 décembre 1864 à Camsix Farm, près de Felsted, Angleterre, quatrième des six enfants de Charles James Skill, fermier, et de Harriet Eliza Leonard (Lennard) ; le 2 septembre 1895, il épousa à Woodstock, Ontario, Minnie Stephens, et ils n’eurent pas d’enfants ; décédé le 6 janvier 1923 à Toronto.
Élevé en Angleterre, où il fit ses études élémentaires, Leonard James Skill immigra au Canada en 1890. Son oncle Henry Herbert Skill vivait à Cobourg, en Ontario, depuis qu’il s’était retiré de l’armée britannique, en 1883. Leonard James Skill figure pour la première fois dans des annuaires torontois en 1900. À compter de l’année suivante, il travailla pour William Clarke à titre de trésorier puis de directeur d’une agence d’éditeurs, le Globe Library Club, et de la maison d’édition et d’importation de Clarke. Au début de 1905, il ouvrit la Toronto Antiquarian Book Company, qui possédait alors un fonds d’environ 18 000 volumes rares ou de seconde main. Skill achetait des bibliothèques privées et publiait des catalogues mensuels à l’intention de ses clients du Canada et des États-Unis. Il se tailla une bonne réputation parmi sa nombreuse clientèle d’hommes politiques, d’hommes d’affaires et de membres du clergé. Outre la marchandise habituelle des commerçants de livres anciens – histoire, biographies, belles-lettres –, son entreprise offrait des œuvres plus osées et « réalistes », surtout des traductions du grec, du latin et d’auteurs européens modernes.
En 1907, le révérend John George Shearer, de Toronto, et Anthony Comstock, le fameux champion de la moralité et inspecteur des Postes américaines, s’intéressèrent de près à la librairie de Skill. Comstock se plaignait souvent que Skill envoyait de la littérature et de la publicité immorales par les Postes des États-Unis. En 1907–1908, les fonctionnaires des Postes et des Douanes canadiennes confisquèrent donc de nombreuses cargaisons de livres en provenance des fournisseurs parisiens de Skill. Le 29 juin 1909, muni d’un mandat de perquisition et de rapports de Comstock, l’inspecteur des Postes James Henderson et des policiers de l’escouade de la moralité de Toronto saisirent plus d’une douzaine de livres, dont des traductions intégrales de Balzac, de Barbey d’Aurevilly, de Brantôme, de Flaubert, d’Hector France, de Pierre Loti et de Pétrone, ainsi que 7 000 catalogues qui employaient prétendument « un langage visant de toute évidence à les recommander aux esprits lascifs ». Skill et le directeur de son magasin, John Campbell King, furent accusés d’avoir vendu de la littérature « tendant à corrompre la morale » et d’avoir posté des circulaires pour l’annoncer.
Représentés respectivement par Hugh Edward Rose et James Walter Curry, Skill et King plaidèrent non coupables à leur audience préliminaire le 14 juillet devant le magistrat Rupert Etherege Kingsford*. Parmi les témoins convoqués par Herbert Hartley Dewart (qui remplaçait temporairement le procureur de la couronne John William Seymour Corley), figuraient Henderson, à qui Skill reconnut avoir posté les catalogues, George Herbert Locke*, directeur de la Toronto Public Library, qui affirma que les livres en question étaient « impropres à la diffusion », et Arthur Jukes Johnson, coroner en chef de Toronto, qui qualifia Brantôme de « lubrique » et Barbey d’Aurevilly d’« absolument infect ». La défense fit valoir que les libraires n’avaient aucun but délictueux et que les livres, d’une plus haute tenue littéraire que d’autres approuvés précédemment par le tribunal, se vendaient sans restriction depuis des années. Il s’agissait de tirages limités, offerts à un prix de 20 $ à 30 $ l’exemplaire, alors que, sur le marché, les ouvrages d’auteurs populaires tel Charles William Gordon*, dit Ralph Connor, se vendaient 0,50 $. Aussi ne bénéficiaient-ils pas d’une large diffusion et n’intéressaient-ils que les collectionneurs. En outre, affirma Curry, des livres que l’on pouvait juger choquants s’ils étaient vendus au grand public ne l’étaient pas quand ils se trouvaient entre les mains de médecins, de membres des professions libérales ou d’érudits. En dépit de ces arguments, Kingsford conclut qu’il y avait matière à procès.
L’audition de la cause eut finalement lieu le 20 décembre. Cette fois, peut-être parce qu’ils sentaient que les ouvrages incriminés étaient indéfendables selon les normes de l’époque, Skill et King plaidèrent coupables. Le 3 janvier 1910, le juge John Winchester leur servit une verte réprimande. Aucun tribunal, dit-il, ne pouvait justifier de faire lire ces livres à voix haute devant des jurés, car il y avait là tant de « saletés » qu’« ils ne s’en débarrasseraient jamais, peu importe le temps qu’ils vivraient ». Le juge condamna Skill et King à passer un an à la Central Prison de Toronto.
Plus d’une vingtaine d’éminents hommes d’affaires et membres du clergé qui connaissaient bien les prisonniers écrivirent au ministre fédéral de la Justice, Allen Bristol Aylesworth*, pour lui demander de faire preuve de clémence. Aylesworth examina les ouvrages, estima que certains étaient des classiques et discuta de la question avec le procureur général de l’Ontario, James Joseph Foy. Sur l’avis d’Aylesworth, le gouverneur général lord Grey* gracia Skill et King, qui sortirent de prison le 4 mars. Obligé de justifier sa conduite devant le Parlement, Aylesworth déclara que les deux hommes s’étaient adonnés « à un commerce ordinaire et légitime, la vente de livres respectables » et que, en tant qu’avocat, il ne les trouvait pas coupables.
La grâce accordée à Skill et à King souleva, parmi les réformateurs et leurs alliés politiques, un tollé d’une ampleur exceptionnelle. La presse laïque, et surtout le Globe de Toronto dans une série d’éditoriaux cinglants, accusa Aylesworth d’avoir « trahi la décence individuelle et l’honneur national » pour sanctionner l’expression de « la sensualité la plus ouvertement perverse ». Des conservateurs religieux lui reprochèrent de « sodomiser » le Canada. Divers groupes – le Moral and Social Reform Council of Canada, la Canadian Press Association et des organismes associés aux Églises presbytérienne, méthodiste et baptiste – réclamèrent à grands cris la démission du ministre.
En avril, le révérend James Alexander Macdonald, rédacteur en chef du Globe, prévint sir Wilfrid Laurier*, à titre privé, que, « de presque toutes les affaires survenues dernièrement, celle-ci [était] la plus politiquement explosive » et le pressa de frapper d’une « interdiction absolue » les traductions d’écrivains tel Brantôme. Le premier ministre, qui s’aventurait rarement dans la critique littéraire, fit valoir que Brantôme cherchait à provoquer l’hilarité, non la passion, et que son œuvre était « à moitié moins dangereuse pour la jeunesse que certains autres livres que l’on trouve presque tous les jours », ceux de Shakespeare par exemple. Macdonald, demanda-t-il, souhaitait-il vraiment que l’Église presbytérienne ait un Index ?
En dépit des pressions et de l’embarras dans lequel se trouvait son gouvernement, Laurier refusa de blâmer son ami et ministre ou de le démettre de ses fonctions. De son côté, Aylesworth affirma : « s’il fallait réexaminer l’affaire, [...] j’agirais exactement comme je l’ai fait ». Quant à Skill, il se sépara bientôt du directeur de son magasin. Il conserva sa librairie, rebaptisée Toronto Book Company en 1911, et l’exploita, sans autre incident semble-t-il, jusqu’à son décès. Il mourut en 1923, frappé par une automobile, et fut inhumé au cimetière Hillview à Woodstock.
La condamnation de Leonard James Skill fournit une rare occasion d’observer les mécanismes utilisés au Canada au début du xxe siècle pour supprimer les livres « choquants ». Les organisations réformatrices avaient mené beaucoup de campagnes de ce genre à compter des années 1890, avec le concours des autorités, entre autres le département des Postes et celui des Douanes. Cependant, l’affaire Skill est mémorable en raison de la qualité littéraire des ouvrages en cause et de l’immense controverse déclenchée par l’intervention du gouvernement fédéral.
AO, RG 22-5871, box 2698, S-145–47/1909.— BAC, MG 26, G : 170156–170159, 170168–170169, 170300–17037, 170318–170321, 170397–170402 ; MG 28, I 327, boîte 29, Moral and Social Reform Council of Canada, procès-verbal de l’assemblée annuelle, 23 sept. 1910 : 20–25 (publié sous le titre The release of Skill and King, cité ci-dessous) ; RG 31, C1, 1901, Toronto, Ward 6, div. 7 : 15 (mfm aux AO).— Daily Mail and Empire, avril–mai 1910.— Globe, juill. 1909, avril–mai 1910.— World (Toronto), juill. 1909, avril–mai 1910.— Annuaire, Toronto, 1900–1923.— Canada, Chambre des communes, Débats, 1910.— Moral and Social Reform Council of Canada, comité de direction, The release of Skill and King : immoral book vendors [...] ([Toronto, 1910] ; exemplaire aux EUC-C).— Toronto Antiquarian Book Company, Catalogue of an interesting collection of miscellaneous books (Toronto), no 1 (févr. 1905)–34 (1909) (exemplaires à la Univ. of Toronto Library, Thomas Fisher Rare Book Library).
S. Craig Wilson, « SKILL, LEONARD JAMES », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 15, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 6 déc. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/skill_leonard_james_15F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/skill_leonard_james_15F.html |
Auteur de l'article: | S. Craig Wilson |
Titre de l'article: | SKILL, LEONARD JAMES |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 15 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 2005 |
Année de la révision: | 2005 |
Date de consultation: | 6 déc. 2024 |