JONES, CHARLES, fonctionnaire, homme d’affaires, officier de milice et homme politique, né le 28 février 1781, second fils d’Ephraim Jones* et de Charlotte Coursol (Coursalles) ; le 8 juin 1807, il épousa à Kingston, Haut-Canada, Mary Stuart, fille de John Stuart*, et ils eurent trois fils, puis en 1820 Florella Smith, et de ce mariage naquirent trois fils et deux filles ; décédé le 21 août 1840 à Brockville, Haut-Canada.

Charles Jones appartenait à l’une des premières familles loyalistes qui s’établirent dans la région du haut Saint-Laurent, soit dans le canton n° 7 (Augusta, Ontario), en 1784. Comme les États-Unis étaient, avec la Grande-Bretagne, le seul pays où l’on donnait un enseignement satisfaisant pour des parents ambitieux, on y envoya le jeune Charles dans les années 1790. De retour en 1800, il devint greffier à la Cour du district de Johnstown, grâce à Solomon Jones*, membre d’une autre famille de l’establishment non apparentée à celle de Charles. Lui et ses frères, William, Jonas et Alpheus, allaient disputer à cette famille les faveurs des tories ; d’ailleurs, à la fin de 1808 ou au début de 1809, c’est le fils de Solomon qui remplaça Charles. À titre de greffier pendant ces huit années, et de trésorier du district de 1803 à 1814, il sillonna en tous sens les comtés de Leeds et de Grenville et acquit ainsi une grande connaissance du potentiel de la région, ce qui lui fut sans doute utile par la suite dans ses nombreuses transactions foncières.

Vers 1802, Jones se fixa dans le canton d’Elizabethtown, tout probablement à Elizabethtown même (Brockville), sur le Saint-Laurent, où il ouvrait dès 1803 le premier magasin général. Son père, qui était marchand, l’avait peut-être aidé à se lancer, mais par la suite ce fut généralement la Parker, Gerrard, Ogilvy and Company, de Montréal, qui s’occupa de ses commandes d’importation. En 1805, Jones acheta 300 acres de terres riveraines juste à côté d’une propriété qui appartenait à William Buell*, ce qui le mit en présence d’une autre famille fondatrice de la région. Tout au long de leur vie, Jones et Buell allaient rivaliser pour occuper la première place dans la localité ; Jones, anglican, était un tory conservateur et Buell, qui devint presbytérien, représentait le courant libéral. Tous deux s’entendaient cependant sur la valeur de l’éducation, du travail acharné, de la démocratie parlementaire et du règne du droit ; ils étaient même prêts à coopérer quand la chose leur semblait profitable. Ainsi, à compter de 1808, ils participèrent à un projet qui rapporta d’intéressants bénéfices aux deux familles. C’est Jones qu’on choisit pour construire, à Elizabethtown, un bâtiment qui abriterait le nouveau palais de justice et la nouvelle prison du district, et il accepta donc d’organiser une souscription publique pour les travaux. Buell, de son côté, fournit le terrain. Une fois l’édifice achevé, en 1811, leur village prit le pas sur Johnstown, l’ancien centre administratif. Elizabethtown crût rapidement, et on proposa de le rebaptiser en l’honneur de Buell ou de Jones. Le village s’appellerait-il Williamstown ou Charlestown ? La mort du major général Isaac Brock* pendant la guerre de 1812 trancha le dilemme et donna aux deux concurrents l’occasion de manifester leur attachement à la Grande-Bretagne et d’arrêter leur choix sur le nom du glorieux général. La lutte avait été intense, mais digne.

Jones possédait des lots et des propriétés locatives à Brockville ainsi que des terres rurales, notamment des emplacements de moulin, partout dans le comté de Leeds et la région de la rivière Rideau. Son père, au moment de sa mort en 1812, détenait quelque 11 000 acres dont une partie figurait peut-être au nombre des 5 200 acres que Charles possédait en 1815 dans le canton d’Elizabethtown. Très fréquemment, Jones achetait et vendait des lots. Certains contemporains, dont Joel Stone*, croyaient discerner en lui un brin d’avarice et d’insensibilité, défauts qui, s’ils étaient réels, viendraient ternir une personnalité généralement intègre. De 1805 à 1840, la portion défrichée de ses terres passa de 5 % à 25 % environ. Ce dernier pourcentage correspondait à la moyenne provinciale, mais Jones l’atteignit surtout en revendant ses terres non défrichées. On doit le considérer comme un homme animé d’un sens aigu des affaires qui sut mettre en valeur le territoire et saisir les bonnes occasions, et non comme un propriétaire absentéiste. Il avait aussi un côté philanthrope : ainsi il donna des terrains à Brockville pour une église épiscopale (1812), pour une école (1819), pour une église presbytérienne (1825) et pour une place du marché (1833). Dans son testament, il légua le terrain de ce qui est aujourd’hui le parc Victoria et offrit d’autres superficies pour une école militaire, pour l’aménagement de rues et pour d’autres fins publiques.

À la campagne, la plus rentable des terres de Jones s’avéra être celle qu’il acheta en 1809 à l’ouest de Brockville, dans le canton de Yonge, où Buell avait des moulins. Avant 1806, il avait construit un établissement qui réunissait une scierie et un moulin à farine, Yonge Mills, et qui allait devenir en 1828 sa principale entreprise. En 1830–1831, il s’en servit comme garantie pour obtenir de Peter McGill* et George Moffatt*, de Montréal, des hypothèques qui totalisaient plus de £11 500. Selon les livres de mouture ou d’expédition et plus de 600 lettres, environ un quart des grains étaient moulus sur commande pour des fermiers de tout le comté de Leeds, tandis que le reste l’était pour de plus gros clients, en l’occurrence des marchands. Yonge Mills était une exploitation d’assez grande capacité pour l’époque : elle produisait chaque année environ 12 000 barils de farine pour l’exportation, ce qui, à la fin des années 1830, représentait environ 10 % de tous les stocks de farine qui descendaient le Saint-Laurent. Jones s’absentait de Brockville durant des semaines afin d’acheter du blé et de conclure des marchés de mouture ; son territoire englobait tout le pourtour du lac Ontario, du comté de Prince Edward à la presqu’île du Niagara, et à compter de 1840 il comprit aussi l’Ohio. Ses cousins Henry et Sidney Jones, de Brockville, assuraient l’expédition tandis que la compagnie québécoise Tremain and Moir était son principal représentant à Québec et à Montréal, auprès des clients qui demeuraient en aval de Brockville et outre-mer. C’était une entreprise aux mailles serrées, qui reposait sur des liens de parenté et sur la loyauté envers les anciens associés.

Jones demeurait convaincu que l’industrie ne pourrait s’implanter au Canada et que l’avenir appartenait à l’agriculture, opinion que défendait aussi William Buell* fils à titre de rédacteur en chef du Brockville Recorder. Pour être commercialisable, maintenait Jones, la farine canadienne devait être supérieure à toute autre ; aussi ne permettait-il pas qu’on appose sa marque de commerce sur un produit de qualité inférieure. Il employait des artisans et de l’équipement américains lorsque ceux du Canada n’étaient pas à la hauteur. À compter de 1835, Yonge Mills accrut sa productivité grâce à une diversification des activités : distillation de whisky, utilisation des sous-produits de la mouture pour l’élevage du porc, ouverture d’une tonnellerie.

Bien qu’on ne possède sur son magasin de Brockville aucun dossier postérieur à 1830, la correspondance de Jones concernant les marchandises indique qu’il demeura dans le commerce de détail durant les années 1830. À divers moments au cours de cette période, il détint des actions dans des banques, dans la Cataraqui Bridge Company, dans l’Inland Forwarding and Insurance Company ainsi que dans le schooner Trafalgar et le vapeur Brockville. De plus, il s’intéressa à l’exploitation d’une mine de cuivre du canton de Bastard et à une fonderie de Furnace Falls (Lyndhurst) [V. Abel Stevens*]. La localité de Woodstock, dans le Haut-Canada, aussi bien que son neveu par alliance, Allan Napier MacNab*, lui demandèrent des prêts. Dans tous ces cas, comme lorsqu’il s’agissait de ses terres, Jones se comportait avec détermination. Par exemple, en 1835, il abandonna ses intérêts dans la compagnie de commerce transitaire et d’assurances pour marquer le mécontentement que lui causait le transfert du siège social de Brockville au village rival de Prescott.

La carrière publique de Jones suivit la même courbe ascendante que ses activités d’homme d’affaires. Nommé capitaine de milice au cours de la guerre de 1812, il fut détenu par les Américains pendant une brève période. En 1819, il devint président de la Johnstown District Agricultural Society, de fondation récente. L’année suivante, le procureur général John Beverley Robinson* le nomma commissaire en vertu de la loi de 1814 sur les non-naturalisés, poste qui l’habilitait à confisquer les terres dont les titres de propriété n’étaient pas en règle. On le mandata à titre de magistrat en juillet 1822, mais il refusa cette responsabilité en alléguant que ses « différentes occupations » prenaient déjà tout son temps. De 1822 à sa mort, Jones fut colonel du 2nd Regiment of Leeds militia et s’occupa activement de l’entraînement, de la défense et de l’amélioration du mode de distribution des armes. En outre, avec John Macaulay* notamment, il siégea à la commission provinciale de la navigation intérieure. Cette commission présenta en 1823 un rapport sur les levés que Samuel Clowes avait faits dans une région familière à Jones, celle de la rivière Rideau, et qui portaient sur un trajet proposé pour le futur canal entre le lac Ontario et la rivière des Outaouais.

En 1816, Jones s’était porté candidat à l’unique siège de député de la circonscription de Leeds. Particulièrement irrité que l’on ait imposé la loi martiale pendant la guerre, il avait alors vigoureusement défendu la tradition du parlementarisme britannique dans de longs et fastidieux discours. Défait par Peter Howard, il se présenta de nouveau en 1821 et remporta cette fois l’un des deux sièges de Leeds. Il le quitta en 1828 parce qu’on lui reprochait la position qu’il avait prise à l’Assemblée concernant l’imposition de droits d’importation à des fins éducatives. Probablement grâce à ses liens d’amitié avec Robinson et John Strachan*, il entra sans délai au Conseil législatif, où il siégea jusqu’à la fin de sa vie.

Tout au long des années 1830, la famille Jones occupa une place prépondérante à Brockville. Nommé au bureau local de santé en 1835, Charles fut président de la Brockville Constitutional Society en 1836 et du bureau de police l’année suivante. En 1836–1837, par opportunisme politique, lui et son frère Jonas s’allièrent à leur concitoyen Ogle Robert Gowan*, organisateur du mouvement orangiste dans le Haut-Canada. Gowan usa de ses liens avec les Jones et d’autres membres de l’establishment tory pour promouvoir son propre avancement et celui de ses idées. De son côté, Jones avait des intérêts dans les régions qu’habitaient les partisans irlandais de Gowan, et l’alliance empêcha la balance du pouvoir de pencher en faveur des Buell. Cependant, en janvier 1838, Jones rompit avec Gowan parce que celui-ci souhaitait créer une brigade irlandaise dans la milice de Leeds. Réfractaire à tout ce qui pouvait « exacerber les distinctions nationales » – but que le leader orangiste n’avait pas manqué de poursuivre durant la rébellion – Jones mit aussi fin, en mai, à son abonnement au journal de Gowan, le Statesman, en raison de la « tendance incendiaire » des éditoriaux de son propriétaire. Les Jones ne reconquirent jamais leur suprématie politique ; en juillet 1839, un orangiste anonyme déclara dans le Brockville Recorder que le family compact du district avait été « annihilé ».

Un triste déclin marqua les trois dernières années de Jones. Au printemps de 1837, une crise frappa l’économie, naguère florissante, et la récolte de blé fut médiocre. Jones avait du mal à percevoir ses comptes aussi bien qu’à régler ses dettes et fut mêlé à un litige concernant le Trafalgar. L’agitation politique de décembre 1837 puis l’appel lancé aux miliciens six mois plus tard afin de contrer une menace d’invasion des forces patriotes regroupées aux États-Unis furent troublants pour des défenseurs du règne du droit comme lui, qui craignait aussi pour ses moulins. Des rebelles exilés allèrent jusqu’à le menacer de mort. Il eut également des différends avec son fils Frederick, étudiant au Yale College, et perdit un autre fils, Stuart, en 1839. Dans l’espoir de refaire sa santé, il passa l’été de 1839 en Angleterre, mais son état empira au printemps suivant. Il s’éteignit en août 1840 ; la cause de sa mort n’a pas été relevée.

L’ère du torysme du family compact tirait à sa fin ; Charles Jones n’aurait pu s’adapter à l’époque qui s’ouvrait, celle de l’Union et des réformes gouvernementales. En outre, l’accroissement rapide de l’immigration, l’accélération du défrichement et l’augmentation massive du trafic céréalier et autre sur les Grands Lacs – tout cela vint bousculer le coin isolé où il avait coulé des jours tranquilles et connu un bonheur presque sans mélange.

Thomas F. McIlwraith

AO, MS 520, John Elmsley à Solomon Jones, 26 févr. 1800 ; MU 3155–3188 ; RG 21, United Counties of Leeds and Grenville, Elizabethtown Township, assessment rolls, 1800–1805 ; RG 22, sér. 155.— APC, MG 24, B7 ; RG 5, A1 : 28896–28897, 29818–29821, 29925–29927, 33631–33648, 37267–37326, 103404–103409, 115971–115972, 116012–116014, 117198–117205 ; RG 68, General index, 1651–1841 : 447, 670.— Leeds Land Registry Office (Brockville, Ontario), Abstract index to deeds, Elizabethtown Township, concession 1, lots 10–11 ; Yonge Township, concession 1, lot 8 (mfm aux AO).— Arthur papers (Sanderson).— The parish register of Kingston, Upper Canada, 1785–1811, A. H. Young, édit. (Kingston, Ontario, 1921).— Chronicle & Gazette, 24 mai 1834, 15 juin 1835, 26 mars, 11 mai 1836, 4, 19 janv. 1837, 22 août, 25 nov. 1840.— Kingston Chronicle, 28 mai 1819, 17 janv. 1823, 2, 9, 23 févr., 16, 30 mars, 6 avril 1827.— Chadwick, Ontarian families, 1 : 173–175.—D. H. Akenson, The Irish in Ontario : a study in rural history (Kingston et Montréal, 1984).— Ian MacPherson, Matters of loyalty : the Buells of Brockville, 1830–1850 (Belleville, Ontario, 1981).— R. W. Widdis, « A perspective on land tenure in Upper Canada : a study of Elizabethtown Township, 1790–1840 » (thèse de m.a., McMaster Univ., Hamilton, Ontario, 1977).— W. H. Cole, « The local history of the town of Brockville », OH, 12 (1914) : 33–41.— E. M. Richards [McGaughey], « The Joneses of Brockville and the family compact », OH, 60 (1968) : 169–184.

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Thomas F. McIlwraith, « JONES, CHARLES », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 7, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 3 nov. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/jones_charles_7F.html.

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Auteur de l'article:    Thomas F. McIlwraith
Titre de l'article:    JONES, CHARLES
Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 7
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1988
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