Ida Roth (Steinberg) (1883–1942), femme d’affaires juive née en Hongrie, établit une petite épicerie familiale à Montréal qui devint une chaîne très prospère. Après s’être séparée de son mari, elle ouvrit un premier magasin en 1917 sur le boulevard Saint-Laurent, au cœur de la communauté juive. Ida et ses six enfants – Samuel à leur tête – développèrent le commerce à travers toute la ville. Celui-ci connut tant de popularité que l’expression « faire son Steinberg » entra dans le vocabulaire des Montréalais francophones comme synonyme de faire son épicerie. À la mort de la fondatrice, la Steinberg’s Wholesale Groceterias Limited comprenait 23 magasins à Montréal et dans sa banlieue.
Titre original :  Archives de la Bibliothèque publique juive. pr007500 [Détail]

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ROTH, IDA (Steinberg) (la famille portait le patronyme Sternberg avant son arrivée au Canada en 1911), épicière et femme d’affaires, née le 26 janvier 1883 à Balkány, Hongrie, fille de Hani Fogel (Fógel) et de Zsigmond Roth (Róth) ; vers 1902, elle épousa en Hongrie Vilmos (William) Sternberg (Steinberg), et ils eurent six enfants ; décédée le 4 avril 1942 à Montréal et inhumée le jour suivant au même endroit.

De la Hongrie au Canada

Née d’une mère et d’un père juifs à Balkány, village du nord-est de la Hongrie, Ida Roth était la fille aînée des huit enfants d’une famille très modeste. Orpheline dès son adolescence, elle se vit adoptée par son oncle, tandis que divers autres parents recueillirent ses frères et sœurs. Elle travailla au magasin général de son oncle dans une localité près de Debrecen, où elle acquit des compétences en matière de petite entreprise. Au début du xxe siècle (probablement en 1902), elle épousa le talmudiste Vilmos Sternberg, employé sporadiquement comme boulanger. Il s’agissait sans doute d’un mariage arrangé ; selon la légende familiale, les deux jeunes gens se rencontrèrent pour la première fois le soir qui précéda leur union.

Quatre des six enfants du couple naquirent en Hongrie : Jack (vers 1903), Samuel* (vers 1905), Nathan (vers 1908) et Lily (vers 1909). En 1911, Ida, Vilmos et leurs quatre enfants quittèrent la Hongrie pour le Canada, vraisemblablement afin d’améliorer leur situation économique. Ils partirent d’Anvers, en Belgique, à bord du Montfort, un des « navires d’émigrants » de la Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique, et arrivèrent à Québec le 17 juin 1911. Vilmos, qualifié de boulanger dans le registre des passagers, dit aux agents de l’immigration qu’il allait, avec sa jeune famille, rejoindre son beau-frère, propriétaire d’une épicerie fine, à Montréal. Ce fut à Québec, à la suite d’une erreur de transcription d’un commis, que les Sternberg devinrent les Steinberg. Une fois au Canada, Vilmos adopterait le prénom William. Le couple avait sans aucun doute choisi Montréal comme destination, car deux sœurs d’Ida, Mary et Rachel, y vivaient déjà ; sa sœur Fannie et son frère Lewis arriveraient plus tard.

Le Montréal juif au début du xxe siècle

Ida, William et leurs enfants se joignirent à une communauté de Juifs ashkénazes en pleine expansion à Montréal, alors métropole à la fois de la province de Québec et du Canada. Une petite population juive s’était établie dans le Bas-Canada à la fin du xviiie siècle ; elle avait prospéré et s’était relativement bien intégrée à la bourgeoisie anglophone au Québec. Toutefois, dans les dernières décennies du xixe siècle et au début du xxe, des milliers de Juifs ashkénazes de langue yiddish quittèrent l’Europe de l’Est (les empires russe, allemand et austro-hongrois, et la Roumanie) pour fuir la pauvreté, l’antisémitisme et les pogroms russes. Entre 1901 et 1911, le nombre de Juifs à Montréal passa de 7 000 à 28 000. La plupart des nouveaux arrivants s’installèrent dans les quartiers d’immigration de Montréal, concentrés autour du boulevard Saint-Laurent. Celui-ci, surnommé familièrement la Main, s’étendait vers le nord à partir du port jusqu’au delà de l’avenue du Mont-Royal. En 1931, plus de la moitié des résidents des quartiers Saint-Louis et Laurier, tous deux traversés en leur centre par le boulevard Saint-Laurent, étaient juifs. Nombre d’hommes, de femmes célibataires et d’adolescents dans ces districts trouvaient un emploi dans l’industrie du vêtement (appelée en yiddish la schmata, ou le commerce de la guenille) [V. Lyon Cohen*], notamment comme tailleurs, couturières et opérateurs de machines. Une sœur d’Ida, Mary, travaillait d’ailleurs dans une usine de vêtements. D’autres immigrants juifs à Montréal ouvrirent de petits négoces – épiceries, boucheries ou merceries – sur le boulevard Saint-Laurent ou aux alentours.

Séparation

À leur arrivée en ville, Ida et sa famille vécurent avec Mary et Rachel dans une grande maison ancienne près du port. Les sœurs Roth accueillaient des pensionnaires pour toucher un revenu, à l’instar de beaucoup de femmes mariées de la classe ouvrière à Montréal. Malgré son métier de boulanger, William peinait à trouver un emploi, et l’argent se faisait rare. Une fois au Canada, Ida et William ne tardèrent pas à avoir deux autres garçons : Max (vers 1912) et Morris (vers 1915). Peu après l’arrivée du dernier, le couple se sépara. Selon une histoire qui circulait chez les Steinberg, les sœurs d’Ida auraient encouragé la rupture afin d’éviter d’autres naissances. William parvenait mal à remplir son rôle de soutien de famille et à répondre à ses besoins matériels ; or, tout enfant supplémentaire aurait représenté une charge financière considérable.

Après la séparation, Ida et ses six enfants restèrent avec Mary et son fils, Sam Cohen. William demeurait dans un quartier à prédominance juive du centre-ville, rue Cadieux (de Bullion), près de la rue de La Gauchetière. Il figure dans l’annuaire de la ville de 1915–1916 comme gardien de nuit. Leur fille, Lily, correspondit avec William après que ses parents eurent cessé de faire vie commune. Les lettres qui subsistent – qu’elle rédigea entre l’âge de 9 et 11 ans et qu’elle signa « Votre fille aimante » ou « Votre chère petite fille Lily Steinberg » – sont chaleureuses et affectueuses. Certaines contiennent des questions d’ordre pratique : Lily demande de l’argent à son père pour un violon, ainsi que pour des vêtements (des bas et des sous-vêtements) pour elle et ses frères. Elle y décrit ses progrès à l’école, la santé et les activités de sa mère et de ses frères, et l’état des finances de la famille. En 1919 ou 1920, au cours de la récession qui suivit la Première Guerre mondiale, Lily écrivit ceci : « [C’est] très au ralenti par ici et il est difficile de gagner sa vie. »

Mme I. Steinberg, épicière

En janvier 1917, Ida Steinberg ouvrit une épicerie sur le boulevard Saint-Laurent. Selon l’annuaire de Montréal de 1921–1922, elle était veuve (même si William vivait toujours) ; en guise de profession, on la dit « de l’épicerie fine de la Main », au 1451, boulevard Saint-Laurent, entre la rue Marie-Anne et l’avenue du Mont-Royal. Ida et sa famille demeuraient à l’arrière et au-dessus de la boutique. En 1925, elle louait l’appartement voisin et avait agrandi le magasin. Au début du xxe siècle, les immigrants juifs au Canada fondaient souvent de petites entreprises, dont des épiceries, qui nécessitaient un capital de démarrage relativement faible ; l’investissement initial de la femme d’affaires dans les marchandises s’élevait à 200 $. De tels magasins s’appuyaient sur les marchés locaux ; au fil du temps, leurs propriétaires nouaient des relations étroites avec les clients du coin et faisaient fréquemment crédit aux habitués pour s’assurer leur fidélité. Ida Steinberg travaillait inlassablement, de l’aube jusqu’à bien après le crépuscule, six jours par semaine, pour fournir des produits et un service de qualité. Elle s’efforçait d’offrir les plus bas prix possibles en vendant de grandes quantités de marchandises. Une photographie datant des années 1920 la montre, petite et soignée, se tenant derrière la caisse enregistreuse de son magasin, où elle prend la pose avec quatre jeunes hommes et trois jeunes femmes, dont sans doute certains de ses enfants ; la boutique renferme beaucoup de paniers de denrées fraîches, de conserves et de vitrines de biscuits. Les clients locaux téléphonaient pour passer leurs commandes, qu’on livrait ensuite chez eux dans un chariot tiré par des chevaux. Ida Steinberg parlait assurément le yiddish et le hongrois avant son arrivée au Canada, mais elle envoya ses enfants dans des écoles de langue anglaise administrées par le Bureau des commissaires des écoles protestantes de la cité de Montréal [V. Maxwell Goldstein*]. Elle communiquait probablement en yiddish avec les consommateurs et les fournisseurs, mais aussi en anglais et peut-être en français. Tous ses enfants travaillaient dans la boutique, ce qui lui permettait de les surveiller tout en gérant l’entreprise. La survie du commerce dépendait de cette jeune main-d’œuvre. Cinq des six enfants Steinberg sacrifièrent leur scolarité pour contribuer à l’économie familiale ; seul Max termina ses études secondaires. Dans une entrevue réalisée des décennies plus tard, Lily se souvint avoir pleuré à chaudes larmes quand elle apprit qu’elle devait quitter l’école parce qu’on avait besoin d’elle au magasin. Il lui restait à peine un an d’études à faire avant de pouvoir obtenir son diplôme d’études secondaires.

Dans les années 1920, le deuxième fils d’Ida, Samuel, commença à ouvrir des succursales de l’épicerie, d’abord sur l’avenue Bernard à Outremont (Montréal). L’entreprise fut constituée en société et nommée Steinberg’s Service Stores Limited en 1930 ; Samuel et sa femme, Helen Roth, avaient une participation majoritaire, tandis que les autres membres de la famille détenaient le reste des actions. Pendant les années difficiles de la grande dépression, Samuel établit de nouveaux magasins, de type libre-service [V. Theodore Pringle Loblaw* ; William James Pentland*], sous l’appellation Steinberg’s Wholesale Groceterias ; il put ainsi réduire les prix de 15 à 20 % environ. En 1934, Montréal comptait 11 magasins Steinberg, situés dans divers endroits de la ville. Selon le Devoir du 20 novembre 1934, l’entreprise employait alors 56 personnes, possédait un capital d’à peu près 32 000 $, et avait réalisé un profit de plus ou moins 22 000 $ au cours de l’exercice financier de 1931–1932. L’auteure Aline Gubbay rapporte ainsi les propos d’un ancien résident du voisinage du boulevard Saint-Laurent : « Près du coin Mont-Royal se trouvait l’épicerie de Mme Steinberg. Elle était grande, plus grande que les autres. Quand ils partirent s’installer ailleurs et que [leur commerce] devint une chaîne de magasins, Mme Steinberg dit qu’ils ne devraient pas ouvrir [un établissement de vente en gros] sur la Main. Ce n’était pas convenable. La Main était destinée aux petites entreprises familiales. » Le modèle de libre-service eut tant de succès qu’on l’implanta dans tous les magasins. En 1937, le nom de la compagnie avait même déjà officiellement changé pour Steinberg’s Wholesale Groceterias Limited.

En 1931, dans le but d’alléger la charge de travail de sa mère, Samuel avait fermé l’épicerie toujours animée du boulevard Saint-Laurent. Ida devint alors cogérante, avec sa fille Lily, de la succursale de l’avenue de Monkland dans Notre-Dame-de-Grâce, secteur de Montréal où vivaient des gens de classe moyenne majoritairement anglophones. Ida et Lily partagèrent un appartement au-dessus du magasin au 5667, avenue de Monkland, jusqu’en 1936. En juin 1939, au cours d’une célébration mondaine, Lily épousa Hyman Rafman, fils d’un tailleur, et lui-même manufacturier et propriétaire de la Washmor Frocks. Peu de temps après, Lily semble avoir cessé de jouer un rôle actif dans l’entreprise Steinberg.

Dernières années

Tout au long des années 1930, Ida entretint des relations étroites avec ses six enfants, son gendre et ses brus. Lily et ses cinq frères envoyaient à leur mère des cartes postales lorsqu’ils voyageaient, ils s’enquéraient de sa santé et l’exhortaient à ne pas trop travailler. Quand ils se trouvaient en ville, ils organisaient des soupers de famille et l’amenaient à des spectacles de la Young Men’s Hebrew Association de Montréal.

En 1942, année de la mort d’Ida, l’annuaire de Montréal répertoriait 23 succursales de la Steinberg’s Wholesale Groceterias dans divers quartiers et la banlieue, dont Westmount et Verdun (Montréal), en plus du siège social et de l’entrepôt de l’avenue Overdale. Il indiquait également que les cinq fils d’Ida – Jack, Samuel, Nathan, Max et Morris – travaillaient pour l’entreprise à divers titres (responsable du bureau d’entretien, président, secrétaire-trésorier, directeur et caissier, respectivement). À la fin des années 1910 et dans les années 1920, la clientèle du magasin d’Ida parlait majoritairement yiddish. Elle incluait désormais tant les anglophones que les francophones de partout dans la ville. En fait, l’expression « faire son Steinberg » entra dans le vocabulaire des Montréalais francophones comme synonyme de faire son épicerie. On accrocha le portrait d’Ida dans la salle du conseil d’administration de l’entreprise Steinberg à Montréal, en reconnaissance de son rôle de fondatrice.

Ida Steinberg mourut d’une crise cardiaque à l’âge de 59 ans au Jewish General Hospital de Montréal, le 4 avril 1942, au milieu de la Deuxième Guerre mondiale. Ses funérailles se tinrent au salon funéraire Paperman and Sons, rue Saint-Urbain, à quelques pâtés de maisons de l’endroit où elle avait établi son épicerie en 1917. Des centaines de personnes – amis, membres de la famille ainsi que d’anciens clients et fournisseurs – y assistèrent. On l’inhuma au cimetière Back River Memorial Gardens de Montréal, dans la section juive hongroise. Son mari, William, dont elle était séparée et qui lui survécut cinq ans, repose deux rangées plus loin.

L’entreprise lancée par Ida Steinberg continua ensuite de croître pendant des décennies sous la direction de son fils Samuel. Sa vente et son démantèlement survinrent en 1989, et les derniers magasins fermèrent leurs portes le 5 septembre 1992. Trois ans plus tard, une petite rue du quartier industriel de Viauville à Montréal fut nommée en l’honneur de la fondatrice.

Magda Fahrni

Ancestry.ca, « Listes de passagers entrants, Canada, 1865 à 1935 », Ida Sternberg [Steinberg], 17 juin 1911 : www.ancestry.ca/search/collections/1263 ; « JewishGen online worldwide burial registry », Ida Steinberg, Montréal, 5 avril 1942 : www.ancestry.ca/search/collections/1411 ; « Registres d’état civil et registres paroissiaux (Collection Drouin), Québec, Canada, 1621 à 1968 », Ida Steinberg, Outremont [Montréal], 4 avril 1942 : www.ancestry.ca/search/collections/1091 (doc. consultés le 26 févr. 2024).— Bibliothèque et Arch. Canada (Ottawa), R233-114-9, Québec, dist. Georges-Étienne-Cartier (166), sous-dist. quartier Saint-Jean-Baptiste (30) : 7.— Bibliothèque publique juive, Service des arch. (Montréal), Fonds 1066 (fonds de la famille Steinberg/Rafman).— FamilySearch, « Hungary, Civil registration, 1895–1980 », Hani Fógel, Nyírmihálydi, 5 mai 1899 : www.familysearch.org/ark:/61903/1:1:KZQT-R1R?cid=fs_copy ; Zsigmond Róth, Nyírmihálydi, 17 juin 1899 : www.familysearch.org/ark:/61903/1:1:KZQT-K68?cid=fs_copy ; « Hungary, Jewish vital records index, 1800–1945 », Ida Roth, Balkány, 26 janv. 1883 : www.familysearch.org/ark:/61903/1:1:Q2S1-XRP5?cid=fs_copy (doc. consultés le 26 févr. 2024).— Find a Grave, « Memorial no.103801712 » : www.findagrave.com (consulté le 11 août 2020).— « Décès de Mme Ida Steinberg », la Patrie (Montréal), 6 avril 1942 : 9.— « Feu Mme I. Steinberg », la Presse (Montréal), 6 avril 1942 : 9.— « Now what would mother have done ? Answer leads to billion dollar chain of stores », Windsor Star (Windsor, Ontario), 31 déc. 1959 : 17.— « Les “Thrift Stores” », le Devoir (Montréal), 20 nov. 1934 : 3.— Pierre Anctil, Histoire des Juifs du Québec (Montréal, 2017).— Annuaire, Montréal, 1914–1942.— Aline Gubbay, A street called the Main : the story of Montreal’s Boulevard Saint-Laurent ([Montréal], 1989).— Peter Hadekel et Ann Gibbon, Steinberg : le démantèlement d’un empire familial (Montréal, 1990).— Radio-Canada, « Il y a 25 ans, Steinberg disparaissait » : ici.radio-canada.ca/nouvelle/1053976/steinberg-supermarche-commerce-alimentation-histoire-archives (consulté le 29 mai 2023).— Louis Rosenberg, Canada’s Jews : a social and economic study of Jews in Canada in the 1930s, Morton Weinfeld, édit. (Montréal, 1993).— Sylvie Taschereau, « l’Arme favorite de l’épicier indépendant : éléments d’une histoire sociale du crédit (Montréal, 1920–1940) », Soc. Hist. du Canada, Rev. (Ottawa), 4 (1993), no 1 : 265–292.

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Magda Fahrni, « ROTH, IDA (Steinberg) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 17, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 12 déc. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/roth_ida_17F.html.

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Auteur de l'article:    Magda Fahrni
Titre de l'article:    ROTH, IDA (Steinberg)
Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 17
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    2024
Année de la révision:    2024
Date de consultation:    12 déc. 2024