CARTWRIGHT, RICHARD, homme d’affaires, fonctionnaire, juge, homme politique, officier de milice et auteur, né le 2 février 1759 à Albany, New York, fils de Richard Cartwright et de Joanne Beasley ; décédé le 27 juillet 1815 à Kingston, Haut-Canada.
Né en Angleterre, le père de Richard Cartwright avait émigré à New York en 1742 ; sa mère était d’une « famille hollandaise loyale ». Au début des années 1770, Richard Cartwright père était devenu un des piliers de la communauté d’Albany. Il possédait une auberge qui marchait bien et une vaste étendue de terre de bonne valeur près de Cherry Valley, il était aussi maître de poste adjoint d’Albany, et se montrait actif, sur le plan local, au sein de l’Église d’Angleterre. La prospérité du père permit au fils de fréquenter des écoles primaires et secondaires privées, où il étudia « les classiques et d’autres branches plus élevées du domaine de l’éducation », en vue d’une carrière ecclésiastique. Si le début de la Révolution américaine mit fin à ses projets d’entrer dans les ordres, le jeune Cartwright n’en conserva pas moins sa soif de connaissances. Malgré une vilaine déformation à l’œil gauche, il lisait beaucoup, écrivait une prose claire et souvent évocatrice, et célébrait hautement les vertus de « la lecture, de l’écriture, de la pensée ou de la conversation alliée au bon sens ». Dans les années qui suivirent, Cartwright, bien instruit, intelligent et, a-t-on dit, doué d’une mémoire photographique, fut un homme d’une stature intellectuelle qui, parfois, en imposait à ses contemporains, les pionniers de la communauté du Haut-Canada.
La vie de la famille Cartwright dans la colonie de New York fut complètement bouleversée par la Révolution américaine. Au début, Richard Cartwright père sut éviter l’affrontement avec les rebelles qui contrôlaient la région d’Albany. En 1775, il fournit des ravitaillements, en vue de l’attaque menée contre le fort Ticonderoga (près de Ticonderoga, New York) par Ethan Allen et Benedict Arnold ; en outre, il remit au moins deux lettres suspectes entre les mains des chefs rebelles. Mais, après la Déclaration d’indépendance, il sentit la nécessité d’adopter une position de plus grande neutralité, qui allait toutefois être mise à l’épreuve. En effet, en février 1777, le comité de correspondance d’Albany saisit une lettre écrite par Richard Cartwright fils à sa sœur, Elizabeth Robison, de Niagara (près de Youngstown, New York). Le contenu de la lettre était de toute évidence incriminant, car Cartwright fils reçut l’ordre de « verser une caution pour garantir sa bonne conduite future ». Il semble qu’en octobre 1777 on ne pouvait plus garantir sa bonne conduite, et son père obtint du comité l’autorisation de le laisser gagner le territoire britannique, en compagnie de sa jeune nièce Hannah. Marqués par le loyalisme de leur fils, les Cartwright subirent de mauvais traitements, virent leurs propriétés « détruites et pillées », et, en juillet 1778, furent « conduits sous bonne garde à Crown Point ».
Dans un récit de son voyage vers la province de Québec, rédigé en 1777, et dans des écrits postérieurs, Richard Cartwright fils tenta de préciser sur quoi se fondait sa loyauté envers l’Empire et la constitution britanniques. Peu après avoir quitté la colonie de New York, il expliqua ainsi son départ : « Le vent de folie qui soufflait sur mon pays natal, où tout l’appareil gouvernemental était renversé, où le caprice seul était la règle et la norme des usurpateurs de l’autorité, où [enfin] éclatait au grand jour toute la désolation que peut produire le pouvoir [quand] il est guidé par la malice – [ce vent de folie] avait depuis longtemps suscité en moi le désir de partir [...] malgré la tendresse des sentiments intimes que j’éprouvai en me séparant des parents les plus affectionnés qui soient et de quelques aimables connaissances, c’est avec un plaisir sensible que je quittai un lieu où régnait la discorde et prévalaient depuis longtemps toutes les misères de l’anarchie. » Pour les Loyalistes comme Cartwright, la constitution britannique était le symbole d’institutions et de traditions – par exemple, un gouvernement doté d’une chambre haute et d’un exécutif nommés, le jugement par jury et l’habeas corpus – qui étaient des garanties de l’ordre, de l’autorité et de la liberté, sous la protection des lois. L’autre dimension de son loyalisme était sa foi dans l’« unité de l’Empire », sous « la suprématie du Parlement », celle-ci « considérée comme s’étendant aux dominions britanniques ». En d’autres mots, c’était sa conviction que les nombreux rameaux de l’Empire britannique devaient être unis sous l’autorité du Parlement, lequel assurait l’ordre, la stabilité et une communauté d’intérêts dans les diverses parties de l’Empire. La conception que Cartwright se faisait de celui-ci, alliée à son adhésion à la constitution britannique et à la conscience aiguë de ses origines loyalistes, allait influencer tant la façon dont il réagirait aux problèmes publics que l’orientation qu’il chercherait à imprimer au Haut-Canada.
Arrivé à Montréal par voie de terre, Cartwright devint un peu plus tard secrétaire du major John Butler*, qui commandait un régiment loyaliste cantonné au fort Niagara. Il passa les années 1778 et 1779 à faire des expéditions militaires dans le nord de la colonie de New York et acquit de l’expérience dans le domaine des fournitures militaires, tout en se créant de précieuses relations commerciales. En mai 1780, il laissa l’armée pour s’associer à Robert Hamilton. L’année suivante, Hamilton et Cartwright, aidés de leurs principaux fournisseurs, James McGill et Isaac Tord, de Montréal, formèrent une société avec John Askin, de Detroit. Tous ces marchands désiraient fortement prendre leur part non seulement du commerce lucratif des fourrures, mais aussi du ravitaillement des garnisons britanniques. Il est difficile de retracer les allées et venues de Cartwright pendant les quelques années qui suivirent ; il est possible, toutefois, qu’en 1783 il se soit occupé des affaires de la société dans la partie orientale du Haut-Canada, à partir d’un magasin situé dans l’île Carleton (New York). En 1784, l’association avec Askin fut dissoute à l’amiable et, la même année, si ce n’est peut-être en 1785, Cartwright quitta l’île Carleton pour Cataraqui, sur la terre ferme. Peu après, il épousa Magdalen Secord, membre d’une famille loyaliste bien connue et belle-sœur de Laura Secord [Ingersoll*]. Le couple allait avoir huit enfants, et Magdalen Cartwright consacra à son mari un dévouement et un amour sans faille, et lui accorda aveuglément son appui.
Dans l’île Carleton et, plus tard, à Cataraqui (rebaptisé Kingston en 1788), Cartwright se trouva bien placé pour faire fructifier son remarquable esprit d’entreprise. Il était doué d’une inlassable énergie et avait la passion du détail, si bien qu’aucun aspect de son commerce grandissant n’échappait à son contrôle. Son association avec Hamilton se poursuivit sans interruption jusqu’en 1790, et Cartwright put utiliser les relations militaires qu’il s’était faites à Niagara pour obtenir des contrats de fournitures destinées à la garnison de Kingston. Au début des années 1790, William Robertson et Isaac Todd firent, avec succès, des pressions auprès du gouvernement, en Angleterre, et obtinrent, en faveur de Cartwright, de Hamilton, d’Askin et de David Robertson, un contrat exclusif pour l’approvisionnement des garnisons du Haut-Canada, de 1793 à 1795. Cartwright fut aussi un maillon essentiel de « l’empire commercial du Saint-Laurent », qui s’étendait de Londres à Montréal et, passant par Kingston, continuait à Niagara, Detroit et jusqu’au Nord-Ouest. À Kingston, contre une commission de 5 p. cent, Cartwright recevait et réexpédiait des marchandises que McGill et Todd envoyaient à l’intérieur. Il exportait via Montréal des produits du Haut-Canada – bois, blé, farine, potasse et perlasse – et importait, par l’intermédiaire de ses représentants montréalais, des produits manufacturés anglais et d’autres marchandises qu’il vendait avec de grands profits à la population civile en pleine croissance. Ce monopole de fait dans la vie économique de la région dont bénéficiaient Cartwright et d’autres marchands de Kingston, tels Joseph Forsyth, Peter Smith* et John Kirby*, s’était traduit par cette relation d’interdépendance du débiteur et du créancier qui a caractérisé tant de sociétés de pionniers. Aussi, à partir du milieu des années 1780, Cartwright sut-il tirer pleinement avantage de sa situation géographique et du très grand nombre de ses amis et associés. Même là, il admit, néanmoins, que beaucoup de choses dépendaient de l’appui et des capitaux britanniques. Soulignant « le grand nombre de garnisons et de services publics installés parmi [eux] », il fit observer ce qui suit : « aussi longtemps que le gouvernement britannique jugera convenable d’engager des gens pour venir consommer notre farine, nous irons très bien et continuerons à jouer un rôle ».
Malgré tous les avantages de ses débuts, Cartwright se trouva, en 1786, dans une situation économique vulnérable, ce qui le décida à se retirer, comme il le dit, « dans d’étroites limites ». Mais, en 1788, la situation économique générale s’étant améliorée, Cartwright s’engagea dans la construction maritime en lançant le Lady Dorchester, de 120 tonneaux. Six ans plus tard, il s’unit à un certain nombre d’autres marchands pour la construction du Governor Simcoe.
Cartwright avait appris de bonne heure, dans sa carrière d’homme d’affaires, que la diversification et la flexibilité étaient deux conditions absolument essentielles à l’obtention de profits raisonnables. Son magasin général de Kingston a été correctement décrit comme « le plus important centre d’affaires » de cette communauté. Cartwright possédait aussi, à Kingston, une boutique de forgeron et une boutique de tonnelier. En 1792, il acheta les moulins du gouvernement que Robert Clark* avait construits à Napanee – situé à 25 milles à l’ouest de Kingston – et les agrandit immédiatement pour augmenter la production de farine. La farine produite à Napanee était d’une qualité exceptionnelle, et, en moins de quelques années, Cartwright en expédiait à Niagara et à Montréal. À Napanee, encore, Cartwright construisit une grande « boutique », une scierie, une foulerie, une distillerie, une « taverne, et d’autres bâtiments ». En 1815, il estimait que, pour la période de 1806 à 1814, ses opérations commerciales de Napanee lui avaient « laissé un profit de £110 011 19 shillings 8 pence, soit, en moyenne, £1 370 shillings par année ». Selon Cartwright, « peu de commerces de Kingston, s’il en est, ont fait des affaires rapportant un tel bénéfice pour la même période ». Les profits qu’il tira de ses entreprises de Kingston ont dû être au moins aussi grands.
Vers le milieu des années 1790, la farine était devenue un produit de base d’une telle importance pour Cartwright qu’il affirma avec force : « à moins que nous ne puissions faire nos paiements au moyen de ce produit, nos affaires s’affaibliront probablement beaucoup dans la province». En 1801, plus de 25 p. cent de toute la farine expédiée de Kingston à Montréal appartenait à Cartwright. Ce dernier s’intéressa fortement aussi au commerce du lard salé. En 1794, par exemple, la production de lard, à Kingston, s’éleva à 800 barils, soit une augmentation de 75 p. cent par rapport à l’année précédente. Cette croissance remarquable était attribuable à un seul homme : Richard Cartwright.
Constatant l’importance de plus en plus grande du commerce de la farine et du lard avec Montréal et d’autres marchés plus éloignés, d’une part, et les désavantages des barques pour leur transport, d’autre part, Cartwright commença, en 1794, « à penser sérieusement à tenter de faciliter l’exportation de [ses] produits vers Montréal par le moyen de chalands et de radeaux ». En 1801, il était occupé à construire ses propres chalands et se proposait de les expédier, chargés de farine, directement de Napanee à Québec. Malgré la perte de l’un de ses chalands sur le Saint-Laurent en 1802, Cartwright conserva son enthousiasme pour un mode de transport qu’il considérait comme l’un des plus pratiques et des moins coûteux.
Non seulement Cartwright s’intéressa activement à presque tous les aspects du commerce, mais il encouragea aussi l’industrie locale. Il fabriqua lui-même de la toile pour la marine britannique pendant la guerre de 1812, et il distribua aussi des produits tricotés dans la région. En outre, avec d’autres membres de l’élite de Kingston, tels Peter Smith, Lawrence Herchmer et Allan MacLean*, il se sentit obligé, en 1811, de sauver la Kingston Gazette en l’acquérant, pour un certain temps, de son propriétaire désillusionné [V. Stephen Miles*]. Cartwright considérait la Gazette comme un organe influent, grâce auquel lui et les autres chefs de file pourraient agir sur les attitudes et le sens des valeurs de ceux qui habitaient la partie est du Haut-Canada. Dès lors, il n’y a pas à se surprendre que, sous le pseudonyme de Falkland, Cartwright ait publié beaucoup d’articles dans la Gazette à la veille et pendant la guerre de 1812. Dans ses articles, il insista sur les traditions loyalistes et britanniques, lesquelles, à son avis, étaient au cœur même de la société du Haut-Canada.
À sa mort, en 1815, Cartwright laissa à sa femme et à ses enfants non seulement ses riches entreprises commerciales, ses maisons et ses biens personnels à Kingston et à York (Toronto), mais également plus de 27 000 acres de terre situées dans presque tout le Haut-Canada. De toute évidence, il fut un entrepreneur aux dons et aux succès peu communs. Les principales raisons de sa réussite commerciale, à n’en point douter, furent sa scrupuleuse honnêteté et sa remarquable capacité de voir les détails. Il n’exploitait pas ses clients, et il s’attendait, en retour, à être traité de la même façon. Une autre raison de sa réussite fut la flexibilité et la diversification de ses affaires. Il était parvenu, comme il le dit une fois, en 1815, à faire que ses entreprises « s’assistassent mutuellement en s’interpénétrant ».
Les conceptions économiques de Cartwright s’accordaient avec ses intérêts économiques. Il dénonçait l’ « intervention [du gouvernement] dans la gestion de la propriété privée » – soit les lois rigoureuses concernant les faillites et la divulgation de renseignements d’ordre financier ou les restrictions sur le commerce – comme étant « en contradiction avec les droits civils ». Mais il prônait aussi un encouragement, de la part du gouvernement, à la production de certaines récoltes destinées à être vendues immédiatement, par le moyen de gratifications et de l’inspection des produits exportés à partir du Haut-Canada, en vue d’en assurer un haut niveau de qualité. Il était particulièrement opposé aux restrictions sur le commerce du Haut-Canada avec le Bas-Canada ou les États-Unis, et, en 1798, il usa de son influence, en tant que l’un des trois habitants du Haut-Canada à faire partie d’une commission interprovinciale, pour obtenir le libre-échange avec les États-Unis. Cet accord de réciprocité ne prit fin que lorsque les États-Unis imposèrent des restrictions, en 1801. Cartwright faisait valoir que le libre-échange bénéficierait au Haut-Canada, d’autant que le nord des États-Unis serait intégré au système commercial du Saint-Laurent et que les produits manufacturés anglais et les récoltes canadiennes atteindraient les marchés américains en passant par des ports canadiens, comme Kingston, et par les mains de marchands canadiens, comme Richard Cartwright. Tôt dans sa vie, Cartwright avait réfléchi sur la difficulté de distinguer les plans « mis de l’avant » pour le bien du pays, de ceux qu’on prône en vue de « quelques considérations privées ». Sa conclusion, qu’il était impossible même aux individus concernés de distinguer les uns des autres, pourrait fort bien s’appliquer aux rapports qui s’établirent entre les intérêts du Haut-Canada et ceux de Richard Cartwright.
La place qu’occupait Cartwright dans la communauté et la vocation de serviteur et de promoteur du « bien de la société », dont il se sentait investi, lui valurent d’être créé juge de paix vers le milieu des années 1780 ; il fut aussi président des magistrats de son district une fois que la Cour des sessions trimestrielles eut commencé à siéger, en 1788. Cette année-là, il fut encore nommé juge de la Cour des plaids communs. On voyait en lui un juge consciencieux et avisé, qui contribuait à la « dignité de la cour ». En 1797, et de nouveau en 1800, Cartwright fut nommé, avec Joshua Booth, Hazelton Spencer et Joseph Forsyth, membre de la première commission des héritiers et légataires du district de Midland. De même en 1800, Cartwright fut désigné pour faire partie d’une commission de ce district dont les membres feraient prêter le serment d’allégeance aux colons qui réclamaient des terres. Il occupa encore les postes suivants : membre du conseil des terres de Mecklenburg, établi en 1788 ; officier de milice (1793) ; lieutenant de comté (1792) ; et, fonction plus importante, conseiller législatif (1792). En outre, il apporta son appui et son concours à l’amélioration des établissements d’enseignement dans la province. En 1799, il amena dans le Haut-Canada un jeune enseignant écossais, John Strachan*, qui devait instruire de nombreux chefs de file de la génération suivante dans le Haut-Canada. Quelques années plus tard, en 1805, Cartwright écrivit un mémoire sur l’éducation, qui fut à l’origine d’une décision de l’Assemblée de consacrer £400 à l’achat d’instruments scientifiques pour l’école de Strachan à Cornwall.
Un des événements importants de la carrière politique de Cartwright fut sa querelle avec Simcoe, premier lieutenant-gouverneur du Haut-Canada. Ce n’était rien de moins que deux conceptions différentes du Haut-Canada, comme colonie britannique, qui s’affrontaient. Simcoe voulait que le Haut-Canada devînt une reproduction en plus petit de l’Angleterre, avec une aristocratie terrienne, une Église établie et des institutions qui seraient une réplique de celles de l’Angleterre ; comme le disait Cartwright, « [Simcoe] pens[ait] que tout règlement existant en Angleterre conviendrait [dans le Haut-Canada] ». Au contraire, Cartwright croyait que, si les institutions coloniales devaient être créées d’après celles de la mère patrie, l’accent devait être mis sur « l’esprit de la constitution », et non point sur « la reproduction pure et simple de tous les organismes subalternes, sans tenir compte de la grande disparité, à tous égards, des deux pays ». C’est pourquoi Cartwright, bien qu’anglican, s’opposait aux privilèges exclusifs conférés au clergé anglican par le Marriage Act de 1793, vu qu’il n’y avait pas de « dispositions [suffisantes] pour les mariages des dissidents », lesquels formaient la majorité de la population. De même, il s’opposa à la loi de judicature de 1794, en vertu de laquelle les cours du Haut-Canada furent centralisées comme elles l’étaient en Angleterre, parce que l’éparpillement de la population, allié au manque d’avocats, rendait cette centralisation impraticable. Non seulement Cartwright pensait que les institutions britanniques devaient être adaptées aux besoins et aux conditions du Haut-Canada, mais il croyait aussi que les conceptions personnelles des chefs de file coloniaux, comme lui-même, devaient être respectées par les lieutenants-gouverneurs britanniques. S’il avait été nommé conseiller législatif, pensait-il, c’était à cause de sa « connaissance du pays et des lois qui devaient convenir le mieux à la situation de la colonie, [et] non point simplement pour faire preuve de complaisance à l’égard de la personne qui dirige[ait] le gouvernement ». De plus, Cartwright croyait qu’au contraire de Simcoe il s’était, lui, voué à long terme à cette colonie. « Tous mes projets, tant pour moi-même que pour ma famille, écrivait-il, se limitent à cette province, à laquelle je suis attaché par les liens les plus forts, et mes intérêts sont en rapport très étroit avec son bien-être. » On peut comprendre pourquoi il se persuada qu’il était de son droit et de son devoir de s’opposer aux mesures qui eussent mis en péril l’avenir de la colonie.
De surcroît, la politique agraire de Simcoe, qui voulait encourager les émigrants américains à s’établir au Canada, contredisait la vision qu’avait Cartwright du Haut-Canada, « terre d’asile pour les infortunés Loyalistes réduits à la pauvreté et voués à l’exil par leur attachement à la Grande-Bretagne ». C’est la question qui troublait le plus Cartwright, qui, au contraire de Simcoe, voyait d’abord dans le Haut-Canada une colonie loyaliste. « Des Loyalistes entendirent, avec étonnement et indignation, parler de personnes qu’on disait propriétaires de cantons, et qu’ils avaient combattues sur les champs de bataille [alors qu’elles étaient] sous les bannières des rebelles », affirma Cartwright. En ouvrant le Haut-Canada aux colons américains, Simcoe avait aussi « dissipé l’opinion si chère aux Loyalistes que les dons de terres qui leur [avaient été faits] en ce pays étaient conçus comme une marque de faveur particulière et une récompense pour leur attachement à leur allégeance ». Cartwright faisait valoir qu’il était important, dans le Haut-Canada, de « jeter des fondements solides » et de mettre l’accent sur la qualité des immigrants plutôt que sur leur nombre. Les Américains, fermiers pleins de ressources, intelligents et capables, avaient néanmoins des « notions politiques » subversives, comme l’« amour de l’égalité », et n’étaient point « habitués à la soumission ». Ils représentaient dès lors une menace pour la communauté stable, pacifique et rangée qu’était le Haut-Canada de Cartwright.
Un autre défi à sa conception du Haut-Canada se présenta à Cartwright dans la première décennie du xixe siècle et il lui vint d’un groupe de personnes qui critiquaient le gouvernement. Parmi celles-ci se trouvait John Mills Jackson*, qui écrivit une brochure fort sévère à l’égard des autorités, intitulée A view of the political situation of the province of Upper Canada [...], qui parut à Londres, en 1809. Cartwright répondit en 1810 dans Letters, from an American loyalist [...], dénonçant ceux qui critiquaient le gouvernement, comme Jackson, Robert Thorpe*, Joseph Willcocks et William Weekes, en des termes qui rappellent ses dénonciations antérieures des rebelles américains : il parle d’une « faction » de démagogues et d’« esprits turbulents » qui « calomniaient de façon indécente le gouvernement », en le « criblant d’attaques malveillantes » et en « complotant] contre » lui. Selon Cartwright, comme dans le cas des rebelles, les « tentatives séditieuses » de ces démagogues minaient l’autorité du gouvernement et les lois, et troublaient la paix, l’ordre et le bon fonctionnement du gouvernement dans le Haut-Canada. Jackson et ses amis avaient blessé les sentiments loyalistes de Cartwright en laissant entendre que les Loyalistes avaient agi en mercenaires. Piqué au vif, Cartwright répliqua que les Loyalistes « n’étaient mus par aucune considération intéressée » et il alimenta le mythe de la haute origine sociale des Loyalistes, entretenu au xixe siècle, en affirmant « que la plupart de ces hommes braves, si peu connus et si grandement sous-estimés par leur prétendu avocat, avaient du bien, et que certains d’entre eux [étaient] les plus grands propriétaires fonciers d’Amérique ». Il est évident que Cartwright avait été atteint dans les préjugés les plus profonds qu’il entretenait sur lui-même en tant que loyaliste. Et, comme d’autres chefs de file loyalistes, il devint de plus en plus préoccupé de la nécessité de maintenir le statu quo dans les domaines judiciaire et politique. En 1807, il était impossible de distinguer ses conceptions de celles de l’élite gouvernementale d’York. En fait, Cartwright en était arrivé à faire partie de l’élite. Associé d’une façon particulièrement étroite au lieutenant-gouverneur Francis Gore*, il fut l’un de ses principaux conseillers.
Une autre menace de taille pour la colonie d’adoption de Cartwright se fit jour quand éclata la guerre de 1812. Officier de milice, Cartwright se montra actif dès 1807 en tentant d’inspirer aux habitants du Haut-Canada la volonté de résister à l’invasion américaine anticipée. Il voyait cette guerre, où la Grande-Bretagne et le Canada faisaient face à la France et aux États-Unis, comme une bataille cosmique où la Grande-Bretagne représentait l’ordre et la liberté, et ses ennemis, les « horreurs de l’anarchie » et les « chaînes du despotisme ». Les habitants du Haut-Canada, selon Cartwright, ne devraient « pas se refuser à l’épreuve, si elle se présentait ». Inspirés par la fierté, « qui doit réchauffer le cœur de tout homme, d’appartenir à une nation aussi renommée que la Grande-Bretagne », ils devraient montrer leur gratitude et faire tout ce qui est possible pour repousser l’envahisseur, en pensant aux « insultes et à l’avilissement » qui seraient le lot des Loyalistes en particulier, de la part des Américains. Dans ses articles de la Kingston Gazette, Cartwright se montra fier des réalisations de la milice coloniale, si maigres qu’elles puissent paraître à l’historien doué de sens critique. Cette fierté est évidente, aussi, dans une lettre de 1813 dans laquelle il discute de la victoire de Crysler’s Farm : « Nonobstant les plans de conquête du général [James] Wilkinson [...] la réception que lui réserva à Chryslers Farm notre petite bande de héros est un avant-goût de ce à quoi il doit s’attendre dans la suite de ses opérations. »
Les cinq dernières années de la vie de Cartwright furent assombries par des malheurs personnels. S’il était un père et un époux bon et aimant, Cartwright était aussi un patriarche qui attendait et recevait de sa femme et de ses huit enfants du dévouement et de l’obéissance. Il nourrissait de grandes ambitions pour ses enfants, et c’est avec soin qu’il prépara leurs carrières et les y guida. Aussi subit-il un déchirement profond, dont il ne se remit jamais réellement, quand ses deux fils aînés, James et Richard, moururent en 1811, suivis dans la tombe par sa fille Hannah, qu’il chérissait, et par son troisième fils, Stephen. Cartwright lui-même mourut le 27 juillet 1815, de ce qui pourrait être un cancer de la gorge. Il n’avait que 56 ans.
Malgré ses malheurs personnels, Cartwright avait bien des raisons de considérer sa vie comme une réussite. En plus d’amasser une fortune considérable et d’exercer une grande influence sur sa communauté, il avait été le témoin du progrès et de la maturation de sa colonie d’adoption, auxquels il avait du reste pris une part active. Cinq ans avant sa mort, Cartwright décrivit, à sa façon, les acquis du Haut-Canada : « J’ai vécu dans ce pays avant qu’il y eût une seule habitation à l’intérieur de ce qui est maintenant la province du Haut-Canada [...] J’ai vu, dans le cours de quelques années, cette solitude transformée en champs fertiles et couverte de confortables demeures. Je vois autour de moi des milliers [de personnes] qui, sans aucune autre ressource que le travail de leurs mains, commencèrent à débarrasser le sol de ses forêts vierges [et qui sont maintenant] en possession de grandes fermes bien exploitées [...] Je vois ces propriétés non grevées de charges féodales, non amoindries par des redevances ou des taxes, protégées par les lois les plus sages, administrées impartialement et avec équité. Je vois le propriétaire lui-même à l’abri des arrêts vexatoires ou de l’emprisonnement arbitraire. J’ai vu, dans toutes les mesures tendant à promouvoir la prospérité de la colonie, la démonstration des intentions bienveillantes du gouvernement britannique à son égard, qu’est venu couronner l’octroi à la colonie de sa constitution sans égale, dans la mesure où il était possible de le faire dans une province dépendante. J’ai vu jeter les bases d’institutions et d’établissements chargés de promouvoir la connaissance et de diffuser l’instruction religieuse, lesquels, bien que faibles et modestes pour le moment, croîtront de notre propre croissance et deviendront forts de notre propre force. »
Non seulement le Haut-Canada s’était-il développé et avait-il prospéré, mais les Loyalistes avaient rendu à leur souverain ses « soins paternels », puisque leur établissement « dans ce coin éloigné de son Empire [avait] été couronné d’un succès complet ». Jetant un oeil rétrospectif sur ces réalisations, Richard Cartwright concluait que « c’[était] là une scène sur laquelle l’esprit bienveillant [devait] se reposer avec une particulière complaisance ». Il ne fait aucun doute qu’en 1810 Cartwright était tout à fait rassuré sur la sagesse de la décision qu’il avait prise en 1777. Et il devait en être ainsi de sa femme et des quatre enfants – Mary Magdalen, Thomas Robison, Robert David et John Solomon* – qui lui survécurent. Mary épousa en 1814 le capitaine Alexander Thomas Dobbs, de la marine royale ; Thomas devait mourir à l’âge de 27 ans, en 1826, un an avant sa mère ; Robert devint ministre anglican et fut le père de sir Richard John Cartwright* ; John fut un avocat et un homme politique distingué de Kingston.
La paternité de Letters, from an American loyalist in Upper Canada, to his friend in England ; on a pamphlet published by John Mills Jackson, esquire : entitled, A view of the province of Upper Canada (Halifax, [1810]) a habituellement été attribuée à William Dummer Powell*. Cependant, une lettre de Cartwright à Powell datée de 1810 prouve hors de tout doute que Cartwright en est l’auteur. Ce dernier y écrit : « Vous avez lu sans doute mes deux dernières lettres au sujet de la brochure de Jackson que le gouverneur a apportée pour que vous en fassiez une lecture attentive. Comme nous aurons bientôt une presse ici, Son Excellence désire qu’elles soient publiées par tranches dans la Kingston Gazette. À bien y penser cependant, je suis porté à croire qu’il serait mieux [de les publier] d’abord sous la forme de brochure, [afin que] ceux qui ont envie de les lire puissent avoir le texte en entier sous les yeux ; ensuite, on pourra recourir aux journaux pour qu’elles puissent être diffusées plus largement, si on le juge à propos. » Voir QUA, Richard Cartwright papers, Cartwright à Powell, 29 juill. 1810. [g. r. et j. p.]
AO, MS 43, Richard Cartwright à J. Gray, 24 août 1793.— APC, MG 23, H1, 7, Richard Cartwright, « A journey to Canada » (mfm aux QUA).— QUA, Richard Cartwright papers ; [E. E. Horsey], « Cataraqui, Fort Frontenac, Kingstown, Kingston » (copie dactylographiée, 1937), 233.— Kingston before War of 1812 (Preston).— Loyalist narratives from Upper Canada, J. J. Talman, édit. (Toronto, 1946), 44–53.— Minutes of the Albany committee of correspondence, 1775–78 [...], James Sullivan et A. C. Flick, édit. (2 vol., Albany, N.Y., 1923–1925), 1 : 672.— John Strachan, A sermon, on the death of the Honorable Richard Cartwright ; with a short account of his life ; preached at Kingston, on the 3d of September, 1815 (Montréal, 1816).— « United Empire Loyalists : enquiry into losses and services », AO Report, 1904 : 1001s.— Kingston Gazette, 4, 11 févr., 3 mars, 29 août 1812, 17 août, 19 oct. 1813.— Reid, Loyalists in Ont.— MacDonald, « Hon. Richard Cartwright », Three hist. theses.— M. G. Miller, « The political ideas of the Honourable Richard Cartwright, 1759–1815 » (essai présenté à la Queen’s Univ., Kingston, Ontario, 1975).— Wilson, « Enterprises of Robert Hamilton ».
George A. Rawlyk et Janice Potter, « CARTWRIGHT, RICHARD », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 5, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 2 oct. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/cartwright_richard_5F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/cartwright_richard_5F.html |
Auteur de l'article: | George A. Rawlyk et Janice Potter |
Titre de l'article: | CARTWRIGHT, RICHARD |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 5 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1983 |
Année de la révision: | 1983 |
Date de consultation: | 2 oct. 2024 |