GAULTIER (Gautier, Gauthier ou Gaulthier mais il signait Gaultier), JEAN-FRANÇOIS, médecin et naturaliste, né à La Croix-Avranchin (dép. de la Manche, France) le 6 octobre 1708, fils de René Gaultier et de Françoise Colin, décédé à Québec le 10 juillet 1756. Il a été parfois confondu avec un homonyme contemporain vivant en Acadie et un botaniste français de la seconde moitié du xviiie siècle.
Nous connaissons peu de chose sur l’enfance et l’éducation de Jean-François Gaultier. Le chanoine Pierre Hazeur* de L’Orme l’avait rencontré à Paris en 1741, et nous savons par une lettre, datée du 11 mai 1741, que Gaultier avait déjà étudié et exercé la médecine à Paris pendant six ou sept ans. Après la mort de Michel Sarrazin*, en 1734, le poste de médecin du roi, laissé vacant pendant sept ans, sera sollicité par Timothy Sullivan et Hubert-Joseph de La Croix. Mais un fils de Sarrazin, Joseph-Michel, est étudiant en médecine à Paris et le poste est tenu ouvert en prévision de sa graduation. L’étudiant meurt en 1739. Encouragé par le chanoine Hazeur et recommandé par Henri-Louis Duhamel Du Monceau (1700–1782), Gaultier sollicite et obtient ce poste en 1741. Il aura à sa disposition, écrit Hazeur, les livres de Sarrazin. Toutefois à la mort de Mme Sarrazin, en 1743, l’inventaire de ses biens révèle qu’elle possède encore 175 volumes d’œuvres scientifiques.
Déjà en 1741 Gaultier est favorablement connu des Jussieu, académiciens qu’il fréquente et qui l’estiment beaucoup. Antoine de Jussieu (1686–1758) est nommé en 1709 à la chaire de botanique, vacante depuis le décès de Joseph Pitton de Tournefort (1656–1708), le créateur du Genre. Bernard de Jussieu (1699–1777) succède à Sébastien Vaillant (1669–1722) à l’intendance du Jardin royal. Se basant sur les récoltes et les notes de Sarrazin, Vaillant avait compilé vers 1707 un texte de près de 200 pages intitulé « Histoire des Plantes de Canada », sorte d’étude préliminaire à une flore. Sans doute grâce à la bienveillance de Bernard de Jussieu, Gaultier en emportera une copie avec lui à Québec et ce sera l’un de ses principaux instruments de travail. Ce manuscrit avec notes marginales de Gaultier a survécu : c’est le manuscrit dit de « Saint-Hyacinthe ».
Sitôt nommé, Gaultier ne traverse pas immédiatement ; il continue de suivre le traitement des maladies dans quelques hôpitaux de Paris pendant encore un an. Ce n’est qu’en avril 1742 que Maurepas, ministre de la Marine, avise le gouverneur Charles de Beauharnois : Gaultier traversera sur le Rubis. Les honoraires du poste sont de 800# l’an, à une époque où le salaire d’un ouvrier ne dépasse guère un franc par jour (franc équivaut à livre). Cette somme sera augmentée de gratifications extraordinaires en 1752 et 1753 et d’une concession de traite en 1749. En plus de son poste officiel, Gaultier sera le médecin attitré de l’Hôtel-Dieu et du séminaire.
Dès son arrivée à Québec, Gaultier s’inscrit aux cours de droit du procureur Louis-Guillaume Verrier et les suit avec assiduité, sans doute en vue d’une requête de nomination au Conseil supérieur qu’il fera en 1743. Sur recommandation favorable du procureur Verrier et du gouverneur Beauharnois, il est nommé en mars 1744 et entre au conseil en octobre de la même année. Il y servira surtout comme assesseur dans plusieurs causes.
En mai 1745, il est élu membre correspondant de l’Académie royale des Sciences. Les membres de l’académie devaient habiter Paris, mais pouvaient s’adjoindre des correspondants de l’extérieur ou de l’étranger. Gaultier sera le correspondant de Duhamel Du Monceau. Ce dernier s’intéressait à la météorologie, à l’arboriculture et à l’agriculture, etc. Gaultier en fera autant, mais contribuera aussi aux travaux de deux autres académiciens, ceux de Jean-Étienne Guettard (1715–1786) et René-Antoine Ferchault de Réaumur (1683–1757).
En 1747, Roland-Michel Barrin de La Galissonière est nommé gouverneur par intérim. Il développe rapidement une politique d’ensemble pour la colonie, sans oublier les sciences naturelles auxquelles il s’intéresse activement. Gaultier sera le principal exécutant d’un programme d’inventaire et de développement scientifique. À sa demande, Gaultier prépare un mémoire qui sera distribué à tous les commandants des forts, créant un réseau de points d’inventaire et de récolte. Les échantillons seront envoyés à Québec où Gaultier sera chargé de maintenir les contacts et d’acheminer les spécimens vers Paris. Les facilités de bibliothèque seront améliorées, le jardin de l’intendant sera à la disposition du botaniste et le gouvernement financera des voyages scientifiques et d’autres frais d’inventaire.
Lorsque Pehr Kalm* viendra à Québec en 1749 en voyage d’exploration botanique, il sera reçu en hôte officiel ; toutes ses dépenses seront assumées par l’administration et Gaultier, le premier naturaliste du pays, lui servira de guide, organisera des excursions botaniques locales jusqu’aux Éboulements et des visites des principales institutions de la région. On sait que, guidé par Gaultier, les deux mois d’herborisation canadienne de Kalm furent si fructueux qu’il en tira un Flora canadensis malheureusement demeuré manuscrit et aujourd’hui disparu, mais que Carl von Linné (1707–1778) avait consulté. Kalm, reconnaissant, lui dédiera le genre Gaultheria qui est précisément notre thé des bois. Ce genre comprend environ 150 espèces distribuées en Asie, dans le Pacifique et les Amériques. Quelque 25 ou 30 espèces sont utilisées en horticulture comme verdure de fond ou tapis végétal. Sous le vernaculaire salade le Gaultheria Shallon est l’une des plantes coupées préférées comme verdure de fond. Le Gaultheria procumbens est l’une des trois sources de l’huile de thé des bois et de l’essence de Wintergreen utilisés en pharmacie et confiserie. Par la suite naîtra un petit vocabulaire chimique et botanique dérivé du nom de Gaultier. Nous avons relevé : Gaulnettya, Gaulteria, gaulthérase, Gaultheria, Gaultheriae, gaultheriaol, gaulthérie, Gaultheriflora, Gaultherifolia, gaulthériline, gaulthérine, Gaultherioideae, gaulthérioside, gaulthéroïde, gaulthéroline, Gaulthettya, Gaulthiera, Gaulthieria, Gauthiera, Gautiera, Golterya, Gualteria, Gualtieria, Γayπьтeрия.
Les relations personnelles entre François Bigot* et Gaultier ne sont pas clairement explicitées dans les documents qui ont survécu, mais nous savons que Gaultier lui doit plusieurs faveurs. Gaultier sollicite et obtient en 1749 le privilège de traite et pêche au poste de la baie des Châteaux, sur la côte du Labrador, en considération de ses services et de la modicité de ses honoraires officiels. Il exploitera ce poste en société avec ses beaux-frères. Le titre lui concédant le poste lui sera livré en avance de l’approbation du ministre. La rente en est seulement de 2 castors et 4 # l’an pour un poste dont l’exploitation requiert 60000# de capital. Le gouvernement de la colonie n’a que cinq postes de ce genre a concéder à des intérêts privés qu’il désire favoriser. Bigot sollicitera aussi pour Gaultier une gratification extraordinaire de 500# pour 1752. Elle sera accordée et répétée en 1753. À partir de cette date, Gaultier écrira en faveur de Bigot une série de lettres louangeuses, dont le style outré ne manque pas de surprendre de la part d’un scientifique qui vit si près de l’intendant ; Bigot avait sans doute besoin de telles lettres pour faire échec aux soupçons de « profitage » qui planaient déjà sur lui, mais pourquoi Gaultier s’est-il prêté à les écrire ? Au procès de Bigot, trois de ces lettres seront versées au dossier de la défense.
Le 12 mars 1752 Gaultier épouse à Sainte-Anne-de-la-Pérade Madeleine-Marie-Anne, fille aînée de Pierre-Thomas Tarieu de La Pérade et de Marie-Madeleine Jarret de Verchères. Elle est veuve de Richard Testu de La Richardière et de Nicolas-Antoine Coulon de Villiers. Gaultier se déclare fort enchanté de sa nouvelle vie et s’en confie à son correspondant Guettard : « Je me suis enfin fixé en Canada [...] J’ai épousé une dame de condition. J’ai lieu d’être content pour tout ; mon épouse a beaucoup d’esprit, une grande éducation et une très grande économie pour l’ordre et l’arrangement d’une maison et elle a du bien à espérer après la mort de son père, qui a 78 ans. Je viens de faire bâtir maison à Québec qui est grande et fort logeable. Je ne la quitterai probablement pas de sitôt. » Le beau-père survivra d’un an à son gendre.
Ses émoluments officiels et revenus de la traite lui rapporteront des surplus de plusieurs milliers de livres par année, dont il essaiera de disposer en France par des achats de propriétés. En 1756, il envoie à son agent Larsher quatre lettres de change au montant de 3 880# et lui demande d’acheter pour lui quelque propriété en Normandie. Mais l’agent se récuse et insiste pour que Gaultier vienne examiner lui-même toute propriété à acquérir. Gaultier ne répondra pas à cette lettre car il décède entre temps.
Gaultier est hospitalisé à l’Hôtel-Dieu une première fois en mai 1743, et de nouveau en juillet 1756. Le Léopard, l’un des navires de l’escadre qui porte Montcalm au Canada, apporte aussi le typhus. Environ 1.000 personnes en seront atteintes, et en juin 1756 quelque 300 seront hospitalisées en même temps. Plusieurs religieuses hospitalières paieront leur dévouement de leur vie. Il en sera de même de Gaultier qui décède le 10 juillet après neuf jours de maladie. Il ne sera pas remplacé, car un premier successeur désigné, le sieur Chomel, décédera avant de traverser, tandis qu’un second, le sieur Lebeau, ne semble pas être venu au Canada ; la guerre sans doute.
Gaultier avait accepté de défrayer l’éducation de l’un de ses neveux étudiant à Paris. Mme Gaultier donnera instruction à Larsher d’utiliser la balance des sommes entre ses mains pour continuer l’éducation du neveu auquel elle enverra les livres de médecine de son mari. Elle se retirera chez les ursulines en 1774 et y décédera le 6 janvier 1776, âgée de 68 ans.
Si Gaultier est assez connu du grand public, il le doit surtout à William Kirby* qui en fit l’un des personnages mineurs de son roman de mœurs de l’époque de Bigot, The Golden Dog [V. Nicolas Jacquin, dit Philibert]. Kirby présente Gaultier médecin, vieux garçon, riche, généreux, savant, sympathique, doublé d’un causeur apprécié. Ce portrait semble dans la note. Un peu plus loin, Gaultier devient astrologue, ce qui semble moins certain.
Dans ses Mémoires (1866), Philippe-Joseph Aubert* de Gaspé raconte qu’un Gaultier, officier de la Capricieuse, ayant appris qu’un Gaultier, médecin du roi, avait autrefois épousé une de Lanaudière, se présenta chez une tante d’Aubert de Gaspé et l’appela lui aussi sa tante. Ce qui fut accepté en badinant car le médecin était décédé sans enfant. La tante alla jusqu’à faire la leçon au soi-disant neveu.
Gaultier laisse le souvenir d’un homme fidèle à son devoir et d’une personnalité plaisante. C’est un homme aux talents divers, qui continuera l’œuvre de Michel Sarrazin, approfondissant divers domaines à la fois et contribuant à plusieurs domaines nouveaux. Il ne laissa pas de descendance en ce royaume privilégié de la généalogie et il serait presque oublié aujourd’hui n’était le genre de plante et le roman de Kirby qui perpétuent son nom.
Le médecin. Les archives de l’Hôtel-Dieu de Québec ayant été détruites par un incendie en 1755, nous savons peu de chose sur la pratique médicale de Gaultier, mais ses rapports météorologiques publiés pour la période 1742–1749 contiennent un bulletin médical mensuel sur l’état de santé de la colonie : les maladies prévalant à chaque mois, la gravité de ces maladies, les remèdes les plus usités, les résultats obtenus, les mois où il n’y a presque pas de malades, comme en mai 1744, ou même pas du tout, comme en septembre 1744.
Nous apprenons par le biais de ces rapports les remèdes qu’il utilise : thé, tisane de coquelicot, de chiendent, de réglisse, etc., saignées, purgations, tartre stibié, eau de casse, émulsions, vésicatoires, etc. Et aussi ses théories médicales : il pense avec Hippocrate et contre Thomas Sydenham que les grandes différences de température de l’hiver peuvent bien occasionner les rhumes, maladie de poitrine et fièvres malignes. Ses rapports minéralogiques nous informent encore sur l’usage médical de certaines eaux minérales, dont les eaux sulfureuses de Baie-Saint-Paul et des Éboulements.
Gaultier ne semble pas avoir été porté à l’étude clinique et pathologique des maladies, mais il a relevé beaucoup de médecine populaire canadienne et amérindienne. Il a vérifié certaines de ces pratiques et sans doute a-t-il contribué à populariser d’aucunes, à déconseiller d’autres. Cette ethnobotanique médicale est surtout consignée dans un manuscrit inédit signalé par Jacques Rousseau* et acquis par les Archives nationales du Québec en 1951. Ce manuscrit considérable n’a pas été étudié systématiquement et nous ne sommes pas encore en mesure d’y repérer les contributions originales de Gaultier. On sait qu’il a favorisé l’usage de la tisane de thé des bois (Gaultheria). Jacques Rousseau a aussi fait remarquer que Gaultier avait vérifié les propriétés antiscorbutiques de l’épinette et recommandé l’usage de la bière d’épinette à cette fin. Gérard Filteau lui « crédite » encore un traitement de la bronchite.
Le métérologue. À la requête de Duhamel, Gaultier établit en novembre 1742 à Québec la première station météorologique canadienne et il tient un journal météorologique quotidien, événement qui pendant plus de deux siècles sera ignoré de générations de météorologues. Un contemporain, le sulpicien Jean-Marie Castagnac de Pontarion (1723–1777), tenait aussi un journal météorologique à Montréal en 1749. Une seconde station permanente sera éventuellement établie à Québec en 1870. Le journal météorologique de Gaultier va de 1742 à 1756. Pour la période 1742–1749 Duhamel a fait publier dans les Mémoires de l’Académie royale des sciences une partie des tables mensuelles avec un abrégé assez court de ses commentaires.
Ces rapports sont la première « quantification » de la météorologie canadienne. Ils sont évidemment modelés sur ceux de Duhamel, mais avec moins de détails et moins d’assiduité dans les relevés. Les tables comportent cinq colonnes : la température entre sept et huit heures du matin, celle entre trois et quatre de l’après-midi, l’état du ciel, la précipitation et la direction des vents, le tout accompagné de commentaires sur les phénomènes dérivés ou dépendants. En passant, il note même un tremblement de terre à Québec les 16 et 17 mai 1744. La météorologie du xviiie siècle manque de standardisation ; elle est souvent entachée de vices de méthodologie et limitée par son appareillage. Une étude critique des 15 ans de météorologie de Gaultier est encore à faire et une conversion de ses chiffres en Fahrenheit ou en centigrades pourrait peut-être ouvrir un autre siècle de perspective à la météorologie canadienne.
Ses rapports météorologiques à Duhamel Du Monceau s’accompagnent de commentaires précieux sur la vie de la colonie, en particulier sur l’état de l’agriculture ; ces derniers sont une sorte de précurseur du Canadian Plant Disease Survey. Il dépeint la récolte de 1742 comme médiocre et la paille du blé trop courte. En 1743, la récolte de sucre d’érable est bonne et la saison agricole commence bien, mais une épidémie de chenilles en mai menace de tout détruire. Des tentatives de contrôle avec le soufre s’avèrent infructueuses ; par contre, une infusion de tabac donne de bons résultats sauf que la quantité d’infusion ne suffit pas. Finalement les blés seront niellés et rouillés, la quantité insuffisante et la qualité médiocre. Mais en 1744, 1745, 1746 et 1749 la récolte est belle et abondante, etc.
Il date l’arrivée des hirondelles, le commencement des labours, des semences, la floraison des amelanchiers, des lys, tulipes et narcisses, les premières fraises, la récolte des foins, avoine, orge, blé, pois, seigle, pommes, melons, etc. Il note les gelées tardives, les inondations, le pont de glace et la débâcle. Il rapporte que les « habitants du Canada prétendent que les hivers ne sont plus si rigoureux qu’ils étaient anciennement, ce qu’ils attribuent à la grande quantité de terre qu’on a défrichée ».
Le journal manuscrit a survécu au moins en partie, sinon peut-être au complet. Dans celui de 1754 nous apprenons que Gaultier vient de recevoir de Réaumur un nouveau thermomètre capable d’enregistrer enfin les plus basses températures hivernales du Canada ; il décrit l’endroit où le thermomètre a été placé et motive le choix de cette position.
L’astronome. Nous connaissons de lui peu d’observations astronomiques : des aurores boréales, une comète en 1745. On lui envoie des instruments, dont un pendule d’observation en 1745 et une lunette qu’il devra partager avec le jésuite Joseph-Pierre de Bonnecamps*. Un projet de construction d’observatoire sera refusé. Les observations qui requièrent de s’éloigner de Québec, telle l’éclipse de 1754, seront confiées à d’autres.
Le botaniste. Par goût ou à cause des circonstances et peut-être surtout à cause de l’appui de La Galissonière, c’est la botanique qui, après la météorologie, absorbe le gros de son effort intellectuel. C’est d’ailleurs ce qu’on semble avoir attendu de lui et c’était en continuité avec l’œuvre de Sarrazin.
Médecine populaire, pharmacopée botanique et usage des bois retiennent son attention. Il contribue à populariser plusieurs productions végétales, pharmaceutiques ou autres, dont la capillaire et le thé des bois. Il compile avec intérêt le vocabulaire botanique canadien et prépare plusieurs mémoires, dont ceux sur le sucre d’érable et sur la manufacture du brai et de la résine seront publiés. Trois navires, le Castor, le Caribou et le Saint-Laurent, le dernier étant en partie en pin rouge, sont construits à Québec à titre expérimental de l’usage des bois canadiens.
Bien avant Gaultier, Louis Hébert* et Jacques-Philippe Cornuti avaient commencé l’inventaire de la flore du Canada. Sarrazin y apporte une contribution majeure dont une partie sera consignée dans les Institutiones rei herbariae de Tournefort. Mais le premier quartile d’inventaire n’avait pas encore été complété. Stimulé par Duhamel et épaulé par La Galissonière, Gaultier s’attaque à la tâche, étudiant surtout les plantes ligneuses que ses prédécesseurs avaient quelque peu négligées. Il prépare à l’intention de Duhamel un manuscrit d’environ 400 pages, repéré par Rousseau en 1951, sur les plantes du Canada. Ce texte, dont l’étude critique n’a pas encore été faite, est dans le style de celui de Vaillant ; il ne répète pas les textes de Sarrazin, mais traite surtout des espèces additionnelles. Il n’existe pas de dossier sur ce texte ni sur les raisons de l’envoi en 1749 d’une copie à Duhamel. Ce dernier en fera largement usage dans sa préparation de son Traité des arbres et arbustes et publiera plusieurs des espèces nouvelles décrites par Gaultier. Peut-être faut-il rapprocher ce manuscrit d’un projet de flore illustrée de l’Amérique boréale en six volumes, projet que nous ne connaissons que par un estimé des coûts préparé vers 1754. Duhamel, auteur de manuels et traités sur une trentaine de sujets, et probablement aussi Bernard de Jussieu, étaient peut-être à l’origine de ce projet. Il n’y fut pas donné suite ; encore la guerre sans doute.
Dans un mémoire sur les pins, notre médecin naturaliste distingue déjà les quatre espèces de pin de l’est du Canada. Duhamel acceptera sa taxonomie. Mais Linné n’en sait rien et, en 1753, ne nomme qu’une de nos espèces dans le Species Plantarum. Il faudra attendre encore un demi-siècle avant que nos quatre espèces soient reconnues en nomenclature binaire. S’il avait été publié en son temps, dans les travaux de l’académie, le mémoire de Gaultier aurait fait avancer la science d’autant. Mais les académiciens disposaient des textes de leurs correspondants suivant leur bon plaisir. Gaultier ne s’en plaint pas. Chaque année, il envoie à Duhamel des graines, des bulbes et des plants pour le Jardin du Roi et pour la pépinière expérimentale au château de Denainvilliers. Le jardin de l’intendance à Québec sert de pépinière de transit. Plus encore, Gaultier semble y avoir maintenu une collection permanente de plantes canadiennes, premier embryon de jardin botanique. Nous ne savons si Gaultier envoya aussi des spécimens d’herbier. Il observe déjà quelques mauvaises herbes : en 1743 le Fagopirum sylvestre (Polygonum Convolvulus L.) et le Bidens tagetes folio & facie ont largement remplacé le blé dans les emblavures, tandis qu’en 1744 il note que le chiendent (Agropyron repens) infeste presque toutes les terres.
Son appréciation de la nomenclature botanique vernaculaire rejoint la nôtre : « Je conserverai les noms vulgaires soit canadiens, soit sauvages qu’on a donné à chacun de ces arbres, persuadé que je suis que cette nomenclature est raisonnablement fondée et qu’elle peut beaucoup servir à reconnaître les arbres et les plantes qu’on décrit. » Il distingue systématiquement entre le vocabulaire des Français et celui des Canadiens. Ainsi à Carpinus il écrit : « en français Charme et en canadien Bois dur ». Ou encore à Citrullus iroqueorum : « en français et en canadien Citrouille iroquoise » Le terme de « canadien » pour distinguer le facies particulier de la langue française au Canada lui vient naturellement à l’esprit et il avait déjà été employé par Sarrazin. Mais le terme ne prendra pas racine et les Canadiens se refuseront pendant encore longtemps à reconnaître à leur langue suffisamment d’originalité pour mériter un épithète distinctif. (Quand cette reconnaissance viendra deux siècles plus tard, le qualificatif adopté, « joual », aura des connotations méprisantes, comme si les « Canadiens » étaient schizoïdes devant leur « parlure ».)
Le minéralogiste. Un règlement de l’académie stipule que le membre de l’extérieur correspondra seulement avec son parrain. Mais Gaultier correspondra régulièrement avec Guettard et Réaumur. L’administration de la colonie se préoccupe de ressources minières. Les mines de Baie-Saint-Paul avaient déjà été visitées par Hocquart* en 1740 ; de nouveau en 1749 le naturaliste officiel accompagné de Kalm y sera envoyé pour prospecter. Le rapport officiel décrit surtout les affleurements de la rivière du Moulin et les sources sulfureuses ainsi que les sources et formations géologiques des Éboulements, du cap aux Oies et de la Petite-Rivière.
Guettard était à développer une théorie d’ensemble sur la distribution des minéraux et la structure des continents. Il avait déjà appliqué sa théorie dans des études sur l’Égypte, la France, la Suisse. Grâce aux envois de Gaultier en 1752, il étendra sa théorie à l’Amérique du Nord, et en 1756 il publiera la première carte géologique et minéralogique du Canada. Elle est accompagnée de dessins de quelques fossiles. Les envois à Guettard d’échantillons minéraux étaient peut-être annuels ; nous en connaissons au moins quatre, et souvent aussi la liste des spécimens a survécu : plâtre, talc, cuivre, sables ferrugineux, pierre ollaire, ardoise, calcaire, etc., et même quelques fossiles.
Le zoologiste. Réaumur avait envoyé à Gaultier la documentation qui lui permettra d’introduire au Canada des techniques pour la conservation des œufs et l’élevage des poulets en toutes saisons, grâce aux couveuses artificielles. Innovations heureuses pour le bien de la colonie et particulièrement avantageuses pour la diète des malades. Gaultier lui fera plusieurs envois (peut-être annuels ou presque) d’animaux préservés : oiseaux, poissons et mammifères surtout. Certains envois sont accompagnés de mémoires sur les mœurs des dits animaux. Nous présumons que ces échantillons sont allés enrichir les collections royales et ont été utilisés par les zoologistes du temps, mais nous n’avons pas trouvé d’indice d’utilisation identifiable nommément. Nous avons lu plusieurs volumes de Buffon et de Frédéric Cuvier sans y reconnaître d’évidence créditée ou créditable de la contribution de Gaultier en spécimens ou en mémoires descriptifs. Gaultier signale encore les activités de la chasse et de la pêche et rapporte que pour la première fois en 1742 à Québec « on s’est avisé de faire des trous à glace pour pêcher de petites morues, et cette pêche a réussi ».
On a crédité Gaultier d’ « excellent travail en entomologie » mais nous ne connaissons pas la justification de ce compliment ; nous n’avons trouvé que la description de quelques épidémies de chenilles, des techniques de contrôle usitées, et un envoi de chenilles. On trouvera le détail de ces incidents dans les rapports météorologiques.
L’envoi de spécimens en 1753 a une histoire malencontreuse et Réaumur exprime son désappointement. Si la collection est restreinte, c’est, répond Gaultier, que les correspondants locaux n’ont pas envoyé les échantillons promis ; si les spécimens sont avariés, c’est que le préposé à l’emballage n’a pas bien fait son travail ; si les spécimens n’ont pas d’étiquettes, c’est que le même préposé les a oubliées sur sa table de travail. Bel exemple de « dicaïologie » (plaidoyer pro domo). En revanche la plupart des autres envois sont satisfaisants et vivement appréciés.
Le scientifique. La formation de Gaultier n’était pas spécialement scientifique ; c’était celle du médecin de l’époque. Cependant il semble s’être préparé à la tâche qu’on attendait de lui, fréquentant les Jussieu et Duhamel. Pourtant sa carrière scientifique relève plus du hasard des circonstances de son emploi que d’une curiosité intellectuelle insatiable.
Gaultier poursuivra tout naturellement l’œuvre de Sarrazin et ouvrira plusieurs domaines de recherche nouveaux pour la colonie. Duhamel fera publier environ 115 pages des travaux de Gaultier. Kalm et les auteurs modernes y ajouteront un autre 35 pages de textes qui auront conservé un intérêt historique. D’autres inédits de Gaultier méritent publication, comme Rousseau l’avait projeté. Sa production scientifique totale semble avoir été de l’ordre de 1 500 pages manuscrites, dont environ la moitié daterait du « gouvernorat » de La Galissonière et dont environ un dixième a été publié. Sa contribution scientifique est surtout indirecte, via Duhamel, Kalm et Guettard.
On a qualifié Gaultier de savant modeste, ce qui est vrai de son caractère, mais sa contribution n’est pas modeste. Gaultier remplit surtout les tâches qu’on attend de lui ; il ne vise pas à un grand œuvre qu’il s’est assigné à lui-même ; il s’excuse parfois de ce que certains envois ou travaux ne sont pas aussi soignés que désirable, mais il ne se plaint jamais si ses mémoires et manuscrits, nombreux et substantiels, demeurent inédits. Il ne fera jamais état de ses travaux, ni ne fera étalage de sa contribution. Il a seulement conscience de remplir son devoir de médecin et naturaliste au meilleur de ses capacités. Si on le compare au scientifique moderne, l’œuvre publiée de Gaultier est très variée et la quantité le place dans le décile supérieur.
On a comparé Gaultier à Sarrazin ; pourtant, les deux hommes ne sont guère semblables. Sarrasin est « automotivé » : il choisit ses sujets d’étude, se plaint de son équipement inadéquat et il récrimine si ses mémoires ne sont pas publiés rapidement. Gaultier ressemble plutôt au scientifique moderne moyen, capable d’un effort énorme dans des circonstances favorables, comme sous le gouvernorat de La Galissonière, mais pouvant devenir presque ineffectif si l’appui et les stimulants manquent comme ce le sera sous Bigot, préoccupé d’agrandissement personnel.
L’influence de Gaultier fut sensible sur ses contemporains. Il prépare le mémoire qui sera distribué par le gouverneur aux commandants des forts pour les inviter à contribuer à l’inventaire des ressources naturelles et il maintient contact avec ceux qui participent, disséminant et encourageant l’intérêt scientifique par toute la colonie. Ses envois aux académiciens contribuent à leurs travaux d’une manière souvent indispensable, telle l’étude géologique et minéralogique de Guettard sur l’Amérique du Nord. Le développement par Réaumur d’un thermomètre à plus longue échelle est sans doute motivé par les besoins d’un instrument mieux adapté au Canada. Sa contribution à l’œuvre de Kalm mérite une mention spéciale.
La fin d’un mouvement scientifique. Eu égard à la faiblesse de sa population, l’effort scientifique de la colonie est considérable. Il porte d’abord sur l’exploration géographique, puis sur l’inventaire des langues et l’ethnographie, et très tôt sur le relevé des ressources naturelles. Ce relevé est d’abord une série d’efforts isolés ou intermittents de voyageurs ou d’amateurs tel que Louis Hébert. Mais avec Sarrazin cet effort « s’institutionnalise » ; avec Gaultier une continuité se crée. Des collections s’accumulent ; l’herbier Sarrazin semble avoir contenu quelque 800 spécimens, le jardin de l’intendance maintient une collection de plantes vivantes, des bibliothèques scientifiques se constituent, celle de sont introduites Sarrazin contient 175 volumes et il y en a d’autres chez Gaultier, à l’intendance, chez les jésuites, etc. Un réseau de correspondants locaux est établi ; on correspond régulièrement avec l’académie et une série de travaux sont publiés dans ses Mémoires ; les plantes du pays dans les jardins d’Europe, les amateurs sont encouragés à apporter leur quote-part, les espèces nouvelles sont décrites, des drogues sont expérimentées et évaluées, etc.
Avec la guerre de Sept Ans et la mort de Gaultier en 1756, tout cela disparaît ; la publication cesse en 1756 et de nombreux manuscrits demeurent inédits. Les collections disparaissent et les bibliothèques s’éparpillent. Ainsi, se clôt un mouvement scientifique qui avait pris de l’ampleur au cours du xviiie siècle pour culminer avec Sarrazin et Gaultier. Dans bien des disciplines il faudra attendre encore un siècle avant qu’une activité autochtone ne renaisse. Et l’hiatus sera si grand que les nouveaux naturalistes auront le plus souvent oublié l’œuvre de leurs devanciers ; il devront recommencer à neuf.
Plusieurs travaux de Gaultier ont été publiés, parmi lesquels l’Histoire du sucre d’érable, dans les Mémoires de mathématique et de physique présentés à l’Académie royale des sciences par divers sçavans, & lûs dans les assemblées (11 vol., Paris, 1750–1786), II : 378–392, et la Maniere de retirer le suc résineux du pin et d’en faire le brai-sec et la résine jaune suivant les pratiques qu’on suit au Canada, publié par Duhamel dans son Traité des arbres et arbustes qui se cultivent en France en pleine terre (2 vol., Paris, 1755). De plus, on trouve dans l’Histoire de l’Académie royale des sciences [...] pour les années 1744 (pp. 135–155 ; publié en 1748), 1746 (pp. 88–97 ; publié en 1751), 1747 (pp. 466–488 ; publié en 1752) et 1750 (pp. 309s. ; publié en 1754), un autre travail de Gaultier, Observations botanico-météorologiques faites à Québec [...], qui fut présenté devant l’académie par Duhamel, et un texte de Guettard (1752, pp.189–220, 323–360, 524–538 ; publié en 1756), Mémoire dans lequel on compare le Canada à la Suisse par rapport à ses minéraux, basé sur les travaux de Gaultier. Enfin, Kalm, dans son En Resa til Norra America (3 vol., Stockholm, 1753–1761), III : 458–461, reproduit un texte de Gaultier.
L’American Philosophical Society Library (Philadelphie) conserve, sous la cote B, D87, 20, 21, 24, 25, environ 750 pages de notes et de mémoires de Gaultier. Les Archives de l’Académie des Sciences (Paris) possèdent cinq lettres de Gaultier à Réaumur, lesquelles sont reproduites dans MSRC, 3e sér., XXIV (1930), sect. i : 31–43. Les ANQ conservent, sous la cote AP, Jean-François Gaultier, deux manuscrits de Gaultier, lesquels sont reliés à un manuscrit de Sarrazin qui a pour titre « Histoire des plantes de Canada » ; il existe aussi une copie de ces deux manuscrits intitulée « Description de plusieurs plantes du Canada». Les Archives du séminaire de Saint-Hyacinthe possèdent une « Histoire des plantes de Canada » de Sarrazin, manuscrit annoté par Gaultier. On retrouve à la BN (Paris), NAF, 22 253, trois lettres de Gaultier, versées au dossier de Bigot, dont des copies sont conservées aux APC, MG 7, 1A, 3. La Harvard College Library conserve, sous la cote MS Can. 57, M–13, sept mémoires et manuscrits de Gaultier, plus trois lettres adressées à Duhamel. Enfin, aux archives du Muséum d’Histoire naturelle (Paris), vol. 293, on trouve des lettres et mémoires de Gaultier, adressés à Guettard, dont les copies sont conservées aux APC, MG 7, V.
AHDQ, Notes sur messieurs les médecins et chirurgiens, 42.— AN, Col., B, 74, f.49 ; 76, ff.24, 36v. ; 78, ff.25, 39, 63v. ; 81, ff.23, 60 ; 89, ff.25, 41 ; 91, ff.40, 44, 45 ; 97, f.29 ; 105, f.8 (l’auteur a consulté les copies aux APC, M61).— ANDQ, Registres des baptêmes, mariages et sépultures, 11 juill. 1756.— ANQ, Greffe de C.-H. Du Laurent, 4 oct. 1743, 2 mars 1752 ; NF, Ord. int., 12 juin 1750.— Bibliothèque de l’Observatoire de Paris, A.A.7.6, Observations botanico-météorologiques faites au Canada, par Gaultier, de 1742 à 1748.— Bibliothèque de l’université de Montréal, Collection Baby, Correspondance, pp. 1 385–1 387, 1 440s., 1 454–1 459 (copies aux APC).— Ahern, Notes pour l’histoire de la médecine.— Frégault, François Bigot.— William Kirby, The Golden Dog (Rouses Point, N.Y., 1877).— Roland Lamontagne, La Galissonière et le Canada (Montréal et Paris, 1962).— Arthur Vallée, Un biologiste canadien : Michel Sarrazin, 1659–1735, sa vie, ses travaux et son temps (Québec, 1927), 66–72.— Jacques Rousseau, Anneda et l’arbre de vie, RHAF, VIII (1954–1955) : 171–212 ; Le mémoire de La Galissonière aux naturalistes canadiens de 1749, Le naturaliste canadien (Québec), 93 (1966) : 669–681 ; Michel Sarrazin, Jean-François Gaultier et l’étude prélinnéenne de la flore canadienne, Colloque international du C.N.R.S. (Paris), LXIII (1957) : 149–157.
Bernard Boivin, « GAULTIER (Gautier, Gauthier, Gaulthier), JEAN-FRANÇOIS », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 3, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 4 déc. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/gaultier_jean_francois_3F.html.
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Auteur de l'article: | Bernard Boivin |
Titre de l'article: | GAULTIER (Gautier, Gauthier, Gaulthier), JEAN-FRANÇOIS |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 3 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1974 |
Année de la révision: | 1974 |
Date de consultation: | 4 déc. 2024 |