LE MOYNE D’IBERVILLE (le nom vient d’un fief que la famille de son père possédait près de Dieppe, en Normandie) ET D’ARDILLIÈRES (du nom d’une propriété qu’il acheta à Aunis près de Rochefort), PIERRE, soldat, capitaine de vaisseau, explorateur, colonisateur, chevalier de Saint-Louis, aventurier, corsaire et trafiquant, le plus célèbre fils de la Nouvelle-France. Il fut baptisé le 20 juillet 1661, à Ville-Marie (Montréal), et mourut sans doute à La Havane, vraisemblablement le 9 juillet 1706, d’une maladie dont la nature n’a pas été révélée. Il fut enterré le jour de sa mort dans l’église de San Cristobal, à La Havane.

Pierre Le Moyne d’Iberville était le troisième fils de Charles Le Moyne* de Longueuil et de Châteauguay et de Catherine Thierry et il fut le plus illustre de leurs enfants. Pierre avait deux sœurs et 11 frères. La plupart de ses frères connurent la gloire dans la guerre en Amérique et plusieurs d’entre eux moururent au combat. Dans ses principales campagnes, sauf au cours de deux d’entre elles, Iberville eut toujours à ses côtés un ou plusieurs de ses frères.

Le père d’Iberville, Charles Le Moyne, était un notable de la colonie et l’un des directeurs de la Compagnie du Nord. C’est en 1641 qu’il était venu de Dieppe en Nouvelle-France, à l’âge de 15 ans. Au début, il avait travaillé comme engagé chez les pères jésuites, dans les lointaines missions de la Huronie et, là, il avait appris plusieurs dialectes dérivés des langues huronnes et iroquoises. En 1646 il s’établit à Ville-Marie où il prit part, avec les habitants, à de fréquentes escarmouches contre les Indiens. En des temps plus paisibles, il servit d’interprète officiel et d’émissaire chez les Indiens où il représentait les autorités de la Nouvelle-France. Il fut récompensé, pour les différents services qu’il avait rendus, par de grandes concessions de terres, situées dans la région de Montréal, surtout au sud de l’île, et, en 1668, il reçut des lettres de noblesse. Il s’occupa de la traite des fourrures, particulièrement après la fondation de la Compagnie du Nord en 1682. Au moment de sa mort, en 1685, il avait dans cette compagnie une mise de fonds de 4 440#. Sa maison était la plus belle de Montréal et il passait pour l’un des plus riches citoyens de la ville.

On connaît peu de chose de la jeunesse de Pierre Le Moyne d’Iberville, sauf qu’il reçut la confirmation de Mgr de Laval, à Montréal, au mois de mai 1669. Si l’on en juge par sa correspondance ultérieure, il ne reçut qu’une instruction rudimentaire. Il semble, d’un autre côté, que dès sa plus tendre enfance il eût décidé de se faire marin. On est à peu près certain qu’il navigua fréquemment sur le bateau de son père, dans le Saint-Laurent, et qu’il alla en France à plusieurs reprises. En 1683, notamment, le gouverneur Le Febvre* de La Barre lui confia la mission de porter ses dépêches à la cour. En 1686, comme il venait de débuter dans la carrière militaire en participant à l’expédition du chevalier de Troyes* à la baie James, les tuteurs d’une certaine Jeanne-Geneviève Picoté de Belestre intentèrent contre Iberville une action en recherche de paternité. Cette dernière l’accusait de l’avoir séduite, de lui avoir promis le mariage et affirmait qu’Iberville était le père de l’enfant qu’elle attendait. Malgré l’influence considérable de la famille d’Iberville dans la colonie, le prestige dont il jouissait depuis sa campagne à la baie James et l’intervention du gouverneur Brisay de Denonville, le Conseil souverain le déclara coupable (en octobre 1688) et lui ordonna d’assurer la subsistance de l’enfant, qui était une fille, jusqu’à l’âge de 15 ans. Afin de sauver sa réputation compromise, Mlle de Belestre désirait qu’Iberville l’épousât, mais il n’y fut pas obligé par le conseil. Ce fut finalement Marie-Thérèse Pollet qu’il épousa, le 8 octobre 1693, après une cour de plusieurs années. Elle était la fille de François Pollet* de La Combe-Pocatière (mort en 1672), qui était venu en Nouvelle-France en 1665 dans les rangs du régiment de Carignan-Salières, et de Marie-Anne Juchereau de Saint-Denis. À l’époque de son mariage à Iberville, elle avait 21 ans et on la considérait comme « une canadienne très raisonable et bien faite ».

C’est en Amérique, en 1686, qu’Iberville entra au service du roi en compagnie de deux de ses frères, Jacques*, sieur de Sainte-Hélène, et Paul, sieur de Maricourt. Ils prirent part, cette année-là, à l’expédition contre les postes anglais dans la région de la baie d’Hudson. Vers 1660 les trafiquants de fourrures français Médard Chouart* Des Groseilliers et Pierre-Esprit Radisson, à la suite de leurs voyages, en étaient arrivés à la conclusion que c’était par la baie d’Hudson qu’il serait le plus facile d’atteindre les régions septentrionales où se trouvaient les plus belles fourrures. C’est en vain qu’ils tentèrent d’intéresser leurs compatriotes à leur idée car ceux-ci ne voulurent pas augmenter le fardeau déjà lourd de l’administration et de la défense. Les aventuriers firent alors une tentative spectaculaire en passant en Angleterre où ils cherchèrent à provoquer un certain enthousiasme pour leur entreprise. Ils parvinrent, non sans difficultés, à obtenir l’affrètement du Nonsuch et Des Groseilliers partit pour la baie d’Hudson en 1668, à bord de ce navire. Deux ans plus tard, Charles II accorda une charte à l’association, sous ce titre : Governor and Company of Adventurers tradeing into Hudsons Bay. Aux termes de la charte, la compagnie reçut la suzeraineté des terres et l’exclusivité du commerce dans tous les territoires du bassin de la baie d’Hudson. Elle y établit des postes de traite à l’embouchure des rivières et bientôt les Indiens de la région trouvèrent plus pratique d’apporter leurs fourrures aux Anglais du voisinage plutôt que d’aller les porter aux Français à Montréal. À la suite de l’octroi de ce monopole du commerce des fourrures dans la baie d’Hudson, un groupe de marchands ayant à sa tête Charles Aubert de La Chesnaye fonda en 1682 une entreprise rivale, la Compagnie du Nord. À la même époque, un mouvement se dessina parmi les hauts fonctionnaires et les principaux marchands de la Nouvelle-France. Ce mouvement était inspiré par certains sentiments nationalistes, mais surtout par les considérations d’ordre commercial de la compagnie, qui voulait chasser les Anglais de la baie d’Hudson par la force. Pour comble d’ironie, à Londres, pendant ce temps, les deux royaumes tentaient de régler leurs prétentions respectives sur l’Amérique du Nord et, dans l’attente d’un règlement définitif, s’efforçaient de réprimer tout acte d’hostilité entre leurs sujets. Quand la nouvelle de ces négociations parvint à Québec, le gouverneur Denonville avait déjà autorisé la compagnie à monter une expédition dans le but de s’emparer des intrus et d’établir des comptoirs français rivaux à l’embouchure des rivières qui se jettent dans la baie d’Hudson. La compagnie avait confié ses intérêts aux frères Le Moyne, qui étaient parvenus à rassembler environ 70 voyageurs, auxquels Denonville, pour montrer que les autorités appuyaient l’expédition, ajouta 30 hommes des troupes de la marine. Il mit l’expédition sous le commandement unique de Pierre de Troyes, dont il dira par la suite qu’il était le meilleur capitaine de la colonie. Malgré l’habileté de de Troyes, c’est grâce aux voyageurs que l’expédition fut un succès, grâce à l’expérience qu’ils avaient des grandes étendues nordiques et au respect que leur inspirait la hardiesse de leurs chefs, notamment Jacques de Sainte-Hélène et Pierre d’Iberville. En effet, si l’on n’avait pu compter sur la résistance physique de tous ces hommes habitués à la vie en forêt et aux longs voyages en canots, habitués aussi aux voyages d’hiver sur de grandes étendues, la troupe n’aurait probablement jamais atteint la baie James.

Le voyage se fit en empruntant le cours tumultueux de la rivière Outaouais jusqu’au lac Témiscamingue et, ensuite, en passant par une série de lacs et de cours d’eau et en faisant des portages exténuants, jusqu’à la rivière Moose. Après 85 jours d’épreuves incroyables et de risques constants pendant lesquels le désespoir fut près de provoquer une mutinerie, l’expédition arriva devant le fort Moose (l’actuel Moose Factory) dans l’île Hayes, à l’embouchure de la rivière Moose, sur la côte sud de la baie James. Malgré la paix qui régnait officiellement entre les deux royaumes, les troupes passèrent outre à leurs instructions, et se jetèrent à l’assaut du fort. Le poste fut rapidement réduit à l’impuissance mais, au cours de l’engagement, il se produisit un incident grave, qui valut à Iberville sa réputation de bravoure : alors que la porte de la palissade était entrouverte, il s’avança avec ses hommes tenant son épée d’une main et son pistolet de l’autre ; mais il se trouva tout à coup seul à l’intérieur du fort, face aux défenseurs, qui avaient refermé la porte avant que ses compagnons n’aient eu le temps de le suivre. Alors que ses hommes travaillaient pour pratiquer une nouvelle brèche, Iberville, s’escrimant contre les Anglais, parvint à les tenir à distance jusqu’au moment où ses compagnons arrivèrent à la rescousse. John Bridgar*, le commandant du fort, était parti la veille pour le fort Charles (l’actuelle Rupert House) et les 17 soldats anglais de la garnison, ainsi privés de leur chef, se rendirent immédiatement. De Troyes décida alors d’aller attaquer les trois autres postes anglais de la baie James : le fort Charles, situé à 100 milles à l’est par voie de terre ; le fort Albany, à 95 milles au nord-ouest, et un entrepôt dans l’île Charlton. De Troyes et Sainte-Hélène prirent le fort Charles, le 3 juillet, pendant qu’Iberville, avec 13 soldats, capturait le navire de Bridgar, le Craven, qui était ancré dans le port. Tous retournèrent ensuite au fort Moose. Malgré la pénurie de vivres, l’expédition décida de continuer jusqu’au fort Albany. Les 30 défenseurs du fort durent rapidement se rendre sans condition, le 25 juillet, après quoi les travaux de défense furent incendiés tout comme ceux de l’île Charlton. Quand il eut ainsi achevé de ruiner le commerce anglais dans le sud de la baie, de Troyes partit en laissant 40 Canadiens sur place avec Iberville à leur tête. Il avait fait celui-ci gouverneur des trois postes qu’il avait rebaptisés l’un Saint-Louis (Moose), l’autre Saint-Jacques (Rupert) et le troisième Sainte-Anne (Albany). Il ne fait aucun doute qu’Iberville et son frère Sainte-Hélène furent les figures dominantes dans cette campagne. Une nouvelle ère venait de s’ouvrir dans les relations franco-anglaises en Amérique du Nord.

Iberville reçut un nouveau commandement en août 1686. Avec sa troupe, il prit ses quartiers d’hiver au fort Saint-Louis, malgré la présence des Anglais dans la région de Port Nelson et la menace bien plus grave d’une pénurie de vivres. À la fin de l’été de 1687, le ravitaillement n’étant pas arrivé, Iberville s’en retourna vers le sud laissant une douzaine d’hommes à la baie James. Il se rendit tout d’abord à Québec et, ensuite, en France. Pendant son séjour dans la métropole, au cours de l’hiver de 1687–1688, il poursuivit un double but : expliquer tout d’abord les avantages de l’accès par la mer à la traite des fourrures dans la baie d’Hudson, à laquelle il était lui-même très intéressé, et demander, au nom de la Compagnie du Nord, l’aide nécessaire pour renforcer les postes nouvellement acquis. Il désirait particulièrement une cargaison de marchandises d’échange, dans le but de détourner les Indiens de Port Nelson. Il réussit dans sa mission et, ce qui était très important, obtint pour la compagnie un excellent navire d’escorte, le Soleil dAfrique, dont il prit lui-même le commandement. Il retourna à la baie James, en passant par Québec, au cours de l’été de 1688. Rendu sur les lieux, il organisa immédiatement l’expédition des fourrures qui s’étaient accumulées depuis son départ.

Iberville rencontra de nouveau l’ennemi en septembre 1688, lorsque les Anglais essayèrent de reprendre leurs anciens postes. Au moment où il quittait le fort Sainte-Anne, dans un petit navire chargé d’une cargaison de fourrures destinée à la Compagnie du Nord, deux vaisseaux anglais qui essayaient de réoccuper le fort Albany le bloquèrent avant qu’il n’ait pu sortir de la rivière Albany. À l’arrivée de l’hiver, les trois vaisseaux furent pris dans les glaces du fleuve, ce qui reportait l’affrontement à l’été suivant. Pendant l’hiver de 1688–1689, on fit preuve de traîtrise et de bassesse dans les deux camps. Iberville lui-même se tailla une réputation à cet égard. Il refusa aux Anglais la permission de chasser le gibier et le manque de viande fraîche provoqua parmi eux une épidémie de scorbut. Pour comble de leur infortune, lorsque la terrible maladie se déclara, Iberville invita le chirurgien anglais à sortir du camp pour se procurer enfin du gibier, puis le fit prisonnier sur-le-champ. tu cours de l’hiver trois Anglais seulement, furent tués en combattant, mais 25 moururent de scorbut et de froid. Dans ces circonstances, les Anglais furent finalement obligés de capituler. Les 16 Canadiens d’Iberville, aussi inflexibles que leur chef, étaient mieux préparés à ce genre de guerre que ne l’étaient leurs 85 ennemis qui n’étaient que des employés de la compagnie anglaise, et se trouvaient démoralisés par la situation. Iberville quitta la baie James en septembre 1689, après avoir capturé un autre vaisseau anglais au mois de juillet précédent. Bien que les Anglais restassent en possession de Port Nelson, il avait réduit à néant leur tentative pour réoccuper le sud de la baie. Il arriva à Québec, le 28 octobre, endurci par l’épuisante campagne qui avait commencé en mars 1686. Il ramenait des prisonniers anglais, un butin considérable et, chose plus importante encore, des fourrures de première qualité.

Iberville était revenu à Québec juste à temps pour prendre part à la campagne d’hiver de 1690, que le gouverneur de Frontenac [Buade*] préparait contre les colonies anglaises du Sud. En Europe, la ligue d’Augsbourg avait déclaré la guerre à la France en mai 1689 et le conflit s’était étendu aux colonies. En Amérique, les hostilités prirent la forme d’une guerre de course, caractérisée par des raids rapides. Les Iroquois, soutenus, ravitaillés et armés par les colonies anglaises, avaient repris leurs attaques contre les établissements canadiens le long de la rive sud du Saint-Laurent. La nouvelle de la déclaration de guerre parvint dans les colonies anglaises avant qu’on ne la connût au Canada, ce qui permit à l’ennemi de frapper le premier et, en août 1689, au cours d’une attaque inopinée, les Iroquois ravagèrent la campagne autour de Lachine. À la suite de cet incident et de tous ceux qui l’avaient précédé, ainsi que de nombreux autres qui eurent lieu à l’automne de 1689, Frontenac, revenu au Canada comme gouverneur en octobre de la même année, décida de restaurer le prestige de la France parmi ses alliés indiens et d’assouvir sa vengeance au cœur même des colonies anglaises. Comme la France se trouvait engagée dans un conflit en Europe et n’envoyait aucune aide au Canada, Frontenac constitua trois détachements, composés de corps purement canadiens et d’alliés indiens. Un de ces détachements devait attaquer Corlaer (Schenectady, N.Y.), sous le double commandement de Jacques Le Moyne de Sainte-Hélène et de Nicolas d’Ailleboust de Manthet. Pierre Le Moyne d’Iberville servait comme commandant en second et un autre de ses frères, François Le Moyne* de Bienville, faisait aussi partie de l’expédition. Le détachement comptait 114 Canadiens et 96 Amérindiens.

La troupe, qui avait progressé sans se faire remarquer, arriva devant Corlaer, le 18 février, vers minuit. Elle ne trouva aucune sentinelle de garde, mais par contre elle vit qu’une des portes de la palissade était entrouverte car « les habitants étaient fort négligents et très insoumis ». Toujours en silence, les hommes se mirent en faction aux points stratégiques dans tout le village, afin d’empêcher qui que ce soit de s’échapper pour aller jeter l’alarme à Albany, à quelques milles vers le sud. Puis, deux heures avant l’aube, la troupe, vociférant de sauvages cris de guerre, se jeta sans pitié sur le village endormi tout comme les Iroquois l’avaient fait à Lachine au mois d’août précédent. Presque tout l’établissement fut pillé et incendié. Une soixante d’habitants furent massacrés, 25 furent faits prisonniers et 50 environ furent épargnés. La troupe quitta la scène du carnage avant la fin du jour et reprit le chemin de Montréal, emmenant avec elle 50 chevaux chargés du produit du pillage. Le voyage de retour fut marqué par l’imprudence, le désordre et l’indiscipline générale, tant de la part des Cana diens que des Indiens. Peu avant d’arriver à Montréal, la troupe fut rattrapée par une bande d’Agniers, qui capturèrent 18 traînards. De Troyes avait déjà eu à déplorer une conduite semblable au cours du voyage à la baie James en 1686. La guerre de course et les raids à la baie James en 1686 et à Corlaer en 1690 avaient mis en valeur des hommes de la trempe des frères Le Moyne et particulièrement Iberville. Les méthodes des Indiens, leur résistance et même leur cruauté leur avaient servi de modèle et ils étaient devenus aussi impitoyables, sinon plus, que les Iroquois eux-mêmes. C’est grâce à la présence, à ses frontières, de petites bandes d’hommes courageux, habitués aux vicissitudes de la guerre et aux difficultés des voyages en Amérique du Nord, et à des chefs capables de mettre un frein à leur insouciance naturelle, que la Nouvelle-France put résister jusqu’en 1760. Il est certain que les Canadiens conduits par des hommes comme Iberville étaient, étant donné le climat et le terrain, de bien meilleurs soldats pour le pays que les troupes régulières envoyées par la France.

En récompense de sa participation au raid contre Corlaer, Iberville reçut une concession de terre à la baie des Chaleurs, qu’il vendit aussitôt. La vie de seigneur ne l’intéressait pas et il n’était pas de tempérament à la supporter, d’autant moins que la question de la baie d’Hudson restait toujours en suspens. Heureusement pour Iberville, en 1690, la France et l’Angleterre étaient en guerre, ce qui lui facilita la tâche de chasser les Anglais des régions nordiques. Comme il avait été autorisé par sa commission de 1689 à commander dans toute la mer du Nord, Iberville partit de Québec pour la baie d’Hudson en juillet 1690, mais son escadre, très insuffisante, ne comptait que trois petits vaisseaux armés de 30 canons et montés par 80 hommes seulement. À la fin du mois d’août, il arriva devant le fort York, où il trouva les Anglais en état d’alerte et dut s’enfuir devant un vaisseau ennemi armé de 36 canons. Il parvint à s’échapper et décida alors d’attaquer plutôt New Severn (Neue Savanne), un avant-poste situé à environ 250 milles au sud-est du fort York. Ce poste était si mal défendu que son commandant, Thomas Walsh, fit sauter les bâtiments et s’enfuit sans opposer de résistance. Iberville prétendit avoir récupéré des pelleteries d’une valeur de 100 000# mais l’historien E. E. Rich estime que ce chiffre est beaucoup trop élevé. Il est probable qu’Iberville passa l’hiver à la baie James avant de retourner à Québec, en octobre 1691. Il rentra ensuite en France. Les objectifs des Français n’étaient pourtant pas atteints, car le drapeau anglais flottait toujours sur le fort York.

Pendant les années qui suivirent, Iberville ne parvint pas à expulser les Anglais de la baie d’Hudson. L’hiver suivant se passa en préparatifs en vue de la campagne de 1692 dans la baie, et on lui Promit qu’il aurait de l’aide de la flotte, mais les bonnes dispositions du ministre de la Marine ne servirent à rien car, pour raisons d’économie, les deux frégates d’Iberville reçurent l’ordre de convoyer des navires de ravitaillement vers la Nouvelle-France. Ses plans furent ainsi contrariés et, après bien des retards, son escadre n’atteignit Québec que le 19 août, c’est-à-dire beaucoup trop tard pour continuer jusqu’à York, qu’on ne pouvait atteindre qu’après un voyage de 50 jours et avant l’apparition des premières glaces. Frontenac ordonna donc aux vaisseaux d’Iberville de patrouiller le long du littoral de la Nouvelle-Angleterre dans le but de harasser les établissements anglais. Cependant, tout le long de la côte, de New York à Pemaquid, chaque établissement se tenait sur le qui-vive, dans l’attente d’une attaque des Français. Iberville fit voile vers la France en novembre 1692, ayant à son actif dans cette campagne seulement trois prises dont une cependant, un navire hollandais, transportait à son bord une cargaison de grande valeur.

Pour la deuxième fois de suite, les raids d’Iberville contre les Anglais dans la baie d’Hudson avaient été paralysés par des retards et par l’arrivée précoce de l’hiver nordique. En outre, on commençait à chuchoter que la lutte dans les régions septentrionales lui avait fait perdre beaucoup de son énergie et de son enthousiasme. La saison de 1693 se déroula comme la précédente, car des vents contraires et le convoiement des navires de ravitaillement retardèrent son arrivée à Québec jusqu’au 23 juillet. Une fois de plus, Frontenac et les directeurs de la Compagnie du Nord décidèrent que la saison était trop avancée pour qu’il puisse s’emparer du fort York et reprendre la mer avant la venue de l’hiver. La responsabilité de remettre l’expédition à plus tard ne lui incombait pas uniquement, mais il ne fait guère de doute que l’ardeur d’Iberville pour la baie d’Hudson se trouvait tempérée lorsqu’on lui imposait des tâches ennuyeuses comme, par exemple, d’accompagner le convoi-annuel de ravitaillement à Québec au lieu de faire voile tout droit de France vers la baie d’Hudson. En 1694, il fut néanmoins nommé, pour la quatrième fois de suite, à la tête d’une expédition contre le fort York. À cette époque, la situation avait empiré car les Anglais avaient repris le fort Albany en 1693 et avaient chassé du Nord tous les Français. Iberville quitta Rochefort à la mi-mai de 1694 et, après les retards habituels, arriva à Québec seulement à la mi-juillet. Il fut sans doute heureux pour les projets des Français que les préparatifs de la campagne de 1694 aient compris plusieurs conditions qu’Iberville avait lui-même proposées, espérant sans doute ainsi retrouver son enthousiasme d’autrefois pour la baie d’Hudson. Dans cette campagne, il devait assumer le paiement de la solde à l’équipage et le ravitaillement. En échange, l’autorité royale fournissait les vaisseaux et le matériel de guerre. Mais il y avait une clause plus importante encore : il devait partager « à la flibustière » tout le butin et les bénéfices de la traite des fourrures avec ses hommes. Pour l’encourager davantage, on lui concéda, jusqu’en juillet 1697, le monopole du commerce dans la baie d’Hudson. Cette dernière clause, cela va de soi, contrariait énormément les directeurs de la Compagnie du Nord dont les actionnaires canadiens et français étaient continuellement en désaccord. Bien qu’ils prétendissent qu’Iberville avait obtenu le monopole « sous de faux exposez [... et] s’est servi pour la réussite de son entreprise [...] de leurs deniers », leurs mises de fonds dans l’expédition de 1694 se montaient, en fait, tout juste à 15 000#. Iberville leur reprochait leur manque de vision et disait que les pertes répétées qu’ils avaient subies depuis 1686 étaient dues à leur esprit de lucre.

Iberville prit le commandement du Poli et son frère Joseph Le Moyne de Serigny celui de la Salamandre ; ils quittèrent Québec le 10 août 1694 et arrivèrent à la rivière Hayes le 24 septembre. Iberville fit immédiatement débarquer un détachement pour « reconnoitre » le fort York et commença les préparatifs en vue d’un long siège d’hiver. Le 13 octobre (3 octobre ancien style), les Anglais furent sommés de se rendre. Ils déléguèrent Henry Kelsey pour négocier les conditions de la capitulation et le lendemain, ainsi que les gouverneurs de la Hudsons Bay Company en Angleterre l’affirmèrent par la suite, le gouverneur Thomas Walsh « se rendit lâchement ». Bien que le fort ait eu une bonne garnison, de grosses pièces d’artillerie, des vivres et des marchandises de traite, le commandant, en dépit des avertissements qu’on lui avait prodigués au sujet d’une attaque imminente des Français, avait négligé de faire provision de bois de chauffage. Au milieu d’épreuves de toutes sortes, l’expédition et ses prisonniers passèrent l’hiver au fort York, qu’on avait rebaptisé fort Bourbon. On a accusé Iberville d’avoir violé les termes de la capitulation ; ainsi on a tout lieu de croire que, dans le but d’économiser les vivres, il libéra les hommes de la garnison anglaise, sauf Walsh et deux ou trois autres, et les laissa à leurs propres moyens pour subsister dans le rude hiver nordique. Les glaces de la rivière Hayes (rebaptisée Sainte-Thérèse) ne partirent qu’à la mi-juin 1695, mais entre-temps le scorbut avait tué non seulement un grand nombre d’Anglais mais aussi des marins français et des Canadiens. Iberville avait en outre perdu son jeune frère, Louis*, sieur de Châteauguay, qui était le troisième Le Moyne à mourir au combat en Amérique. L’expédition séjourna au fort York tout l’été dans l’espoir de s’emparer des navires de ravitaillement qui devaient venir, ainsi que chaque année, d’Angleterre. Comme, au mois de septembre, aucun d’entre eux n’était signalé, Iberville décida de passer le commandement des territoires de la baie d’Hudson à Gabriel Testard* de La Forest, en lui laissant un détachement de 70 hommes, puis il s’embarqua pour La Rochelle, où il arriva le 9 octobre. Au cours de la campagne de 1694–1695, les Indiens avaient amené 450 canots remplis de pelleteries au fort Bourbon.

Iberville était finalement parvenu à s’emparer du poste le plus lucratif de la Hudsons Bay Company et son étoile brillait plus éclatante que jamais. Néanmoins, les avantages de la campagne avaient été réduits à néant par la reprise du fort Albany, par James Knight en 1693, et l’abandon du sud de la baie par les Français. La situation devint encore plus grave en 1696 : les Anglais envoyèrent alors dans la baie cinq vaisseaux, et 400 hommes commandés par le capitaine William Allen reprirent le fort York et s’emparèrent en même temps d’une cargaison de fourrures évaluées à 136 000#. Le frère d’Iberville, Joseph Le Moyne de Serigny, arriva à York seulement deux heures après les Anglais et, voyant qu’ils occupaient la rivière Hayes, il repartit aussitôt pour la France, abandonnant le fort Bourbon à ses propres moyens.

Entre-temps, dès son retour en France à l’automne de 1695, Iberville fut chargé des préparatifs d’attaque contre les postes anglais le long de la côte atlantique, depuis le fort William Henry (Pemaquid), situé à la frontière, très contestée, entre la Nouvelle-Angleterre et l’Acadie, et jusqu’à Saint-Jean de Terre-Neuve, où il existait un établissement anglais fortifié. Le projet, qui venait après les fatigues de ses campagnes dans le Nord au cours des dix années précédentes, eut l’heur de plaire à Iberville. En outre, il s’était rendu compte, lors de ses patrouilles dans l’Atlantique nord en 1692, des bénéfices que l’on pouvait tirer de la pêche. Il partit donc de France avec trois vaisseaux au printemps de 1696. Après avoir envoyé son frère Maricourt à Québec pour y recruter des Canadiens en vue d’une campagne d’hiver contre Terre-Neuve, il alla, avec deux frégates, porter secours au gouverneur Joseph Robinau* de Villebon, d’Acadie, que les Anglais bloquaient à l’embouchure de la rivière Saint-Jean. D’habiles manœuvres lui permirent, au mois d’août, de capturer une frégate anglaise et d’en faire fuir deux autres. Avec l’aide de 25 soldats d’Acadie et de 240 Abénaquis sous le commandement du légendaire baron de Saint-Castin [Jean-Vincent dAbbadie], Iberville assiégea ensuite le fort William Henry situé à environ 200 milles à l’ouest de la rivière Saint-Jean. C’est Pierre Maisonnat, dit Baptiste, qui servait de pilote à l’expédition. Bien qu’il fût certainement armé pour résister « quelque temps s’il y avoit eu dedans de braves gens », le fort anglais, commandé par le capitaine Pascoe Chubb, capitula le 15 août, peu de temps après que les Français eurent mis leurs batteries en position.

Après avoir détruit le fort William Henry, Iberville emmena les 92 hommes de la garnison à Boston, puis se rendit avec trois vaisseaux jusqu’à Plaisance (Placentia), la principale ville française à Terre-Neuve. D’après les termes du traité de 1687, les Anglais et les Français avaient droit de pêcher au Grand Banc, en partant de leurs ports d’attache respectifs à Terre-Neuve, mais l’expédition française de 1696 avait néanmoins pour but de chasser les Anglais de l’île. Les instructions, assez équivoques, du ministre de la Marine stipulaient que la campagne devait se dérouler sous le commandement de Jacques-François de Monbeton de Brouillan, gouverneur de Plaisance, tandis qu’Iberville devait prendre le commandement des hommes recrutés à Québec par Maricourt. Un grave conflit de personnalité et d’ambition entre les deux commandants commença à se faire jour. La principale cause en était la jalousie évidente qu’éprouvait Brouillan pour l’autorité d’Iberville, mais il lui enviait aussi ses droits au butin que rapportait la campagne. Il est certain que Brouillan était un homme cupide ; on en trouve la preuve dans un rapport officiel de 1692, dans lequel il est dit que le gouverneur agissait de façon à monopoliser le commerce et même à s’emparer de la solde des troupes, du vin et d’autres provisions. Fort heureusement et grâce en partie à l’intervention du capitaine Nicolas Daneau de Muy, la campagne se déroula tel que prévu malgré ces antagonismes.

Après les innombrables disputes du début, les troupes des deux commandants quittèrent Plaisance, le gouverneur de Brouillan par la mer le 29 octobre et Iberville par voie de terre, le 1er novembre. Leur rencontre eut lieu à Forillon (Ferryland), à 50 milles environ au sud de Saint-Jean, et les deux détachements commencèrent leur marche vers le nord jusqu’à l’établissement anglais, qui se rendit le 30 novembre, après un siège de courte durée. Les Canadiens d’Iberville, commandés par Jacques Testard de Montigny, incendièrent Saint-Jean et détruisirent presque entièrement les pêcheries anglaises le long de la côte orientale de l’île. De petits détachements effectuèrent des raids qui terrorisèrent les hameaux perdus dans les baies et les criques éloignées, et allèrent incendiant, pillant et faisant des prisonniers. À la fin de mars 1697, seuls Bonavista et Carbonear étaient encore aux mains des Anglais. À Carbonear, William Pynne, un marchand du lieu, organisa la défense et réussit à tenir tête aux Français. Au cours d’une série de raids, qui durèrent quatre mois, Brouillan et Iberville – mais surtout Iberville – détruisirent 36 établissements, tuèrent 200 personnes et firent 700 prisonniers. Avant même de quitter la France, Iberville avait exprimé l’espoir de s’emparer de 200 000 quintaux de morue et l’on peut croire qu’il a presque atteint son objectif. La campagne de Terre-Neuve a été la plus cruelle et la plus dévastatrice de toute la carrière d’Iberville. C’était aussi la plus parfaite illustration de l’anomalie des frontières en Amérique du Nord et de la faculté d’adaptation des « voyageurs », endurcis par la vie dans la colonie. Malheureusement pour Iberville et ses hommes, les effets de la campagne devaient être de courte durée. À la suite des événements qui avaient eu lieu en 1696, à la baie d’Hudson, la lourde tâche de redresser la situation revint au ministre de la Marine, avant même que la campagne de Terre-Neuve ne fût terminée. Comme tant de fois dans le passé, les autorités firent appel à l’aventurier canadien qui, à leurs yeux, était l’homme tout désigné pour aider la France à recouvrer ses possessions dans le Nord du continent. Ainsi donc, avant qu’il ait pu consolider ses victoires en chassant complètement les Anglais de Terre-Neuve, Iberville et sa troupe se joignirent à l’escadre que son frère Serigny avait amenée de France jusqu’à Plaisance. Presque immédiatement après son départ, une escadre anglaise et 2 000 hommes de troupes commandés par Sir John Gibsone et Sir John Norris* arrivèrent à Saint-Jean de Terre-Neuve. C’était suffisant pour assurer la défense de la population contre toute attaque éventuelle et les pêcheurs, confiants, retournèrent dans leurs villages dévastés, reconstruisirent leurs foyers et reprirent la pêche.

Après une laborieuse navigation vers le nord, le vaisseau de tête d’Iberville, le Pélican, se perdit dans les brumes du détroit d’Hudson. Ce qui arriva ensuite fut sans doute l’action dans laquelle Iberville montra le plus de bravoure de toute sa vie. Le Pélican, qui avait précédé l’escadre, entra dans l’embouchure de la rivière Hayes le 4 septembre, et le lendemain fut attaqué par trois vaisseaux de guerre anglais, le Hampshire, un gros bâtiment de guerre armé de 56 canons, le Dering [III], qui en avait 36, et le Hudsons Bay [I], qui en avait 32. Si les Français voulaient réussir, il fallait absolument que le Pélican, qui n’avait pourtant que 44 canons, empêchât les renforts de parvenir aux Anglais du fort York. En conséquence, bien qu’il se trouvât dans une position d’infériorité, Iberville attaqua l’ennemi. Après deux heures et demie d’esquives de part et d’autre, les adversaires engagèrent finalement un duel d’artillerie au cours duquel Iberville fit exécuter d’habiles manœuvres navales, qui atteignirent leur point culminant lorsque les canons du Pélican envoyèrent le Hampshire par le fond. À la suite de ce combat, le Hudsons Bay [I] fut capturé sans offrir de résistance, mais coula peu après. Seul le Dering [III] (capitaine Michael Grimington père) s’échappa sans être poursuivi, car les canons du Hampshire avaient fait une brèche, à la hauteur de la ligne de flottaison, dans la coque du Pélican, et le navire dut être abandonné. Pendant que l’on procédait à l’évacuation du Pélican et au regroupement des hommes dans un camp situé un peu au sud du fort anglais, les trois autres vaisseaux de l’escadre française arrivèrent enfin, y compris le Profond, qui apportait le ravitaillement dont on avait le plus urgent besoin. Après seulement cinq jours de vifs engagements, les Anglais, commandés par Henry Baley, gouverneur de la baie d’Hudson, se rendirent le 13 septembre ; c’est encore Kelsey qui fut chargé de négocier les conditions de la reddition. Ainsi se terminait la plus rapide et la plus brillante campagne d’Iberville. Il confia le commandement de la baie d’Hudson à Serigny et partit en toute hâte à la fin de septembre 1697 car s’il voulait échapper aux premières glaces il ne pouvait se permettre de descendre plus au sud pour aller reprendre le fort Albany. C’était la dernière fois qu’il voyait ces territoires nordiques qui avaient été jusque-là le principal théâtre de ses exploits avec l’armée et la marine, et aussi de ses entreprises commerciales.

La paix de Ryswick, signée en septembre 1697, stipulait que le sud de la baie devait revenir à la France et le fort York à la Hudsons Bay Company, mais Albany resta aux mains des Anglais et les Français conservèrent le fort Bourbon jusqu’en 1713. À cette date, les conditions du traité d’Utrecht remplacèrent celles du traité de Ryswick et l’Angleterre entra en possession de toute la région du bassin de la baie d’Hudson. C’est ainsi que, par une ironie du sort, tous les efforts déployés par les Français à la baie d’Hudson, en 1697, n’influencèrent en rien les décisions qui furent prises dans un cabinet de diplomates, à Utrecht, 16 ans plus tard. Iberville retourna en France en novembre 1697. Il parvint à faire prolonger jusqu’à l’été de 1699 le monopole qu’il avait au fort Bourbon mais le héros de la baie d’Hudson était sur le point de se trouver entraîné dans une autre grande aventure, sous un ciel bien différent : la Louisiane, qui était désormais destinée à jouer un rôle important dans les nouveaux desseins du roi.

Après 1690, la politique du gouvernement de Louis XIV évolua de telle sorte qu’elle devint ouvertement une politique d’expansion coloniale, ayant pour but de contenir les Anglais à l’est des Appalaches. Les Français espéraient que, en étendant leur domination au-delà de la vallée du Saint-Laurent et du bassin des Grands Lacs sur tout le bassin du Mississipi jusqu’au golfe du Mexique, ils limiteraient les établissements anglais à une étroite bande de territoire le long de la côte atlantique. C’est cette perspective qui s’offrit à Iberville à son retour de la baie d’Hudson, en novembre 1697. Le ministre, mis en confiance par ses exploits dans la baie et par ses autres campagnes au Canada, pensa qu’Iberville était l’homme le mieux préparé pour conduire, au Mississipi, une expédition qui aurait pour mission « d’en découvrir l’embouchure, [...] de choisir un bon emplacement qui pourrait être défendu avec quelques hommes, et [...] d’interdire l’entrée du fleuve aux navires des autres nations. » Les expéditions passées, et particulièrement celle de Cavelier* de La Salle dans cette région, en 1682, s’étaient accomplies en partant de la Nouvelle-France et en descendant le cours du fleuve. Iberville devait maintenant remonter le fleuve en partant du golfe du Mexique. Le véritable objectif de ce projet était, bien sûr, d’établir les fondations d’une colonie française le long de la côte du golfe, pour assurer ainsi à la France une voie de pénétration supplémentaire vers le cœur du continent. À la fin d’octobre 1698, après plusieurs mois de retard au cours desquels certains membres de l’équipage désertèrent et Iberville tomba malade, quatre vaisseaux, dont les frégates la Badine et le Marin, quittèrent Brest. Iberville qui, cette fois, était accompagné par un autre de ses frères, Jean-Baptiste Le Moyne* de Bienville, mit le cap sur Saint-Domingue (Haïti), où il arriva le 4 décembre, puis au nord vers la Floride et ensuite à l’ouest, en suivant la côte nord du golfe du Mexique jusqu’au Mississipi. En cours de route, il remarqua l’établissement des Espagnols à Pensacola et sonda les fonds marins pour essayer de découvrir des havres que pourraient utiliser les navires français. Au cours de ce voyage le long de la côte, pendant une tempête qui survint le 2 mars 1699, sa flottille se trouva poussée à l’est, dans un des bras du delta du Mississipi (surnommé aujourd’hui Birdfoot). Les descriptions erronées dans Premier Établissement de la foy [...], de Chrestien Le Clercq*, ne concordaient pas avec les constatations personnelles d’Iberville et c’est pour cette raison qu’il continua à remonter le fleuve à la recherche de preuves irréfutables indiquant qu’il était en effet dans le Mississipi. Ce ne fut qu’après avoir rencontré des Indiens qui se souvenaient de l’expédition de La Salle et qui montrèrent des preuves tangibles de son passage parmi eux qu’Iberville se déclara enfin satisfait. Ayant ainsi atteint le premier but de l’expédition, il construisit un fort temporaire à la baie de Biloxi (fort Maurepas, l’actuel Ocean Springs, Miss.), situé à un endroit stratégique entre le Mississipi et la place forte espagnole de Pensacola. Le 3 mai 1699, Iberville s’embarqua pour la France en laissant derrière lui une garnison de 81 hommes, parmi lesquels se trouvait son frère Bienville.

En France, il fut fait chevalier de Saint-Louis et devint ainsi le premier Canadien de naissance à recevoir cet honneur. Aussitôt après, il préconisa la mise en valeur immédiate et la colonisation de la Louisiane. Ses recommandations étaient moins fondées sur l’exploitation des ressources naturelles, qui à elles seules n’auraient pu justifier une telle entreprise, que sur l’urgence d’endiguer la menace de l’expansion anglaise imminente, en provenance des Carolines. Les autorités se montrèrent assez enthousiastes mais leurs ressources financières se trouvaient alors fort réduites. En outre, le ministre ne pouvait engager officiellement l’autorité royale dans ce projet, par crainte d’offenser les Espagnols, dont les revendications territoriales en Amérique comprenaient la Louisiane et qui en outre étaient les alliés des Français dans l’épineuse question de la succession d’Espagne. Le ministre lui fournit cependant les moyens d’entreprendre un deuxième voyage d’exploration, en octobre 1699, et donna ordre que l’on fasse échec par des moyens détournés aux visées que l’Angleterre pourrait avoir sur le territoire. Il espérait que des explorations supplémentaires pourraient l’aider à prendre une décision sur le bien-fondé et la nature exacte d’une œuvre de colonisation de grande envergure. Iberville arriva à Biloxi en janvier 1700 et entreprit de construire un second fort, le fort Mississipi, sur le fleuve du même nom à environ 40 milles en amont de Biloxi. Il chercha à s’assurer la fidélité des Indiens et tenta d’unir plusieurs tribus de la région en les invitant à faire cause commune contre les Anglais des Carolines. Il quitta ensuite Biloxi, à la fin de mai, et retourna en France en passant par New York. D’après ce que l’on a prétendu, il y déchargea 9 000 peaux qu’il avait achetées de trappeurs canadiens, lesquels, plutôt que de retourner à Montréal, les lui avaient apportées en Louisiane. C’est parce que les coureurs de bois et les Indiens des tribus du Nord-Ouest s’intéressaient à la Louisiane que les autorités et les marchands du Canada commencèrent à manifester de l’hostilité à l’égard de l’entreprise du Mississipi. Ils prétendirent qu’on encourageait la Louisiane aux dépens du commerce du Canada et de sa population qui était déjà assez clairsemée. Ils s’efforcèrent de discréditer Iberville, tant auprès des autorités de Versailles que chez les tribus du Nord-Ouest, mais leurs efforts ne servirent à rien car, conformément à la nouvelle politique coloniale, la métropole encourageait ouvertement les coureurs de bois et les Indiens à venir en Louisiane. On estimait que ces derniers, en faisant la traite avec les tribus du Mississipi, auraient intérêt à chasser les trafiquants anglais, qui étaient leurs rivaux, et qu’ainsi ils deviendraient effectivement des artisans de la nouvelle expansion française. C’était naturellement ce que pensait Iberville. Il séjourna donc en France du mois d’août 1700 au mois de septembre 1701 pour faire valoir son projet, qui consistait à s’engager à fond en Louisiane et à repousser l’expansion anglaise à l’ouest des Appalaches. Entre-temps, en 1700, le petit-fils de Louis XIV, Philippe d’Anjou, était devenu roi d’Espagne et Iberville, à la faveur de cet événement, comptait sur une alliance franco-espagnole qui lui permettrait d’utiliser la base espagnole de Pensacola. Malgré la faiblesse de la place, l’Espagne ne voyait cependant pas d’un bon œil une alliance dans laquelle elle serait de toute évidence soumise à la France. Comme autre solution, Iberville demandait la fondation d’une importante base navale à Mobile, d’où l’influence française pourrait rayonner dans tout le golfe du Mexique. Le roi donna son accord pour une troisième expédition, qui avait pour but de fonder Mobile et se montra en faveur d’une politique agissante envers les Indiens, politique qu’Iberville avait conçue pour protéger le bassin du Mississipi contre l’expansion anglaise à l’ouest des Appalaches. Bien que ses ambitieux desseins fussent peu proportionnés aux ressources dont il disposait, Iberville quitta néanmoins La Rochelle avec trois vaisseaux, le 29 septembre 1701. La maladie l’ayant obligé à faire escale à Pensacola, il y trouva le fort et la garnison dans un état déplorable et les Espagnols ouvertement hostiles à tout empiétement dans leur zone d’influence. Malgré cette évidente hostilité, Iberville fit construire à Mobile une modeste place forte qu’il baptisa fort Saint-Louis.

La France avait officiellement pris pied en Louisiane, mais la situation demeurait précaire, malgré de louables efforts pour faire montre de force. Iberville faillit échouer dans ses tentatives pour établir une colonie dans la région de Mobile et il se passera des années avant que les colons y viennent en nombre suffisant pour assurer une population adéquate. D’un autre côté, les entreprises des missionnaires, des trafiquants et des explorateurs attestaient déjà, en 1702, la présence française dans le bassin du Mississipi, particulièrement à l’intérieur des terres. La diplomatie qu’Iberville avait déployée dans ses rapports avec les Indiens avait grandement contribué à cet état de choses. Comme tout bon fils de Charles Le Moyne et, disons-le, comme tout Canadien formé à l’école des trappeurs nord-américains, Iberville croyait qu’il fallait établir des contacts avec la population indigène et se mêler aux Indiens, que c’était là la base même d’une sage diplomatie. Il savait parfaitement que, même si la colonie était grandement pourvue en soldats et en places fortes bien armées, cela ne remplacerait pas l’amitié et l’appui des Indiens. Il espérait ainsi unir tous les Indiens établis entre les Appalaches et le Mississipi, dans une alliance avec les Français qui aurait pour but d’empêcher l’expansion anglaise vers l’Ouest. Son plan prévoyait l’envoi de missionnaires, qui vivraient et travailleraient dans les principaux villages indiens. Il est certain que ces missionnaires étaient, en tant que conseillers politiques et conciliateurs, plus précieux aux desseins d’Iberville qu’ils ne l’étaient en tant que guides spirituels des Indiens. Quand il partit de la Louisiane en avril 1702, Iberville avait jeté les premiers jalons, en vue d’appliquer sa politique envers les Indiens. Il fut notamment aidé dans cette entreprise par Henri Tonty, l’ancien lieutenant de La Salle qui, en cette qualité, avait énormément voyagé dans le bassin du Mississipi et connaissait parfaitement les Indiens. En dépit du grand désappointement qu’il avait éprouvé lorsqu’Iberville, plutôt que lui, avait été choisi pour conduire l’expédition du Mississipi, en 1698, Tonty accepta d’user de son influence pour faciliter la réconciliation entre les tribus de la région et les amener à joindre leurs forces pour faire échec aux ambitions britanniques dans le bassin du Mississipi.

Iberville quitta la Louisiane en avril 1702, pour n’y plus revenir. Même si, par la suite, il fit des préparatifs pour conduire plusieurs expéditions dans la colonie, ses plans furent contrecarrés soit par sa santé chancelante soit en raison des embarras que connaissait le trésor royal ou encore par l’extrême faiblesse dans laquelle se trouvait la marine marchande, déjà fort éprouvée avant la guerre de Succession d’Espagne. Malgré les accès de fièvre, qui le secouèrent à plusieurs reprises de 1702 à 1705, Iberville conserva toujours le même intérêt pour la Louisiane. Le ministre lui demanda conseil à maintes occasions et Iberville lui répondit aimablement en une série de longs mémoires dans lesquels il polissait et repolissait sa théorie sur l’expansion française en Amérique. Ces mémoires, qui contiennent une bonne part de données fantaisistes concernant par exemple les relations avec les Indiens et la réduction de la puissance anglaise tout le long du littoral de l’Atlantique, se comparent mal aux écrits généralement lucides et bien documentés des premiers temps de sa carrière. Ce voile qui, après 1702, vint obscurcir sa pensée était sans doute provoqué par la maladie qui mina progressivement sa santé jusqu’à sa mort prématurée.

Toutefois, en 1705, malgré que sa santé restât précaire, Iberville était assez bien pour se voir confier les préparatifs d’un armement qui, étant donné les soucis engendrés par la guerre de Succession d’Espagne, était beaucoup plus important qu’il n’avait jamais osé l’espérer. Au début de 1706, il partit pour l’Amérique avec une escadre de 12 vaisseaux pour poursuivre sa campagne de harassement contre les établissements anglais, cette fois aux Antilles. Quand, le 9 mars, il arriva à la Martinique il apprit que le comte de Chavagnac, commandant d’une des deux divisions, avait décidé d’attaquer Nevis, une des îles Sous-le-Vent, en attendant la venue des autres vaisseaux de l’escadre. Comme il ne put débarquer à Nevis, il jeta son dévolu sur Saint-Christophe (St. Kitts), qu’il ravagea impitoyablement. Chavagnac se lança, par impatience, dans une opération militaire, qui était non seulement dépourvue de toute valeur stratégique, mais qui compromettait en outre la campagne d’Iberville en donnant l’alarme à toutes les bases britanniques des Antilles, notamment à la plus importante, la Jamaïque, dont les défenses étaient telles que seule une attaque par surprise aurait pu en venir à bout.

De la Martinique, Iberville se rendit à la Guadeloupe où il prépara ses troupes, qui comprenaient environ 2 000 hommes, des effectifs de la marine et de la milice coloniale et aussi des flibustiers canadiens et antillais, en vue de la campagne contre Nevis. L’escadre arriva à Charlestown, la capitale, le 1er avril et les troupes y débarquèrent au cours de la nuit. Le lendemain, après une simple escarmouche, l’île tombait aux mains des Français. Les termes de la capitulation imposée par Iberville étaient durs, si l’on tient compte de la faible résistance opposée par le détachement anglais de 250 hommes, qui avait fui presque aussitôt après que les Français eurent débarqué. Toute la population, composée de près de 800 hommes, y compris les marins et les soldats, plus 300 femmes, 600 enfants et 6 000 esclaves noirs, fut faite prisonnière. On s’empara de 24 vaisseaux anglais à l’ancre dans le port, des plantations, des marchandises, des archives et des bâtiments de la colonie. Une fois de plus, comme au cours de tant de campagnes d’Iberville, il y eut beaucoup d’actes perfides et de pillage. Quand les Français quittèrent Nevis, le 22 avril, ce jardin des Antilles n’était plus qu’une lamentable ruine. La campagne avait semé la terreur, non seulement dans les Antilles anglaises, mais tout le long de la côte atlantique, de la Caroline jusqu’à Terre-Neuve. En quittant Nevis, Iberville voulait attaquer les autres possessions anglaises d’Amérique. Mais, de la façon aussi soudaine qu’il avait lui-même l’habitude de frapper, la carrière d’Iberville fut interrompue par sa mort.

Le caractère frauduleux de toute l’expédition vient compliquer l’aspect proprement militaire de la prise de Nevis. Iberville, Serigny et leurs commis, certains marchands français et, pour ainsi dire, tous les officiers de l’escadre y compris Chavagnac, étaient impliqués dans cette affaire. À peine l’expédition avait-elle levé l’ancre pour les Antilles, au début de 1706, que le ministre de la Marine nommait une commission pour enquêter sur de prétendues malversations dont se plaignaient les armateurs, au sujet de la fourniture du premier équipement de l’escadre. Il était également question de marchandises chargées en France dans le but de faire du trafic clandestin, de l’administration des bénéfices provenant du butin et des vaisseaux saisis à Nevis qui semblait suspecte. L’enquête fut entravée par des délais innombrables et une confusion incroyable, qui fiirent traîner le procès en longueur pendant une trentaine d’années. Iberville mourut soudainement au début de l’enquête, ainsi que le commissaire de l’escadre, avant qu’ils aient eu le temps de mettre de l’ordre dans la comptabilité de l’expédition. En outre, les magasiniers de chaque navire n’avaient pas consigné les quantités de vivres et de denrées consommées au cours de l’expédition et, quand la flotte rentra en France, les fonctionnaires royaux ne firent pas l’inventaire des vaisseaux. Les capitaines refusèrent également de déclarer leurs cargaisons. Il s’ensuivit une multitude de condamnations et de jugements restitutoires. Iberville était mort, mais ses agissements furent jugés sévèrement et sa veuve se vit forcée de faire une restitution au nom de son mari. Iberville fut déclaré coupable d’avoir transporté de la marchandise, surtout du fer, pour se livrer à un trafic clandestin très lucratif à Saint-Domingue et à La Havane. Il aurait été, ainsi que les commis qui veillèrent à ses intérêts après sa mort, mêlé à des infractions concernant des prises de guerre et du butin et il fut accusé de s’être soustrait au paiement des taxes imposées par l’autorité royale et l’amiral. Le plus grand délit d’Iberville, cependant, fut le détournement de grandes quantités de vivres, fournies par les armateurs, qu’il vendit pour son propre compte. Dans l’ensemble, cette affaire causa énormément de ressentiment et de méfiance contre les Le Moyne en Louisiane, au Canada et au ministère de la Marine. Le ministre en fut si mécontent que l’avancement des Le Moyne, surtout celui de Serigny dont la culpabilité était plus flagrante, fut retardé pendant plusieurs années.

L’affaire de Nevis illustre bien l’ampleur des ambitions commerciales d’Iberville ainsi que son sens aigu des affaires. Bien qu’il ne soit pas facile de découvrir avec exactitude l’importance de ses intérê,ts, ni jusqu’à quel point ses projets commerciaux affectèrent ses opérations militaires, il est évident qu’ils étaient considérables et remontaient au moins à l’époque de ses premières armes à la baie d’Hudson. Même Frontenac, qui le considérait comme « un babillard et un petit présomptueux », avait écrit à son sujet plusieurs années auparavant : « [Iberville] a beaucoup plus en vue ses interests et son commerce que le service du Roy ». Le monopole, qui permettait à Iberville de régir la traite des fourrures de 1694 à 1700 (sauf pour la période allant de septembre 1696 à septembre 1697), lui rapporta des bénéfices réguliers et substantiels. En ce qui concerne ses intérêts dans la pêche à la morue, il avait, même avant de quitter la France pour la campagne de Terre-Neuve en 1696–1697, fait des arrangements pour écouler tout le poisson que l’on prendrait. C’est à cette fin qu’il passa près de deux mois à Plaisance à vendre la morue et le butin qu’il avait amassés. Il en profita pour diriger l’entreprise de pêche qu’il avait établie à son propre compte, en employant, non seulement les gens de son service, mais aussi les hommes des établissements de pêche anglais qu’il avait faits prisonniers. Lorsqu’en 1697 Iberville sollicita le poste de gouverneur de Terre-Neuve, son intention était sans doute de s’occuper de nouveau des pêcheries qui, pensait-il, pouvaient très bien se concilier avec son monopole de la traite des fourrures au fort Bourbon. Quoi qu’il en soit, il subit un refus, non pas parce qu’il était Canadien de naissance, mais en raison de la nouvelle orientation donnée à la politique coloniale française en Amérique : Iberville pouvait rendre de plus grands services à la France comme fondateur d’une colonie en Louisiane que comme administrateur d’un minuscule, bien qu’important, avant-poste à Terre-Neuve. C’est en Louisiane, particulièrement, qu’Iberville et ses frères, qui voulaient profiter de l’essor de la colonie pour servir leurs fins personnelles, décidèrent apparemment d’accaparer toutes les branches du commerce. Le commissaire d’Iberville en Louisiane, Nicolas de La Salle, l’accusa après sa mort de diverses malversations, parmi lesquelles certaines fraudes dans les approvisionnements de l’administration royale. On sait qu’Iberville plaça une partie des bénéfices qu’il avait faits en Louisiane dans des propriétés à Saint-Domingue, où il fit l’acquisition, en 1701, d’une plantation de cacao d’excellente rentabilité. En France, il acheta deux seigneuries à Aunis : Ardillières près de Rochefort, où vécurent dès lors sa femme et ses enfants, et Duplessis. Ces deux propriétés valaient 90 000# au total. Toutes ces indications semblent suffisantes pour prouver qu’Iberville s’était enrichi. Sa mort soudaine en juillet 1706, à La Havane, où il était allé sans doute pour vendre une partie de la cargaison de fer qu’il avait apportée de France dans un but de trafic illicite, l’empêcha de rédiger ses dernières volontés.

Il est très difficile d’établir avec certitude les circonstances entourant la naissance des enfants d’Iberville et de Marie-Thérèse Pollet. Il existe, en premier lieu, parmi les quelques témoignages dont nous disposons, des contradictions entre l’endroit où se trouvait Iberville à l’époque probable de la conception de ses enfants et la date de naissance de ceux-ci. Il semble qu’il ait eu cinq enfants : Pierre-Joseph-Louis, né en 1694, près du Grand Banc de Terre-Neuve sur un navire faisant route vers Québec : Jean-Baptiste, né à La Rochelle en 1698 ; Marie-Thérèse, née en 1700 ; Jean-Charles, né à La Rochelle en 1701 ; et François-Jean, né à La Rochelle en 1705. Tout laisse croire qu’après son mariage, en 1693, Mme d’Iberville vécut presque toujours en France. À la suite de la mort de son mari, on la retrouve, en juin 1707, vivant à Paris et certaines gens disent qu’elle a « assurément bien du mérite [...] ne pêche que dans la hauteur qu’elle a conservé de la famille ».

Elle épousa, l’année suivante, le comte Louis de Béthune, âgé de 49 ans, capitaine de vaisseau et chevalier de Saint-Louis, qui, en dépit de sa promotion au poste de chef d’escadre en 1720 et de lieutenant-général ad honores en 1734, se révéla bientôt comme une charge. De Béthune, elle eut deux enfants, Marie-Armande, née à Paris en 1709, et Armand, né à Ardillières en 1711. Loin de pouvoir profiter des richesses amassées par Iberville, Marie-Thérèse Pollet vit son existence empoisonnée jusqu’à sa mort par les répercussions de l’affaire de Nevis. Elle s’employa à toutes sortes d’intrigues et agit avec une très grande précaution pour échapper à la coûteuse éventualité d’une restitution, mais fut néanmoins forcée de s’y soumettre. En plus de la part des bénéfices à laquelle il était autorisé pendant la campagne de 1706, Iberville avait réalisé des profits frauduleux pour une somme de 112 000#. En 1730, cette dette, qui incombait maintenant à sa veuve, n’avait pas encore été payée. Marie-Thérèse Pollet mourut en 1737 ; son second mari, « estant en démence », l’avait précédée dans la tombe quatre ans et demi auparavant. À la mort de Marie-Thérèse, toute la fortune d’Iberville avait été consacrée soit au règlement de sa succession soit à assurer le train de vie qu’imposait le rang de son second époux.

Depuis cent ans, on a écrit une douzaine de monographies, complètes ou condensées, consacrées à Pierre Le Moyne d’Iberville. Seul l’ouvrage de Guy Frégault, Iberville le conquérant (Montréal, 1944), apporte une contribution sérieuse à la science historique. Les ouvrages édités avant 1944 ont peu de valeur et ne sont guère plus que des panégyriques de tendances religieuse et nationaliste ou de prétentieuses vulgarisations qui ont pour seul but de faire l’éloge des prouesses militaires d’Iberville contre les Anglais. Lemoyne dIberville : a soldier of New France (Toronto, [1954]), de N. Crouse, est un ouvrage de vulgarisation sensiblement supérieur aux autres mais qui, comme tel, apporte bien peu de nouveau. D’ailleurs, bien que son œuvre soit un travail d’érudition fondé sur une recherche minutieuse et une appréciation rigoureuse des documents consultés, même Frégault se laisse entraîner par le style héroïque, comme on peut en juger par le titre. Mais, en 1944, Frégault n’avait pas à sa disposition les grandes études de W. J. Eccles, sur la Nouvelle-France, de Marcel Giraud, sur la Louisiane, et de E. E. Rich, sur la Hudsons Bay Company, trois ouvrages majeurs qui éclairent d’un jour nouveau le contexte historique dans lequel a évolué le personnage, de telle sorte qu’il serait sans doute opportun d’entreprendre une nouvelle biographie exhaustive de Le Moyne d’Iberville. On découvre fréquemment d’autres documents, surtout des documents commerciaux, et les pièces anciennes font l’objet de nouvelles expertises. L’ensemble des travaux auxquels on s’est livré depuis un quart de siècle nous permet d’entrevoir, par exemple, une compréhension plus exacte des ambitions commerciales d’Iberville et une relation plus complète des transactions auxquelles il se livra dans ce domaine. Il faudrait aussi soumettre à un examen beaucoup plus impartial les longues dépêches remplies de détails, qui furent envoyées au ministère de la Marine, entre 1702 et 1705, et qui traitaient de la domination française et de l’endiguement de l’expansion anglaise en Amérique. En outre, il serait sans doute utile de revoir et de redéfinir la place occupée par Iberville dans l’ensemble du contexte nord-américain, à la fin du xviie siècle et au début du xviiie, en portant une attention toute particulière aux opinions de ses contemporains. Les membres de sa famille et lui-même étaient connus pour avoir suscité beaucoup d’antipathie mais aussi beaucoup de sympathie en Nouvelle-France, en Louisiane et dans la métropole.

Le fait le plus étonnant lorsqu’on analyse la carrière de cet homme remarquable est que, malgré son énergie indomptable, ses capacités exception nelles et ses actes d’un héroïsme incroyable, il soit resté si peu de chose pouvant servir à assurer la permanence de la domination française en Amérique. Les résultats des courageux efforts qu’il déploya à la baie d’Hudson, pendant plus de dix ans, étaient déjà anéantis quand il entreprit sa dernière campagne en 1697. Même si les Français restèrent en possession du fort Bourbon pendant 16 ans, le traité d’Utrecht, en 1713, allait céder irrévocablement à la Grande-Bretagne tout le bassin de la baie d’Hudson. La même chose se produisit en 1696 pour la prise du fort William Henry, situé dans la zone contestée entre la Nouvelle-Angleterre et l’Acadie, ainsi que pour la destruction des établissements anglais à Terre-Neuve, en 1696 et 1697, qui ne servirent nullement les intérêts de la France. Tout comme la baie d’Hudson, l’Acadie et Terre-Neuve furent cédées à la Grande-Bretagne en 1713 et dès qu’Iberville quitta Terre-Neuve en 1697 les colons anglais retournèrent dans leurs anciens villages. En Louisiane, l’aventure d’Iberville de 1698 à 1702 était également vouée au même sort, car les projets de la France n’étaient pas conçus comme une entreprise à demeure mais comme un moyen d’empêcher les Anglais d’étendre leur influence au bassin du Mississipi. Bien qu’Iberville ait réussi à attirer vers le sud plusieurs tribus indiennes du Nord-Ouest, les tentatives qu’il fit pour contenir la nombreuse population anglaise à l’intérieur d’une étroite bande de terre, le long de la côte atlantique, se révélèrent de plus en plus futiles ; les idées d’Iberville à cet égard apparaissaient d’ailleurs de moins en moins réalistes. On peut en dire autant de la capture de Nevis. Il est vrai que pendant une brève période les îles anglaises dans les Antilles furent prises de panique, mais ce ne fut qu’un revers passager dans les ambitions à long terme que l’Angleterre nourrissait en Amérique. Parmi toutes les campagnes d’Iberville, seul le raid sur Corlaer (Schenectady) en 1690, peut, jusqu’à un certain point, être considéré comme un succès. À cette époque, les ressources de la France en hommes, de même que ses ressources matérielles, ne lui permettaient pas de conserver longtemps des territoires au-delà de la vallée du Saint-Laurent, mais les raids effectués en 1690 montrent sa capacité à rester maître, du moins pour quelque temps encore, de la colonie canadienne déjà établie. L’expansion de la domination française dépendait des ressources de la France et celles-ci entre 1660 et 1760 étaient, en Amérique, mieux proportionnées au type de colonie prône par Colbert qu’à une politique d’expansion.

Bien que la carrière de Pierre Le Moyne d’Iberville n’ait eu aucune conséquence militaire ou politique, ses exploits sont néanmoins lourds d’une signification durable. En effet, ils ne furent égalés par personne d’autre en Nouvelle-France et illustrent de façon éloquente la force morale et l’endurance physique, l’esprit d’initiative et la faculté d’adaptation dont les habitants de la colonie devaient tous, dans une certaine mesure, faire preuve pour survivre et améliorer leur sort dans le pays rude et sauvage qu’était l’Amérique du Nord à cette époque. L’ardent patriotisme, la bravoure et même la sauvage cruauté qui caractérisaient les campagnes d’Iberville contre les Anglais étaient jusqu’à un certain point des qualités essentielles à la vie et au progrès en Amérique du Nord dans les premiers temps de la colonie. Pris dans ce contexte, Iberville est un personnage important ; il est sans l’ombre d’un doute le premier véritable héros canadien.

Bernard Pothier

AAQ, Registre des confirmations, 58.— Archives de la Charente-Maritime (La Rochelle), B 5 714, 5 921.— Archives maritimes, Port de Rochefort, 6E2, liasse 1.— AN, V7, carton 214 (enquête officielle sur l’affaire Nevis) ; Col., B, C11A, C11C, C11D, C11E, C13A, C13C, F3 ; Marine, B2, B4, 3JJ.— ASQ, Lettres, M, 21, 38 ; Lettres, N, 28.— NN, mss, Cabinet des titres, Coll. Chérin, 31 700 ; mss, Clairambault ; mss, NAF.

On trouve certaines lettres d’Iberville à la Chicago Historical Society, dans les collections Gunther et O. J. Schmidt, et à la Newberry Library, dans la collection Ayer. Il existe au moins deux copies d’un portrait qui serait un original : une gravure de La Guillermie (1841–1934) et une huile sur toile de Flornoy (1894– ?) exposées aux AQ.

Charlevoix, Histoire de la N.-F. (1744), I, II.— Découvertes et établissements des Français (Margry), IV.— Documentary hist. of New-York (O’Callaghan).— Documents relating to Hudson Bay (Tyrrell).— Paul Du Ru, Journal of Paul Du Ru (February 1 to May 8, 1700) [...], trad., avec introd. et notes, par R. L. Butler (Chicago, 1934).— Léon Guérin, Histoire maritime de France [...] (6 vol., Paris, 1851), IV : 469–479, contient le « Mémoire succinct de la naissance et des services de [...] Iberville ».— HBRS, XI, XX (Rich et Johnson).— [Nicolas Jérémie], Relation du Détroit et de la Baie d’Hudson par Monsieur Jérémie, avec introduction par J.-H. Prud’homme, Bulletin de la Société hist. de Saint-Boniface, II (1912).— Journal de labbé Beaudoin (Gosselin).— Jug. et délib., III [Picoté de Belestre]. La Potherie, Histoire (1753), I.— MPA (Rowland et Sanders), I, II.— Chevalier de Troyes, Journal (Caron).

Ouvrages généraux concernant la Nouvelle-France : E. H. Borins, La Compagnie du Nord, 1682–1700 (thèse de m.a., McGill University, 1968) ; Eccles, Canada under Louis XIV et Frontenac ; Parkman, A half-century of conflict, I.

Au sujet de la frontière de la Louisiane : V. W. Crane, The southern frontier, 1670–1732 (Durham, N.C., 1928) ; Jean Delanglez, Hennepins Description of Louisiana, a critical essay (« Institute of Jesuit History pub. », Chicago, 1941) ; W. E. Dunn, Spanish and French rivalry in the Gulf region of the United States, 1678–1702 [...] (Austin, [1917]) ; Charles Gibson, Spain in America (New York, [1966]) ; Giraud, Histoire de la Louisiane française, I ; O’Neill, Church and state in Louisiana. V. aussi : Jean Delanglez, Tonti letters, Mid-America, XXI (1939 ; nouv. sér., X) : 209–238 ; P. J. Hamilton, Colonial Mobile (Boston, 1897 ; éd. rev., New York, 1910) ; Jonathan Pearson et al., A history of Schenectady patent in the Dutch and English times [...], J. W. MacMurray, édit. (Albany, 1883) ; Justin Winsor, The Mississippi basin [...] the struggle in America between England and France, 1697–1763 (Boston et New York, 1895).

Il existe environ 15 biographies d’Iberville, mais la plupart ont peu de valeur. La plus importante, par Guy Frégault, Iberville le conquérant (Montréal, [1944]), est cependant dépassée. Néanmoins, les biographies suivantes méritent d’être mentionnées : Alexandre Jodoin et J.-L. Vincent, Histoire de Longueuil et de la famille de Longueuil (Montréal, 1889) ; L.-M. Le Jeune, Le chevalier Pierre Le Moyne, Sieur dIberville ([Ottawa], 1937) ; N. M. Crouse, Lemoyne dIberville : a soldier of New France (Toronto, [1954]).

Le lecteur pourra aussi consulter deux articles intéressants : Emmanuel de Cathelineau, Les beaux mariages d’une Canadienne, NF, VI (1931) :144–186 ; Pierre Le Moyne d’Iberville et Mlle Picoté de Belestre, BRH, XXI (1915) : 224. [b. p.]

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Bernard Pothier, « LE MOYNE D’IBERVILLE ET D’ARDILLIÈRES, PIERRE », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 2, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 12 nov. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/le_moyne_d_iberville_et_d_ardillieres_pierre_2F.html.

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Auteur de l'article:    Bernard Pothier
Titre de l'article:    LE MOYNE D’IBERVILLE ET D’ARDILLIÈRES, PIERRE
Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 2
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1969
Année de la révision:    1991
Date de consultation:    12 nov. 2024