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SHEA, sir AMBROSE, journaliste, rédacteur en chef, éditeur, homme d’affaires, homme politique et gouverneur des Bahamas, baptisé le 15 mai 1815 à St John’s, cinquième fils de Henry Shea* et d’Eleanor Ryan ; le 24 juin 1851, il épousa à New York Isabella Nixon (décédée en 1877), puis le 26 novembre 1878, à Québec, Louisa M. Hart, née Bouchette ; aucun enfant ne naquit de ces mariages ; décédé le 30 juillet 1905 à Londres.
Le père d’Ambrose Shea, Henry, qui immigra du comté de Tipperary (république d’Irlande) vers 1784, fonda avec Eleanor Ryan l’une des familles terre-neuviennes les plus douées et les plus influentes du xixe siècle. Marchand respecté, il put garantir des études décentes à ses dix enfants, même si ses moyens étaient modestes, et l’on présume que lorsque son fils John lança le Newfoundlander, en 1827, c’est lui qui versa la mise de fonds. Quand il mourut, trois ans plus tard, John reprit le commerce de son père, puis l’abandonna, semble-t-il, en 1836. L’année suivante, il s’établit définitivement en Irlande, et par la suite, accéda à la mairie de Cork. Ce furent ses deux frères, William Richard* et Ambrose, qui reprirent le Newfoundlander. Après la mort de William, en 1844, Ambrose, qui était déjà rédacteur en chef du journal, en devint également l’imprimeur et l’éditeur. Il quitta cependant la profession en 1846, et le Newfoundlander passa à son jeune frère Edward Dalton*. Ambrose souhaitait probablement se consacrer tout entier à une entreprise qu’il avait fondée cette année-là avec James Murphy, de Liverpool, en Angleterre, et dans laquelle il était courtier maritime et marchand commissionnaire. En 1848, les deux associés abandonnèrent l’affaire, probablement en faillite, et par la suite, Shea fit cavalier seul. La même année, il fut élu député de la circonscription de Placentia-St Mary à la Chambre d’assemblée (il avait refusé l’investiture en 1842). Commença alors une carrière politique qui allait durer 40 ans.
De l’avis de ses contemporains, Shea possédait de grands talents. Il était intelligent, bien informé, s’exprimait avec facilité, et selon Daniel Woodley Prowse*, était doté de magnétisme. Tout le monde convenait de son influence et de l’importance du rôle qu’il joua durant des années sur la scène politique. Pourtant, jamais il n’exerça de hautes fonctions à Terre-Neuve même, et c’est là un fait curieux qui exige des explications. Shea – il importe de le rappeler – était Terre-Neuvien de naissance et venait d’une famille attachée à la tradition irlandaise de coopération avec les autorités britanniques. Or dans les années 1830, l’Église catholique de Terre-Neuve, et le Parti libéral qui émergea à compter de 1832, passèrent sous la domination d’immigrants irlandais dont les attitudes politiques s’inspiraient du nationalisme intransigeant qui caractérisait cette période. En outre, le parti s’allia la hiérarchie ecclésiastique. La famille Shea s’était toujours opposée à ce que le clergé intervienne dans les affaires publiques, et à titre de rédacteur en chef du Newfoundlander, Ambrose Shea avait constamment défendu les intérêts des Terre-Neuviens d’origine, sans égard à leur appartenance religieuse. En 1840, il accueillit avec joie la fondation de la Newfoundland Natives’ Society, non confessionnelle. Entré au comité directeur de la société en 1842, il en devint président en 1846, au moment où elle essuyait de virulentes attaques de la part des catholiques du « parti des prêtres » et des ecclésiastiques eux-mêmes. En 1837, son frère, le docteur Joseph Shea, avait d’ailleurs quitté la colonie à cause d’attaques de ce genre. Donc, bien qu’il ait été député libéral, Ambrose Shea se tenait à l’écart de la majorité du parti. Il soutint l’agitation des partisans de Daniel O’Connell en Irlande et à Terre-Neuve ainsi que d’autres causes libérales, dont l’instauration de la responsabilité ministérielle, mais ses chances de devenir chef du parti étaient minces. Il se sentait beaucoup plus proche des Terre-Neuviens d’origine de la même classe sociale que lui que du réseau de familles d’immigrants catholiques dominé par des personnages comme John Kent* et Patrick Morris* et regroupé autour de la Benevolent Irish Society, dont lui-même, fait significatif, n’était pas membre.
Le Parti libéral de la fin des années 1840 n’était ni combatif ni bien organisé. Cette situation changea peu à peu à compter de 1850, à la suite de l’accession de John Thomas Mullock* à l’épiscopat catholique et du remplacement de Kent par Philip Francis Little* à la tête des libéraux. Au début, Shea refusa de soutenir les positions du parti sur deux questions : la subdivision de la subvention à l’enseignement protestant et la redistribution des sièges sous un futur gouvernement responsable. Toutefois, dès 1852, il faisait campagne pour le gouvernement responsable aux côtés des nouveaux dirigeants libéraux et s’imposait comme le porte-parole du parti en matière de réciprocité avec les États-Unis. Le Parti libéral fit du « libre-échange » un de ses chevaux de bataille – les conservateurs, surtout des marchands, s’y opposaient presque tous – et s’inquiétait de ce que Terre-Neuve soit délaissée dans les négociations d’un traité à Washington. En 1853, Shea se rendit donc à Washington à titre de délégué de l’Assemblée, à majorité libérale, pour faire pression en faveur de la participation de la colonie. Sa mission fut couronnée de succès, et dès lors, pendant longtemps, on vit en lui un défenseur de l’idée selon laquelle Terre-Neuve avait tout avantage à entretenir d’étroits liens commerciaux avec les États-Unis.
Les élections de mai 1855 inaugurèrent l’ère du gouvernement responsable, et Shea remporta la victoire sous la bannière libérale dans la circonscription de St John’s West. Quand l’Assemblée se réunit, elle l’élut président. S’il éprouva de l’amertume en constatant qu’on ne l’invitait pas à entrer au Conseil exécutif, la nomination de son frère Edward, un des députés de Ferryland, en 1858, atténua ce sentiment. Le fait que lui-même ne soit pas devenu conseiller exécutif s’explique peut-être en partie par les exigences de ses affaires. Shea ne fut jamais un homme riche. N’ayant ni associés ni fils, il devait consacrer beaucoup de temps à son entreprise : d’abord engagée simplement dans le commerce de la colonie, elle s’imposa aussi dans le domaine des assurances et obtint l’agence du nouveau service de vapeurs transatlantiques inauguré en 1859. En outre, Shea participa à la fondation de la Général Water Company, mise sur pied en janvier de la même année et dont le but était d’améliorer l’approvisionnement en eau et la lutte contre les incendies à St John’s. Président fondateur de cette compagnie, il en occuperait de nouveau la présidence dans les années 1860.
En juillet 1858, John Kent remplaça Little au poste de premier ministre. Bientôt, de graves tensions se manifestèrent entre l’aile immigrante et procléricale du parti et les Terre-Neuviens d’origine, parmi lesquels Shea exerçait une grande influence. En outre, le climat était plutôt froid entre lui et le nouveau premier ministre. La chose fut connue en février 1859 : Shea menaça de quitter la présidence de la Chambre parce que Kent ne l’avait pas consulté sur la nomination d’un Terre-Neuvien à la commission franco-anglaise qui devait étudier la question de la « côte française » de la colonie et avait décidé d’y siéger lui-même. Le premier ministre dut s’abaisser jusqu’à présenter à l’Assemblée une motion demandant à Shea de rester en fonction.
Le gouvernement libéral récolta la même majorité aux élections de 1859 qu’à celles de 1855, mais la campagne fut plus ardue. Avec le réputé méthodiste James Johnstone Rogerson, Shea se présenta dans un district disputé, Burin, contre le chef conservateur Hugh William Hoyles* et Edward Evans. Ce fut une lutte féroce, dont on se souvint longtemps dans la colonie, et les libéraux ne l’emportèrent que par une faible majorité. Même si une victoire aussi fameuse aurait dû donner à Shea le droit de prétendre à un poste au cabinet, il demeura président de l’Assemblée, et il fit peu, semble-t-il, pour apaiser les dissensions au sein du parti. La session de 1860 fut marquée par d’aigres échanges entre Shea, Kent et le procureur général George James Hogsett*, mais il est difficile d’évaluer avec précision le rôle qu’il joua dans l’effondrement du gouvernement Kent en février de l’année suivante. Bien que, étant malade, il ait été absent de l’Assemblée pendant une bonne partie de la période décisive qui commença en décembre 1860, nombre de gens avaient la conviction que, malgré la présence de son frère au cabinet, il orchestrait la stratégie des adversaires de Kent. Quoi qu’il en soit, quand le gouverneur, sir Alexander Bannerman*, démit de ses fonctions le ministère Kent et désigna Hoyles chef d’un gouvernement minoritaire, Shea et Laurence O’Brien* furent invités à en faire partie. O’Brien accepta, mais non Shea. Peut-être comme le laissa entendre un journal, exigeait-il la nomination de trois catholiques à l’exécutif (comme le voulait Bannerman) alors que Hoyles n’était prêt à n’en nommer que deux. À moins qu’il ait escompté une victoire libérale aux élections de mai 1861, ou encore qu’il ait attendu de voir l’issue de la crise politique qu’il avait contribué à déclencher. Aux élections de mai, les libéraux menèrent une campagne désordonnée. Shea abandonna Burin aux conservateurs et se rabattit sur la circonscription de Placentia. L’ensemble du parti fut battu de justesse, et Shea se retrouva parmi les dirigeants d’une opposition amère et démoralisée.
À l’été de 1864, les artisans continentaux de la Confédération se souvinrent de l’existence de Terre-Neuve et invitèrent le gouvernement Hoyles à envoyer des représentants à la conférence de Québec. Comme l’union n’avait fait l’objet d’aucun débat dans la colonie, le gouvernement opta pour la prudence et décida d’envoyer une délégation bipartite sans pouvoir décisionnel. Frederic Bowker Terrington Carter*, président de la Chambre, représentait les conservateurs et les protestants ; Shea, les libéraux et les catholiques. Les deux délégués devinrent tout de suite des confédérateurs enthousiastes. Ils participèrent pleinement à la conférence et signèrent « à titre personnel » les résolutions qui en résultèrent. Au cours d’un dîner à Montréal, Shea évoqua en termes éloquents les avantages mutuels qui pourraient découler de la Confédération. Avec Carter, il signa un rapport officiel dans lequel les deux hommes prévenaient Terre-Neuve qu’elle ne pourrait pas rejeter l’union « sans aggraver les conséquences néfastes de [son] isolement actuel ».
Les résolutions adoptées à Québec furent longuement débattues à Terre-Neuve au cours de la session législative de 1865. La Confédération se révéla être une question qui transcendait les partis, et en l’appuyant, Shea se distança à nouveau de la plupart des libéraux et des catholiques. En fait, très peu de catholiques, et parmi eux, seulement l’élite, allaient pencher pour la Confédération. Aussi n’est-il pas surprenant que, lorsque Carter devint premier ministre à la démission de Hoyles en avril 1865, les frères Shea et John Kent (confédérateur lui aussi) soient entrés au nouveau gouvernement. Tous trois devinrent membres de l’exécutif, mais Ambrose Shea n’obtint pas de portefeuille. Aux élections de l’automne, il fut réélu dans Placentia.
Parce qu’il était le principal porte-parole catholique de la Confédération, qu’il avait changé de parti et qu’il exerçait une influence évidente au gouvernement, Shea fut la cible de bon nombre de critiques et d’attaques. Beaucoup voyaient en lui un manipulateur ambitieux et cupide, « un homme politique rusé et comploteur », l’âme dirigeante d’un family compact qui s’engraissait aux dépens des contribuables et des pêcheurs. On respectait ses compétences mais on se méfiait de lui. Les anticonfédérateurs s’en prenaient bien plus souvent à lui qu’à Carter, qui en général était populaire. Ce traitement ne l’amena pas à modifier ses positions, mais lui rendit presque impossible la tâche de rallier l’opinion catholique derrière le projet de Confédération. En fait, de 1864 aux élections de 1869, dont ce fut le seul enjeu, l’antipathie des catholiques s’accrut. En 1869, dans l’espoir de relancer la cause, Shea fit en sorte que plusieurs centaines de Terre-Neuviens soient embauchés par le chemin de fer Intercolonial dans les Maritimes. Mais tous ne trouvèrent pas du travail, et les laissés pour compte rentrèrent dans la colonie ou se dispersèrent ; bon nombre d’entre eux ne revinrent même jamais. À cause de cela, on cloua Shea au pilori et la Confédération devint encore plus impopulaire
Ayez l’œil sur leur chef, Ambrose le rusé,
Souvenez-vous bien de sa conduite passée,
Rappelez-vous ce qu’il a fait aux terrassiers,
Il vous bernera comme il les a bernés.
Dans le district de Placentia, Shea et ses collègues affrontaient une liste de candidats, dont en tête, Charles James Fox Bennett*, le chef du parti opposé à la Confédération. La majeure partie de l’électorat se montra hostile. À Placentia même, le prêtre et la population accueillirent Shea avec des pots de goudron et des sacs de plumes. Il fut battu à plate couture, et le parti confédérateur, dirigé par Carter, ne parvint à récolter que neuf sièges.
Shea joua ensuite un rôle plutôt effacé sur la scène publique. En 1873, il se présenta sous la bannière conservatrice dans St John’s East. C’était un district à forte prédominance catholique et, comme il était toujours tenu pour un irréductible de la Confédération, il fut défait. Peu après, un siège se libéra dans Harbour Grace, et il y fut élu sans opposition en janvier 1874. On disait (ce qui est fort possible) que, s’il avait gagné dans ce district à prédominance protestante, c’était grâce à la loge d’Orange, ses membres ayant pris une part exceptionnellement active aux élections de 1873. Le gouvernement Bennett était sorti vainqueur de ces élections, quoique avec une majorité réduite, mais il s’écroula rapidement. À la fin de janvier 1874, Carter redevint premier ministre, et le scrutin de l’automne lui assura une majorité suffisante. Shea demeura député de Harbour Grace, circonscription qu’il allait représenter jusqu’en 1885. Il ne siégeait pas au Conseil exécutif, mais il avait de l’influence au Parti conservateur. Son frère et son beau-frère William J. S. Donnelly étaient tous deux au gouvernement, et l’on affirmait qu’il exerçait un pouvoir certain sur au moins deux autres membres de l’exécutif, James Johnstone Rogerson et William Vallance Whiteway.
Conformément à des positions qu’il avait souvent prises dans le passé, Shea préconisa en 1871 l’adoption, par Terre-Neuve, des dispositions du traité de Washington sur les pêches, qui prévoyaient une réciprocité limitée avec les États-Unis. De manière tout aussi cohérente, il soutint les efforts destinés à diversifier l’économie de la colonie, lesquels, dans les années 1870 s’appuyaient surtout sur le projet de construction d’un chemin de fer transinsulaire. Shea avait été le premier à soulever la question à l’Assemblée : dès 1868, il avait déposé des motions en faveur d’un chemin de fer. Comme d’autres partisans du projet, il soutenait que c’était là le seul moyen de garantir la stabilité économique, condition nécessaire à l’indépendance politique. Étant donné la notoriété de Shea – les journaux canadiens avaient tendance à le prendre pour le premier ministre de la colonie –, il est étonnant, à première vue, qu’il n’ait pas succédé à Carter quand celui-ci quitta la politique, en 1878. Au lieu de cela, il accepta que le poste de premier ministre revienne à Whiteway. Le Parti conservateur n’était probablement pas prêt à avoir un chef catholique, d’autant plus que Shea avait un passé long et controversé. Quoi qu’il en soit, c’est avec quelque raison que l’on a souvent reproché à Shea de préférer agir en coulisse ; comme le notait d’un ton acerbe le Terra Nova Advocate and Political Observer de St John’s, puisque c’était lui qui tirait les ficelles, il n’avait guère besoin de se pavaner.
Shea appartint au comité mixte spécial qui recommanda en 1880 la construction d’un chemin de fer allant de St John’s à la baie de Halls, et il s’employa à faire accepter la soumission du Montréalais Edmund W. Plunkett. Whiteway, lui, appuyait la soumission d’Albert L. Blackman, de New York. Le différend souleva la question de la largeur de la voie, Plunkett n’étant pas en mesure de construire un chemin de fer à voie étroite comme le recommandait le gouvernement. Blackman finit par emporter le morceau, et en guise de compensation, la Shea and Company décrocha l’agence de la Newfoundland Railway Company, qui commença les travaux pendant l’été de 1881. En utilisant improprement les fonds affectés au chemin de fer (c’est du moins ce que l’on prétendit), Shea put créer assez d’emplois dans son district pour se faire réélire en 1882. À l’occasion de ce scrutin, le Parti conservateur et le Parti libéral firent pour ainsi dire une campagne commune contre l’inconsistant New Party, qui s’opposait au chemin de fer, et lorsque Joseph Ignatius Little accéda à la Cour suprême, en 1883, Shea était indubitablement le plus ancien et le plus influent des hommes politiques catholiques. Pourtant, la direction du Parti libéral alla à Robert John Kent*. En 1884, Ambrose Shea associa son neveu George Shea* à son entreprise, puis entreprit de rechercher la reconnaissance des autorités impériales. Il avait été fait chevalier commandeur de l’ordre de Saint-Michel et Saint-Georges en 1883, l’année même où il avait été commissaire de Terre-Neuve à l’International Fisheries Exhibition de Londres. En 1884, il envoya au premier ministre du Canada, sir John Alexander Macdonald*, une note dans laquelle il laissait entendre que celui-ci pourrait souhaiter appuyer sa candidature au poste de gouverneur de Terre-Neuve. Après tout, écrivait-il, depuis 30 ans, il n’avait « jamais été en poste mais [avait] toujours fait le travail de ceux qui l’étaient ».
Au moment où Shea écrivait cette lettre, la situation politique était extrêmement complexe. Des orangistes et des catholiques s’étaient violemment affrontés à Harbour Grace dans les derniers mois de 1883, après quoi plusieurs catholiques avaient comparu sous des accusations de meurtre. La coalition libérale-conservatrice en avait été très secouée [V. sir Robert Thorburn ; sir William Vallance Whiteway]. À cause de cette tension, la colonie risquait de rejeter la convention franco-anglaise sur les pêches que le gouvernement impérial était impatient de conclure. Shea déploya ses talents de diplomate pour faire tenir la coalition de Whiteway. Il y parvint jusqu’en février 1885, mais ce mois-là, l’Assemblée adopta une motion si offensante pour les catholiques que tous les députés de cette allégeance, dont lui-même, choisirent de siéger en tant que groupe de libéraux indépendants. Puis, laissant ses collègues présents et passés terminer tant bien que mal la session, Shea se rendit à Washington à titre de délégué de la St John’s Chamber of Commerce. Son mandat consistait à discuter, avec les autorités américaines, de la possibilité de reconduire les clauses du traité de Washington sur les pêches, qui arrivaient à échéance en juillet.
Son voyage déclencha tout un émoi. Certains, au Canada, craignaient que Terre-Neuve n’ait obtenu la permission de négocier un traité séparé ; à Terre-Neuve même, d’aucuns estimaient que Shea avait donné l’impression que la colonie mendiait, alors qu’en fait, elle était en position de négocier quelque chose de mieux que le traité de Washington. Shea eut des entretiens avec le secrétaire d’État, Thomas Francis Bayard, puis se rendit à Ottawa, où il vit Macdonald et le gouverneur général, lord Lansdowne [Petty-Fitzmaurice*]. Sa tournée diplomatique, en instaurant un modus vivendi, contribua à empêcher une crise des pêches d’éclater entre le Canada et les États-Unis, et ouvrit la voie aux discussions de fond qui se tinrent sur le commerce et les pêches à compter de 1887. Grâce à sa contribution, Shea devint « persona gratissima » auprès du ministère des Colonies, où Frederick Arthur Stanley lui annonça que ses services seraient récompensés à leur juste valeur. Lansdowne, qui trouvait Shea « agréable et présentable », rapporta que ce dernier s’était engagé à faire pression en faveur de la Confédération si on le nommait gouverneur. Comme le gouverneur en poste, sir John Hawley Glover*, était malade, Shea semblait bien près de réaliser son ambition.
À l’approche des élections générales du 31 octobre 1885, Shea prit la direction du Parti libéral de Terre-Neuve. La plupart des hommes politiques protestants s’étaient rassemblés au sein du Parti réformiste nouvellement créé que dirigeait Robert Thorburn, homme de compromis. La campagne opposa violemment les confessions religieuses. Cependant, Shea entreprit discrètement des négociations avec des dirigeants réformistes, offrant le suffrage catholique aux candidats de ce parti dans les districts à majorité protestante et évoquant l’éventualité d’une fusion des partis. Apparemment, il ne parla pas de son désir de devenir gouverneur. Dans les districts convenus, les catholiques votèrent pour les réformistes, ce qui aida ceux-ci à remporter la victoire. Shea lui-même fut élu dans le district catholique de St John’s East.
Une fois les élections passées, Shea partit pour Londres. Glover étant décédé à la fin de septembre, il entama sans tarder des démarches pour lui succéder. Mais il n’était pas le seul Terre-Neuvien en lice : Carter, alors juge en chef, convoitait aussi le poste et bénéficiait de l’appui de Whiteway, qui, ayant quitté la politique, cherchait à devenir juge. Finalement, le ministère des Colonies décida de nommer Shea, en raison de ses positions procanadiennes et de ses talents de diplomate, pense-t-on. Ce n’était pas un choix éclairé. Shea était le chef catholique du parti d’opposition catholique, et les principaux hommes politiques de la colonie n’étaient sûrement pas disposés à l’accepter. Quand la nouvelle parvint à St John’s, tard en décembre, les protestations s’organisèrent. Thorburn, devenu premier ministre, Carter, Whiteway, la chambre de commerce, tous firent front. Le gouvernement se prépara à démissionner si la nomination était maintenue. Le ministère des Colonies n’eut d’autre choix que de faire volte-face. Cruellement déçu, Shea rentra à St John’s à la fin de février 1886 et servit à ses fidèles électeurs un aigre discours dans lequel il attaquait ses adversaires et prétendait avoir été victime du fanatisme des orangistes.
Le poste de gouverneur alla à sir George William Des Vœux, qui constata que Shea se remettait mal de l’affront et avait été placé dans une « position douloureuse et humiliante ». Shea se vantait de pouvoir faire tomber le nouveau gouvernement, et celui-ci craignait certainement son influence, mais il ne tenta pas sérieusement de le placer dans l’embarras quand l’Assemblée se réunit. Des Vœux fit son possible pour favoriser un rapprochement, et le gouvernement, ne voulant pas indisposer Shea davantage, nomma son frère Edward – qui curieusement était demeuré secrétaire de la colonie – caissier (directeur général) de la Newfoundland Savings’ Bank et président du Conseil législatif. De plus, il ne tenta pas de retirer l’agence du service de vapeurs transatlantiques à l’entreprise de Shea quand vint le moment de renouveler le contrat.
À l’été de 1886, l’amertume causée par les élections de 1885 avait suffisamment diminué pour que la fusion des partis prévue l’année précédente ait lieu, mais elle se fit sans Shea. Sa présence était devenue incongrue et embarrassante, et Des Vœux recommanda que l’on étudie la possibilité de le nommer consul général à New York, transmettant ainsi le souhait du gouvernement terre-neuvien de le voir affecté ailleurs. Finalement, le gouvernement l’envoya à Londres négocier le premier emprunt de la colonie à l’étranger et faire pression pour l’apposition de la sanction royale à une loi sur le contrôle de la vente d’appât [V. Des Vœux ; Thorburn]. Il rentra à Terre-Neuve au début de 1887 et repartit bientôt pour Londres avec Thorburn, les deux hommes formant la délégation de Terre-Neuve à la première Conférence coloniale. Ils obtinrent la sanction royale au projet de loi sur les appâts, et Shea termina des négociations en vue d’un deuxième emprunt. En apprenant que Des Vœux quittait Terre-Neuve, il se remit à espérer le poste de gouverneur, mais ni Thorburn ni Des Vœux n’étaient disposés à appuyer sa candidature. On dut pousser un soupir de soulagement quand le ministère des Colonies déclara que, Henry Arthur Blake étant muté à Terre-Neuve, Shea prendrait sa place aux Bahamas.
En octobre 1887, Shea se mit en route pour sa nouvelle affectation. Il demeura aux Bahamas jusqu’en décembre 1894 et fut, de l’avis général, un gouverneur énergique et populaire, qui travailla beaucoup à la promotion des plantations de sisal. Il ne retourna jamais vivre à Terre-Neuve – il se retira plutôt à Londres en 1895 –, mais continua de se tenir au courant des affaires de la colonie. Il désirait toujours effacer l’affront qu’il avait subi en 1885–1886 et devenir gouverneur. En 1888, il tenta de participer à des négociations pour la Confédération (qui n’allaient pas aboutir), mais Macdonald l’écarta. Même en 1894, il sollicita l’appui du Canada à sa candidature au poste de gouverneur. Whiteway, qui redevint premier ministre de la colonie en 1889, jugeait son influence néfaste, non sans raison : Shea poursuivait le gouvernement en justice pour obtenir des commissions sur les emprunts négociés en 1886–1887 et conseilla en 1891 au ministère des Colonies de ne pas apporter d’aide financière à Terre-Neuve parce qu’elle serait mal employée. Les soupçons de Whiteway s’aggravèrent quand Joseph Chamberlain devint secrétaire d’État aux Colonies, quatre ans plus tard, parce que Shea avait convaincu Chamberlain d’investir dans le sisal des Bahamas et que les deux hommes étaient très liés.
Sir Ambrose Shea conserva de l’amertume à l’endroit de ceux qui lui avaient refusé d’accéder au poste de gouverneur de Terre-Neuve, et peut-être aussi du ressentiment contre la collectivité qui l’avait empêché d’exercer de hautes fonctions. De toute évidence, la société terre-neuvienne, petite et sous certains rapports intolérante, brida Shea, qui aurait eu besoin d’une plus vaste scène où déployer ses compétences et poursuivre ses ambitions. Éternel marginal dans sa propre contrée, il eut beaucoup d’amis mais peu d’appuis, beaucoup d’admirateurs mais peu de partisans. Du moins à St John’s tenta-t-on à sa mort, en 1905, de faire amende honorable. Sa dépouille, rapportée de Londres, fut exposée dans la salle du Conseil législatif, et il eut droit à des funérailles nationales. Avant lui, aucun Terre-Neuvien n’avait eu des obsèques aussi solennelles, témoignage de la fierté de ses compatriotes en ses réalisations, mais aussi de leur malaise devant le fait qu’un homme aussi doué avait fini ses jours dans un exil volontaire.
Les détails concernant la famille et la carrière municipale de Shea ont été fournis respectivement par les docteurs John Mannion et Melvin Baker, tous deux de St John’s. On trouve dans les papiers Bond, actuellement en la possession de particuliers, une lettre de sir William Vallance Whiteway à Robert Bond*, datée du 15 juin 1895 et concernant les soupçons de Whiteway à l’égard de Shea. [j. k. h.]
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Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/shea_ambrose_13F.html |
Auteur de l'article: | James K. Hiller |
Titre de l'article: | SHEA, sir AMBROSE |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 13 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1994 |
Année de la révision: | 1994 |
Date de consultation: | 4 nov. 2024 |