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BECK, sir ADAM, manufacturier, cavalier et éleveur de chevaux, homme politique, fonctionnaire et philanthrope, né le 20 juin 1857 à Baden, Haut-Canada, fils de Jacob Friedrich Beck et de Charlotte Josephine Hespeler ; le 7 septembre 1898, il épousa à Hamilton, Ontario, Lillian Ottaway, et ils eurent une fille ; décédé le 15 août 1925 à London, Ontario.

Dans le premier quart du xxe siècle, sir Adam Beck joua en politique canadienne le rôle de Prométhée. Il donna en effet aux citoyens ontariens l’avantage inestimable d’obtenir de l’éclairage et de l’énergie électriques à bas prix auprès d’un service public étatisé, la Commission d’énergie hydroélectrique de l’Ontario. Bâtir l’Ontario Hydro (comme on en vint à appeler la commission) exigea de sa part beaucoup d’acharnement mais, grâce à ses alliés municipaux, il réussit à créer l’un des plus grands réseaux intégrés et étatisés d’électricité au monde. En cours de route, cet homme impérieux se fit beaucoup d’ennemis, même parmi ses amis, car il n’acceptait aucune entrave et passait souvent outre aux objections des gouvernements, qu’il servait d’ailleurs selon son bon plaisir. Sa détermination à étendre le réseau coûte que coûte finit par se retourner contre lui. Il passa ses dernières années sur la sellette : au cours de trois enquêtes publiques, des avocats, des comptables et ses adversaires politiques scrutèrent toutes les dépenses de l’Ontario Hydro. Ces humiliations lui brisèrent le moral sans entamer son immense popularité. Plus que tout autre personnage public en Ontario, Adam Beck remodela la vie institutionnelle de la province en étatisant l’électricité et en prouvant concrètement que l’étatisation pouvait être une formule efficace dans tout le Canada.

Beck venait d’une famille de bâtisseurs et de gens d’action – des immigrants pleins d’initiative. Après avoir quitté en 1829 le grand duché de Baden (Allemagne) pour le nord de l’État de New York, Frederick et Barbara Beck s’étaient installés dans une communauté d’Allemands de Pennsylvanie, Doon (Kitchener) dans le Haut-Canada, où ils avaient commencé à exploiter une ferme et construit une scierie. Leur fils Jacob Friedrich, resté dans l’État de New York d’abord pour faire son apprentissage auprès d’un médecin puis pour travailler dans les moulins et usines de locomotives de Schenectady, les rejoignit en 1837. À quelques milles de chez ses parents, à Preston (Cambridge), il ouvrit une fonderie. Un incendie la détruisit ; il en construisit une plus grosse avec l’aide de ses amis. Sa première femme, Caroline Logus, qu’il avait épousée en janvier 1843, mourut peu après la naissance d’un fils, Charles. En 1843 également, Beck avait recruté un ouvrier qualifié – un mouleur de fer de Buffalo, John Clare (Klarr) – pour en faire son associé ; Clare cimenterait leur alliance en épousant la sœur de Beck en septembre 1845. Après avoir confié l’exploitation de l’entreprise à Clare et à un autre associé (Valentine Wahn), Beck retourna dans son pays natal, où il rencontra Charlotte Josephine Hespeler, la sœur de son voisin à Preston, le marchand et manufacturier Jacob Hespeler. Cette dernière rejoignit ensuite Beck au Canada. Ils se marièrent en octobre 1845, eurent une fille, Louisa, en 1847, puis deux fils, George et William. Toujours tenté par l’aventure, Beck proposa de rapprocher les installations de la compagnie du futur trajet du chemin de fer du Grand Tronc, mais Clare refusa. En 1854, Beck mit donc fin à leur association et acheta 190 acres de terres sur le tracé du chemin de fer, à dix milles à l’ouest de Berlin (Kitchener). Il conçut le plan d’une localité qu’il baptisa Baden et construisit une fonderie, un moulin à farine et une vaste maison de brique. Ses affaires prospérèrent grâce à des commandes de fer du Grand Tronc ; avec le temps, il aménagea une briqueterie et un atelier d’usinage. C’est dans ce hameau en plein essor qu’Adam Beck vit le jour en 1857.

Adam Beck passa une enfance bucolique à explorer les bords de l’étang avec ses frères, à fureter dans les coins couverts de suie de la fonderie et à se promener à cheval avec sa sœur. Ses parents l’envoyèrent au pensionnat de William Tassie* à Galt (Cambridge). Il y fit assez piètre figure : élève lent et médiocre, il préférait l’équitation à la lecture. Sa scolarité se termina à la Rockwood Academy près de Guelph. À son retour à Baden, son père, allergique à l’oisiveté, lui fit apprendre le métier de mouleur à la fonderie. Selon ceux qui connaissaient Adam, son esprit d’initiative, sa détermination, sa faculté de voir loin et une part de sa dureté de caractère lui venaient de son père tandis que sa mère lui avait transmis le souci du bien commun. La faillite des entreprises paternelles en 1879 mit un terme à sa carrière de mouleur. À l’âge de 63 ans, l’infatigable Jacob Friedrich Beck repartit à neuf, cette fois en se lançant dans le commerce céréalier à Detroit. Louisa et les plus jeunes de la famille, Jacob Fritz et Adam, accompagnèrent leurs parents. Un des aînés, William, resta à Baden afin de diriger la manufacture de boîtes de cigares qu’il avait lancée en 1878. Adam retourna travailler quelque temps à Toronto comme commis dans une fonderie puis comme employé dans une manufacture de cigares. Avec un emprunt de 500 $, il s’associa en 1881 à William et à leur cousin William Hespeler dans une manufacture de boîtes de cigares à Galt. Finalement, Hespeler quitta l’entreprise, mais les frères Beck persistèrent et en firent un modeste succès. En 1884, attirés par une exemption de taxes de cinq ans et un approvisionnement gratuit en eau, ils réinstallèrent leur fabrique à London pour se rapprocher du centre de l’industrie du cigare dans province. Peu après, William partit ouvrir une succursale à Montréal et, pendant un temps, Adam travailla en association avec son frère George. À compter du 1er janvier 1888, Adam fut l’unique propriétaire de la William Beck and Company, qui deviendrait la Beck Manufacturing Company Limited.

Les boîtes de cigares semblent une base bien fragile sur laquelle édifier une fortune ou une carrière politique. Cependant, fumer le cigare était un rite important de sociabilité chez les hommes de l’époque victorienne. Plus tôt dans le siècle, les cigares consommés au Canada étaient importés d’Allemagne ; par la suite, ils vinrent des États-Unis. Le droit de 25 % imposé par la Politique nationale sur les cigares roulés, mais non sur la feuille de tabac, amena l’industrie à s’installer au Canada. Un des premiers grands centres par lesquels les feuilles cultivées dans l’Ohio, en Pennsylvanie et dans le Wisconsin entrèrent au pays fut London, et c’est là, ainsi qu’à Montréal [V. Samuel Davis*], que l’industrie canadienne du cigare prit racine. À London, elle atteindrait son apogée vers 1912 : à ce moment-là, 22 compagnies employant 1 980 ouvriers y produiraient plus de 20 millions de cigares. Située rue Albert, la manufacture de Beck était essentiellement une usine de bois de placage. Des billes de cèdre et des bois spéciaux d’Espagne et du Mexique arrivaient par train, étaient mis à sécher dans la cour, puis débités en des lamelles avec lesquelles on fabriquait non seulement des boîtes à cigares, mais aussi des boîtes à fromage et du placage pour les meubles et les pianos. En travaillant aux côtés de ses employés (25 en 1889, 125 en 1919), Beck édifia une entreprise florissante ; il prenait les commandes, mettait en place l’équipement, manutentionnait les billes, livrait les boîtes aux clients. (À l’exemple de son père, il ne fumait pas.) Au fil du temps, sa compagnie en vint à fournir boîtes, étiquettes et bagues à tous les grands fabricants de cigares. Jusqu’à l’âge de 40 ans, Beck s’occupa avant tout de son entreprise.

On vit beaucoup plus Adam Beck sur la scène publique à compter de 1897. Il se mit à sortir davantage, se maria, sollicita un poste public et confia la gestion de son entreprise à son frère Jacob Fritz. Passionné de sport, il s’était adonné au baseball dans sa jeunesse ; à London, il jouait au tennis et à la crosse et, avec un groupe de célibataires, il organisa un club de toboggan. Sur le conseil de son médecin, il se remit à l’équitation pour se détendre. Mais il n’était pas homme à faire quoi que ce soit en dilettante : bientôt, il se mit à élever des chevaux et à participer à des courses d’obstacles. Sa vie mondaine tournait autour du London Hunt Club, où il devint grand veneur en 1897 (il exercerait cette fonction jusqu’en 1922). Une commune passion pour les chevaux et l’équitation réunit Beck et Lillian Ottaway à l’occasion d’une rencontre de saut d’obstacles. C’était un homme bien découplé, elle était mince, d’une beauté frappante et de 23 ans sa cadette. Après une cour étourdissante, il l’épousa en 1898 à la cathédrale anglicane Christ’s Church de Hamilton. Élevée en Grande-Bretagne, Lillian Ottaway parlait avec une pointe d’accent anglais, était dotée d’une ravissante voix de soprano, avait un port de reine et était une écuyère pleine d’élan. Sa mère, Marion Elizabeth Stinson*, issue d’une riche famille de Hamilton, avait épousé un barrister anglais qui était décédé avant la naissance de Lillian. À 18 ans, au moment du mariage de sa mère avec un éminent avocat de Hamilton, Lillian était rentrée au Canada. Après une lune de miel en Europe, Beck amena triomphalement sa jeune épouse à London, où ils s’empressèrent d’acquérir la demeure la plus fastueuse, Elliston – le domaine d’Ellis Walton Hyman*. Ils rebaptisèrent leur propriété Headley et se mirent en frais de la rendre encore plus imposante ; chacun des deux y installa ses propres écuries. Sa femme à son bras, Beck – dont, hier encore, l’existence de célibataire se partageait entre les affaires et le sport – entra au cœur de la bonne société de London le plus naturellement du monde. Lillian chantait dans la chorale de la cathédrale ; leur domaine faisait l’envie de leurs concitoyens. On les voyait, amoureux, aux dîners et aux rencontres du club de chasse. Winston Churchill séjourna chez eux au cours de sa tournée de conférences en 1900–1901 ; le gouverneur général lord Minto [Elliot*] et lady Minto firent de même en 1903.

En se mêlant à la société, Adam Beck se prit d’intérêt pour la chose publique. En politique provinciale, London avait longtemps été un fief conservateur ; William Ralph Meredith avait détenu ce siège de 1872 à 1894. Les libéraux l’avaient remporté à l’élection complémentaire convoquée à la suite de la nomination de Meredith dans la magistrature. Aux élections générales de mars 1898, Beck fut candidat conservateur ; avec 301 voix de plus, il aurait battu le libéral Francis Baxter Leys. Comme il n’avait ni expérience politique ni organisation puissante, il n’aurait peut-être pas dû escompter un meilleur résultat, mais il quitta l’arène un peu blessé. Son dynamisme trouva néanmoins un exutoire au Victoria Hospital Trust, où la municipalité le nomma en 1901. Il y scandalisa les donateurs en défendant fermement les droits des malades, en critiquant l’inefficacité de l’hôpital et en participant aux travaux de réparation pour en réduire le coût. On dit que, comprenant qu’il risquait de ne pas être nommé à nouveau, il se porta candidat à la mairie pour déjouer ses opposants. Quoi qu’il en soit, il se présenta – sans faire trop de promesses, car il préférait être jugé sur ses actes –, fut élu en janvier 1902 et entama résolument son premier mandat d’un an (il en ferait deux autres). Son administration se caractérisa par un vigoureux ton réformateur qui déconcerta la coterie des échevins. Il encouragea l’embellissement de la ville en offrant, à même ses deniers, un prix pour un concours d’horticulture. Il convainquit la ville de prendre en charge l’exploitation du London and Port Stanley Railway à l’échéance du bail de l’exploitant privé. Il donna un bon coup de balai au service des incendies, promut l’hygiène publique et accéda aux hautes instances de l’Union des municipalités canadiennes, dont il fit tenir le congrès annuel à London en 1904. Ainsi, élu maire sans avoir derrière lui un long apprentissage, Beck s’initia à l’art de la politique au sommet de l’administration locale. Il entra sur la scène publique en jouant d’emblée le rôle de l’opposant, du critique qui usait de sa popularité pour aiguillonner ses collègues récalcitrants et nettoyer les écuries municipales. Membre de la classe sociale des manufacturiers, il adopta pourtant le style d’un champion populiste, d’un défenseur du simple citoyen contre l’establishment. Même si l’on pouvait discerner des indices de son avenir dans ces années à London, il aurait fallu une imagination extrêmement fertile pour voir, en ce personnage politique local à l’esprit indépendant, le bâtisseur de système, le Napoléon de la politique provinciale qui passerait à l’histoire sous le nom de sir Adam Beck.

Le chef du Parti conservateur, James Pliny Whitney*, encouragea Beck à briguer de nouveau les suffrages en mai 1902 en lui promettant un poste au cabinet. Bien que le parti n’ait pas remporté la victoire, Beck était si populaire qu’il battit Francis Baxter Leys par 131 voix. Durant deux ans et demi, il occuperait donc à la fois la mairie et le siège de London à l’Assemblée. En qualité de maire d’une ville industrielle du sud-ouest de l’Ontario, il lia connaissance avec un groupe de revendicateurs de son district, le comté de Waterloo, qui s’étaient mobilisés autour de la question de l’hydroélectricité. Sous la direction du manufacturier Elias Weber Bingeman Snider et de l’enthousiaste Daniel Bechtel Detweiler, les gens d’affaires et administrateurs municipaux des centres industriels de la vallée de la rivière Grand avaient commencé à s’organiser en vue d’obtenir l’énergie des chutes du Niagara – qui autrement, croyaient-ils, irait à Toronto et à Buffalo. Ils s’étaient réunis en 1902 pour étudier la situation, puis avaient fait cause commune avec les hommes politiques de Toronto qui s’inquiétaient de la formation d’un monopole privé. Au début, ils espéraient convaincre le gouvernement provincial de distribuer lui-même de l’énergie à bas prix aux municipalités. Des pourparlers avec le premier ministre libéral George William Ross*, qui refusait d’assumer la dette inévitablement rattachée à cette solution, les persuadèrent toutefois que, s’ils voulaient avoir leur mot à dire dans la distribution de l’électricité, ils devraient s’en occuper eux-mêmes. Beck assista en tant qu’observateur au premier congrès de ce groupe, qui eut lieu à Berlin en février 1903 et réunit 67 délégués issus de toutes les principales localités du sud-ouest de l’Ontario. Il en sortit convaincu de la nécessité d’une intervention des municipalités. En réponse à ces pressions publiques, le gouvernement Ross fit adopter en juin une loi (rédigée par Snider) autorisant une commission d’enquête à explorer les possibilités d’une coopération municipale et à voir dans quel cadre législatif les municipalités pourraient créer une commission permanente pour exploiter un réseau de distribution. Naturellement, Snider fut nommé président de cet organisme, l’Ontario Power Commission (d’ailleurs appelée le plus souvent commission Snider). Les autres commissaires choisis par les délégués municipaux étaient Beck, Philip William Ellis, fabricant et grossiste torontois de bijoux, et William Foster Cockshutt, manufacturier d’instruments aratoires de Brantford. Ainsi, à l’automne de 1903, Beck se mit à suivre un cours accéléré sur la question énergétique. Cette matière convenait tout à fait à son caractère entreprenant. Il pouvait aisément embrasser les objectifs déclarés du mouvement : fournir de l’éclairage et de l’énergie électriques à bas prix, traiter équitablement les différentes régions manufacturières, veiller au bien-être des gens ordinaires. La vision défendue par ces hommes d’affaires et dirigeants municipaux pleins de bon sens, détachés des luttes partisanes et soucieux du bien public – ses semblables, quoi –, lui plaisait. En outre, il pouvait souscrire à leur dénonciation implicite des monopoles, des privilèges sociaux et du capitalisme financier. C’était un univers moral dans lequel il se sentait tout à fait à l’aise.

En 1904, tandis que la commission Snider commençait à mettre au point les détails d’un réseau de distribution hydroélectrique appartenant aux municipalités, Beck perçut la faiblesse de la structure coopérative, fondée sur l’adhésion volontaire. Une coopérative n’avait pas le pouvoir d’obliger les sociétés énergétiques à fournir des renseignements délicats, pourtant essentiels à l’entreprise ; les municipalités n’arriveraient pas à s’entendre sur beaucoup de points durant longtemps. Financer une coopérative municipale sans le soutien de la province serait difficile. Plus Beck y réfléchissait, plus il était convaincu que la province devait jouer un rôle central et non pas seulement faciliter l’action des municipalités. En même temps, le paysage politique était en train de changer radicalement. Le Parti libéral perdait du terrain. Enraciné dans l’Ontario rural, il avait de la difficulté à prendre position sur les questions importantes pour les circonscriptions urbaines, alors en plein essor. Avec trois sièges de plus en 1902, les conservateurs de Whitney auraient délogé les libéraux. En janvier 1905, ils raflèrent 69 des 98 sièges de l’Assemblée. De plus en plus populaire, Beck l’emporta par 566 voix dans London.

On n’avait pas beaucoup discuté de la question hydroélectrique pendant la campagne, mais le changement de gouvernement propulsa Beck dans une position assez influente sur la scène provinciale. Le 8 février, il devint ministre sans portefeuille dans le cabinet Whitney. Après les élections, le nouveau premier ministre annonça solennellement que l’énergie hydroélectrique de Niagara devait « être gratuite comme l’air » et mise en valeur au bénéfice de tous. « Le gouvernement, insista Beck le populiste, a le devoir de veiller à ce que le développement ne soit pas compromis parce qu’il permet à une poignée de gens de s’enrichir à même ces trésors aux dépens de l’ensemble de la population. » Pour empêcher un tel déséquilibre, Whitney annula une concession hydroélectrique consentie à la dernière minute par le gouvernement Ross et, le 5 juillet, nomma Beck président d’une commission d’enquête sur l’hydroélectricité. Le mandat de cette commission était le suivant : inventorier les endroits disponibles pour la production d’énergie hydraulique ; recueillir des données sur les dépenses en immobilisations des compagnies existantes, leurs frais d’exploitation et leurs prix ; faire des recommandations à la province sur la politique à adopter en matière de production et de distribution d’hydroélectricité. Beck restait membre de la commission Snider mais, de toute évidence, il défendait maintenant une conception plus large de la question énergétique. Pourvu d’un instrument d’enquête et de réglementation beaucoup plus puissant, habilité à agir au nom de la province, il serait dès lors le chef incontesté du mouvement d’électrification.

La commission Snider, la première à déposer son rapport, recommanda en mars 1906 de construire un réseau hydroélectrique coopératif qui relierait les principaux services municipaux aux centrales de Niagara et serait régi par une commission permanente de l’énergie financée et administrée par les municipalités membres. Dans les semaines suivantes, la commission Beck, par le premier de ses cinq rapports régionaux et surtout par les activités de Beck lui-même, rendit caduque cette idée de coopérative municipale. Le premier rapport de Beck, consacré à Niagara et au Sud-Ouest ontarien, ouvrait plutôt la voie à une intervention provinciale en soulignant les tarifs excessifs des sociétés énergétiques privées et les difficultés pour le gouvernement de réglementer ce secteur en pareil contexte. Beck prononça à Guelph un discours important sur l’urgence d’une intervention directe de la province. Il inspira la tenue d’une assemblée à l’hôtel de ville de Toronto, où les représentants des municipalités vinrent en masse, de même que l’organisation d’une manifestation qui eut lieu le 11 avril sur la pelouse de l’édifice de l’Assemblée et dont les participants réclamèrent que la province donne à une commission le pouvoir de produire, de transmettre et de vendre de l’énergie aux municipalités au plus bas prix possible et réglemente les prix imposés par les fournisseurs privés. En outre, Beck orchestra l’envoi d’un déluge de pétitions par les conseils municipaux. Toute cette campagne visait à amoindrir les résistances de ses collègues du cabinet, pour la plupart très méfiants envers l’étatisation en général et le mouvement de Beck en particulier. La stratégie porta fruit. Le 7 mai, non sans hésitation, le gouvernement Whitney présenta une loi (An Act to Provide for the Transmission of Electrical Power to Municipalities) qui, dans les faits, créait une société provinciale de la couronne (bien qu’elle n’ait pas porté ce nom) formée de trois membres, la Commission d’énergie hydroélectrique. Libre des contraintes habituelles de la fonction publique, doté de vastes pouvoirs d’expropriation, cet organisme aurait pleine autorité d’acheter, de louer ou de construire des installations de transmission en les finançant au moyen d’obligations provinciales. Les services d’une municipalité pourraient acheter de l’énergie à la commission seulement une fois que les électeurs de cette municipalité auraient approuvé le contrat et le règlement financier habilitant. Chose étonnante, l’organisme extraparlementaire de Beck força même la main à l’opposition : moins d’une semaine après sa présentation, le projet de loi fut adopté à l’unanimité par l’Assemblée.

Beck avait fait pression pour que la coopérative municipale soit remplacée par un appareil à structure plus souple, une société provinciale de la couronne. Ce faisant, il s’était aliéné quelques-uns de ses amis, surtout en raison de la manière dont il avait écarté Snider et s’était approprié des études faites par la commission Snider pour sa propre enquête. Néanmoins, par sa détermination à construire un réseau provincial étatisé, il avait rassemblé une vaste coalition de militants municipaux. Sur la question de savoir comment au juste ce réseau serait organisé et dans quelle mesure l’État interviendrait, le gouvernement demeurait divisé. Toutefois, la forme qu’il finit par donner à l’Ontario Hydro était celle privilégiée par Beck malgré l’opposition de ses collègues. Le 7 juin 1906, Whitney confia à Beck la présidence de la nouvelle commission, ce qui ne surprit personne. Il fallait aussi un spécialiste en génie ; ce serait Cecil Brunswick Smith. On avait enfin besoin de quelqu’un pour faire contrepoids au populisme de Beck et tempérer ses ardeurs. Whitney réussit à convaincre John Strathearn Hendrie, de Hamilton, de jouer ce rôle. Hendrie était aussi bon cavalier que Beck, appartenait à la même classe sociale que Mme Beck et était reconnu pour son appui aux sociétés énergétiques privées, notamment à la Hamilton Electric Light and Cataract Power Company Limited [V. John Patterson*].

Faute d’avoir réussi à stopper Beck, les gens du secteur privé – en particulier les promoteurs de la seule entreprise canadienne à Niagara, l’Electrical Development Company of Ontario Limited, de Toronto – résolurent de chercher à conclure un arrangement raisonnable avec le gouvernement. Bon nombre de membres du cabinet, y compris le premier ministre, voyaient la chose d’un bon œil. L’Electrical Development Company était dans une situation financière précaire ; sa faillite coûterait cher à la province. Whitney insista pour que l’on montre tous les égards possibles à cette compagnie en négociant au début de 1907 le contrat d’énergie avec le soumissionnaire choisi, une entreprise américaine appelée Ontario Power Company, puis en prenant les décisions relatives à la construction de la ligne de transmission. Dans chaque cas, les négociations échouèrent. Le premier ministre n’entendait nullement livrer une guerre à outrance au secteur privé. Il croyait aux argumentations serrées, mais voulait aboutir à une entente. C’était un adepte de la médiation, contrairement à Beck qui, avec tout le zèle d’un nouvel idéologue, refusait de renoncer à ce qui lui paraissait une juste solution de rechange à la propriété privée. Peut-être aucun des deux ne voyait-il l’autre tel qu’il était, mais avec le temps, ils en viendraient à se rendre compte de leurs différences. Beck devait manœuvrer à l’encontre des souhaits de son premier ministre et de ses autres collègues du cabinet. De leur point de vue, il pouvait être déplaisant, cruel, voire dénué de principes. Il avait tendance à changer d’avis sans prévenir, à camoufler de l’information, à faire marche arrière après avoir conclu des ententes, à passer de la bouderie à la tyrannie.

Beck se révéla un formidable lutteur. Le marché torontois était un élément clé de son ambitieux projet. Pour fournir de l’électricité à bas prix aux villes du sud-ouest, il devait avoir accès à Toronto, et la ville le voulait, mais le réseau y était sous l’emprise de l’Electrical Development Company. Dans le débat qui entoura le projet de règlement sur le financement d’un réseau municipal alimenté par l’Ontario Hydro, la rhétorique de Beck, simpliste et fondée sur l’émotion, fut efficace. De plus, il bénéficia de l’ineptie et de l’arrogance de ses adversaires de l’Electrical Development Company – Frederic Nicholls, sir Henry Mill Pellatt* et William Mackenzie –, dont la commission royale sur l’assurance-vie en 1906 avait déjà écorné la réputation financière. Pendant l’hiver de 1907–1908, des règlements entérinant les contrats avec l’Ontario Hydro reçurent l’approbation d’une immense majorité des contribuables de Toronto et d’autres villes. La vision de l’Ontario Hydro se révéla aussi extrêmement populaire aux élections de juin 1908, où les conservateurs récoltèrent à la fois un plus grand nombre de suffrages et de sièges qu’au scrutin précédent. Beck se retrouvait donc avec un double mandat : un de l’électorat municipal, un de l’électorat provincial. Dans un geste de désespoir, Mackenzie fusionna en 1908 plusieurs entreprises en un seul service, puis tenta d’éviter l’étatisation en proposant de construire le réseau et de distribuer de l’énergie sous réglementation gouvernementale, mais son offre venait trop tard. Le gouvernement était allé si loin qu’il ne pouvait faire marche arrière sans risque ; créer une société publique de transmission était devenu une nécessité. Mackenzie et ses collègues avaient mal joué leurs cartes. Lorsqu’ils eurent perdu la partie, après avoir eu toutes les chances, ils se retournèrent contre Beck et le gouvernement. Ils tentèrent de miner le crédit de la province dans les cercles financiers britanniques, puis de convaincre Ottawa de ne pas reconnaître les principales lois sur l’Ontario Hydro. Leurs efforts eurent plutôt pour conséquence de rapprocher Whitney et Beck et de consolider les assises politiques de l’Ontario Hydro.

Avec de l’électricité produite par l’Ontario Power Company, la Commission d’énergie hydroélectrique entra dans sa phase d’exploitation en tenant une série de cérémonies au cours desquelles petites et grandes villes furent branchées au réseau. Ces fêtes, qui commencèrent à l’automne de 1910 et se poursuivirent en 1911, avaient quelque chose de théâtral et, à chacune d’entre elles, Beck raconta comment le pouvoir du peuple avait triomphé de la cupidité des intérêts privés. Son hostilité envers les compagnies énergétiques, désormais ses concurrentes, et l’effronterie avec laquelle il se dépeignait comme le champion de « l’énergie du peuple », troublaient profondément ses collègues. En outre, l’indépendance dont il faisait preuve suscitait des questions embarrassantes sur la nature exacte des rapports entre l’administration de l’Ontario Hydro et le gouvernement. Avant les élections de décembre 1911, Whitney lança un ballon d’essai : il suggéra que le moment était venu de faire de l’Ontario Hydro un département du gouvernement, sous la pleine autorité du cabinet. Beck n’attaqua pas cette proposition de front mais, après qu’il eut été réélu sans opposition dans sa circonscription et que les conservateurs eurent été reportés au pouvoir, ses alliés municipaux, par l’entremise de l’Ontario Municipal Electric Association, formée au début de 1912, lancèrent une vigoureuse campagne en sa faveur. Outre qu’ils soutenaient le maintien de Beck à la présidence d’une commission quasi indépendante, leur campagne lui permit d’obtenir (en février) un généreux salaire de 6 000 $ sans être obligé de démissionner de l’Assemblée.

Fort du vote de confiance que lui avaient donné la population et, de plus mauvais gré, le premier ministre, Beck s’employa à bâtir l’Ontario Hydro et à lui tailler une place parmi la concurrence grâce à des prix beaucoup plus bas et à des mises en scène à saveur politique. En faisant campagne pour accroître la consommation, il devint un véritable messie de l’électricité. Dans des discours et des publicités, il soulignait combien un éclairage économique et abondant égaierait les maisons des ouvriers et combien l’énergie favoriserait la création d’emplois dans les manufactures de la province. Il faisait aussi valoir que l’hydroélectricité allégerait les corvées agricoles et domestiques et rendrait les villes plus claires et plus propres, tandis que des chemins de fer électriques rayonnant des villes aux campagnes créeraient des fermes plus prospères et plus modernes. Par divers moyens – ses fameuses expositions itinérantes (communément appelées cirques) où l’on montrait les appareils électriques les plus récents, des tests en milieu rural, les magasins locaux de l’Ontario Hydro (où étaient présentés des appareils électriques à usage domestique), des chars de cortège, des réclames dans les journaux et magazines et une foule de discours –, Beck présentait le réseau public d’électricité comme une panacée. Il n’avait pourtant rien d’un charlatan. Il saisissait mieux les aspects économiques de l’industrie de l’électricité que ses concurrents ou ses détracteurs. À l’instar du magnat des services publics Samuel Insull, de Chicago, il comprenait que, plus il réussirait à vendre de l’électricité, moins elle coûterait cher. C’était un message difficile à faire passer. Il dut même rudoyer certains des services municipaux les plus prudents sur le plan budgétaire, particulièrement la Toronto Hydro-Electric Power Commission, pour que les consommateurs bénéficient de tarifs plus bas. En même temps, il continuait d’étendre son réseau étatisé aux dépens de ses concurrents privés.

À Toronto et dans le reste de la province, Beck gagnait des appuis plus fervents que le gouvernement. L’estime dont les citoyens de leur ville les entouraient, lui et sa famille, augmentait sans cesse. Le service municipal d’électricité de London, qui commença à recevoir de l’énergie de Niagara en 1910, devint un modèle en matière de promotion progressiste des affaires et un exemple de la loyauté de Beck. À titre personnel, Beck participait toujours à la politique municipale. Lorsque les commissaires de l’eau proposèrent une usine de traitement pour capter plus d’eau dans la rivière Thames, qui était polluée, il fit la promesse téméraire de trouver assez d’eau pure dans des puits artésiens. La municipalité saisit son offre au bond et adopta des crédits de 10 000 $ à cette fin. En 1910, Beck creusa les puits, installa des pompes électriques et réalisa le projet en respectant les délais et le budget, ou plutôt en absorbant lui-même les coûts excédentaires. Bref, en cette seule année 1910, il accomplit deux gestes d’éclat pour la ville de London en pleine expansion : il lui apporta lumière et eau.

Toutefois, ce fut dans le domaine de la santé publique que les Beck firent le plus pour leur ville. Dans le courant de l’année 1907 ou 1908, leur petite fille Marion Auria contracta la tuberculose. Inquiets, ils consultèrent les plus grands spécialistes d’Amérique et d’Europe. Par bonheur, la malade répondit au traitement, mais Adam et Lillian Beck se mirent à songer aux familles de leur collectivité qui n’avaient pas les moyens de faire soigner leurs enfants. Tout le monde, selon eux, devait avoir facilement accès à des installations de première classe pour tuberculeux. En 1909, ils mirent donc sur pied la London Health Association en vue d’ouvrir un sanatorium. Ils recueillirent 10 000 $ auprès de particuliers et d’organismes de la région (eux-mêmes avaient versé 1 200 $), la ville donna 5 000 $ et la province y alla de 4 000 $. Le 5 avril 1910, le gouverneur général, lord Grey*, inaugura le Queen Alexandra Sanatorium dans le village de Byron, à l’ouest de London. Jusqu’à la fin de leur vie, les Beck resteraient profondément attachés à cet établissement et auraient très à cœur son maintien et son expansion. Adam Beck en fut président à compter de l’ouverture et le resta jusqu’à sa mort en 1925. Il se rendait au sanatorium les fins de semaine (au point que sa présence était parfois envahissante). Il supervisa personnellement les rénovations majeures et même une foule de petits travaux.

Par ailleurs, la belle Lillian Ottaway Beck continuait de manifester un fort esprit de compétition dans les concours hippiques. Son haras et celui d’Adam produisirent plusieurs remarquables chevaux de vénerie qui leur apportèrent une renommée internationale. En 1907, ils prirent part à l’Olympia Horse Show de Londres, où un cheval de Lillian, My Fellow, gagna dans sa catégorie. Pour que leur élevage continue de satisfaire aux critères internationaux les plus sévères, ils louèrent un domaine en Angleterre en 1913. À compter de cette date, Lillian et Marion Auria passèrent à peu près la moitié de l’année dans ce pays ; Adam y faisait de longs séjours quand ses activités le lui permettaient. En 1914, leurs chevaux primés Melrose, sir Edward et sir James figuraient parmi les meilleurs chasseurs poids moyens et poids lourds au monde. En outre, les Beck participaient régulièrement au National Horse Show de New York. En 1915, Lillian y fut nommée juge malgré des protestations sexistes ; c’était toute une percée dans ce domaine jusque-là réservé aux hommes.

London avait rendu hommage à Adam Beck en tenant un dîner tout à fait original le 25 novembre 1913. Au cours de cette brillante cérémonie qui réunit 500 personnes au Masonic Temple, l’évêque anglican David Williams* déclara Beck « intègre et incorruptible », l’évêque catholique Michael Francis Fallon* loua ses grandes idées, sa personnalité et ses œuvres de charité, le maire et le conseil municipal lui remirent un candélabre et un plateau en argent. Tandis que les dames observaient la scène du haut des galeries, un petit train électrique apportait le repas aux convives assis à la table d’honneur. D’après le London Free Press, ce banquet était « le témoignage d’affection et d’estime le plus remarquable et le plus spontané jamais rendu à un homme public à London ». Visiblement ému, Beck prononça quelques mots sur la satisfaction qu’il éprouvait à illuminer l’existence du pauvre, de la ménagère, du fermier, du marchand et des enfants affligés, après quoi il promit de continuer à lutter pour l’avènement d’un sens civique fondé sur « l’altruisme, le progrès et la droiture ». Mieux encore, en juin de l’année suivante, Beck eut l’honneur de figurer sur la liste royale de décorations et anoblissements, parmi les récipiendaires d’un titre de chevalier. Il serait désormais sir Adam, le chevalier de l’Énergie, et Lillian devenait officiellement ce qu’elle était depuis longtemps de par son élégance, lady Beck. Bref, en 1914, sir Adam Beck était au faîte de sa puissance, qu’il ait affronté des obstacles à dos de cheval ou travaillé à étendre toujours davantage le réseau de l’Ontario Hydro.

Réélu avec une forte majorité au scrutin général du 29 juin 1914, Beck dirigea une vaste réorganisation de la structure de l’Ontario Hydro au cours de son mandat en étant soumis à des contraintes moins lourdes que par le passé. Whitney, décédé en septembre, fut remplacé par un premier ministre moins compétent, William Howard Hearst*. La bête noire de Beck, John Strathearn Hendrie, quitta la Commission d’énergie hydroélectrique pour le poste de lieutenant-gouverneur. Beck avait donc beaucoup plus de latitude, même si Hearst ne le nomma pas à son cabinet. À la tête de l’Ontario Hydro, il s’employa à lui donner de l’expansion avec l’appui zélé d’un puissant lobby, l’Ontario Municipal Electric Association. Lui-même et les municipalités régionales se concentrèrent sur les réseaux de chemins de fer électriques en étoile, qui constituaient selon eux un outil majeur de modernisation et de reconstruction rurale. L’Hydro Electric Railway Act et des modifications apportées à l’Ontario Railway Act avaient ouvert la voie en 1913. Un réseau de lignes légères qui relierait les fermes, les petites localités et les grandes villes et qui assurerait le transport au prix coûtant sous une autorité publique présentait beaucoup d’attrait, et Beck en devint le plus fervent promoteur. Il réussit à faire électrifier le pitoyable London and Port Stanley Railway, ce qui en fit un prototype rutilant. La charge exigée par ces chemins de fer ferait grimper la consommation d’électricité et conduirait l’Ontario Hydro jusqu’à un nouveau stade de développement, celui de monopole régional parfaitement intégré qui produirait, transmettrait et distribuerait de l’électricité et assurerait du transport à grande vitesse. Ce projet grandiose de modernisation par l’électricité supposait des coûts énormes que, de manière assez sournoise, Beck réussissait à minimiser.

En 1914, l’Assemblée autorisa l’Ontario Hydro et les municipalités à s’engager dans le secteur des chemins de fer interurbains, à la condition d’obtenir l’approbation des contribuables. Peu à peu, des mesures législatives habilitèrent l’Ontario Hydro à produire et à distribuer de l’électricité au moyen d’une installation qu’elle acheta sur la rivière Severn (Big Chute) et de centrales régionales qu’elle construisit en 1914–1915 aux chutes Wasdell, sur la même rivière, et aux chutes Eugenia, près de Flesherton. Toutefois, ce n’était que des amuse-gueule ; Niagara demeurait la pièce de résistance du futur système intégré. En 1914, l’Ontario Hydro commença discrètement à planifier l’installation d’une gigantesque station hydroélectrique à cet endroit. Hélas, il ne restait guère d’eau à Niagara pour faire tourner les turbines. Un traité négocié avec les États-Unis en 1908 limitait la quantité qui pouvait être détournée pour la production énergétique. Les trois sociétés privées installées à Niagara se partageaient déjà les droits sur la plus grande partie du quota canadien. Les choses en étaient là – et Beck avait réussi à faire, du développement du réseau hydroélectrique, l’élément central du programme politique de l’Ontario – lorsque les hostilités éclatèrent en Europe en août 1914.

Les Beck se jetèrent corps et âme dans l’effort de guerre. En 1912, les autorités militaires avaient eu la bonne idée d’utiliser à la fois les talents d’organisateur d’Adam et sa connaissance des chevaux en le nommant à un comité de remonte. Au début du conflit, il prit en charge l’acquisition de chevaux pour l’armée canadienne sur le territoire compris entre Halifax et la région du Lakehead. En juin 1915, il assuma la même responsabilité pour l’armée britannique, ce qui lui donna un grade honoraire de colonel. Inévitablement, d’aucuns prétendirent que son comité payait les chevaux trop cher ou acquérait des montures mal adaptées aux besoins, mais ils ne purent étayer leurs allégations. À titre personnel, Adam et Lillian Beck contribuèrent à la cause en donnant tous leurs champions. Ainsi, le général Edwin Alfred Hervey Alderson monta le plus célèbre cheval d’Adam, sir James. En Angleterre pendant la plus grande partie du conflit, lady Beck œuvra avec la Société canadienne de la Croix-Rouge et veilla particulièrement à ce que les soldats blessés passent leur convalescence dans des maisons de la campagne britannique. En 1917–1918, les Beck agrandirent le Queen Alexandra Sanatorium, en Ontario, pour permettre la réadaptation des blessés de retour au pays. Cette solution se révéla bonne, mais dans les dernières phases de la guerre, certains soldats, pourtant habitués aux rigueurs du combat, commencèrent à se plaindre du régime de l’hôpital, dont la sévérité était attribuée en grande partie à la direction « germanique » d’Adam Beck. En 1916, pour son aide à la ville et son apport patriotique, Beck avait reçu un doctorat en droit de la Western University de London, qu’il servit à titre de membre du conseil d’administration puis de chancelier.

Les hostilités eurent d’abord assez peu d’incidences sur les projets hydroélectriques de Beck. Les élections municipales de janvier 1917, par exemple, portèrent sur l’approbation de règlements sur les chemins de fer hydroélectriques et sur une vague autorisation de produire à un moment donné de l’énergie à Niagara. Mais, plus tard dans l’année, comme l’industrialisation du temps de guerre faisait grimper la demande d’énergie, il devint tout à fait urgent de vaincre l’opposition à l’achat de l’une des sociétés énergétiques installées à Niagara (l’Ontario Power) et de mettre en chantier, à Queenston, un grand canal de dérivation et une centrale d’envergure mondiale afin d’utiliser beaucoup plus efficacement l’eau disponible. Invoquant sans vergogne l’argument moral de la guerre, Beck enfonça plus encore ses concurrents privés, ce qui prépara leur acquisition ; celle-ci n’aurait cependant lieu qu’au terme de négociations indûment longues et agressives. Plusieurs facteurs concouraient néanmoins à tempérer l’enthousiasme pour le projet de chemins de fer électriques : le conflit mondial, l’inflation, la nationalisation des autres chemins de fer et la nécessité d’améliorer les routes à cause des automobiles. En outre, le problème de la Commission d’énergie hydroélectrique n’était plus de trouver des moyens de vendre ses surplus d’énergie, mais plutôt de satisfaire la demande industrielle, commerciale, municipale et domestique, qui augmentait à un rythme effréné. À la fin des hostilités, la transformation de l’Ontario Hydro en un service public intégré qui produisait et transmettait sa propre énergie était très avancée. Son administration avait grossi en conséquence, ce dont témoignait superbement l’édifice à bureaux, de style ornementé, qui avait été mis en chantier en 1914 avenue University à Toronto et occupé à compter de 1916. En somme, la guerre fut propice à sir Adam, mais il en sortit affaibli sur le plan politique.

Dès les tout débuts, des critiques s’en étaient pris à l’Ontario Hydro et à Beck. Producteurs canadiens privés et investisseurs britanniques leur avaient mis des bâtons dans les roues. À mesure que l’Ontario Hydro grandissait, d’autres adversaires firent leur apparition : des défenseurs américains de la production énergétique privée, qui s’alarmaient des progrès de l’étatisation en Ontario. En 1912, un comité d’enquête de l’État de New York, le comité Ferris, publia un rapport très sévère. Un an plus tard, un célèbre spécialiste américain en matière d’hydroélectricité, Reginald Pelham Bolton, dénonça le mode peu orthodoxe de financement de l’Ontario Hydro dans un ouvrage paru à New York, An expensive experiment […]. Entre le 15 juillet et le 23 décembre 1916, James Mavor, professeur d’économie politique à la University of Toronto, fit paraître dans le Financial Post de cette ville une série d’articles dévastateurs sur le fait que l’Ontario Hydro n’était pas obligée de rendre des comptes, sur ses méthodes dictatoriales et sur sa tendance à subvertir la démocratie. Ces textes furent rassemblés en 1925 dans un ouvrage publié à New York sous le titre Niagara in politics […]

Pourtant, en dernière analyse, Beck lui-même était son pire ennemi. Son administration autoritaire suscitait la critique. En 1916, le vérificateur de la province, James Clancy, leva les bras au ciel tant les pratiques comptables de l’Ontario Hydro l’excédaient. Beck embarrassait son premier ministre et le gouvernement en sortant des lapins de son chapeau. Il n’était pas homme à faire des compromis, même avec ses amis. Ce batailleur parfois rude intimidait son personnel et ses alliés municipaux. Il regardait avec dédain le gouvernement et le Parlement. Il était plus populaire et plus puissant que le premier ministre et montrait qu’il le savait. Dans son esprit, l’Ontario Hydro avait plus de poids que n’importe quel gouvernement, et l’Ontario Hydro, c’était lui. Les gens prudents qui voulaient savoir d’avance combien coûterait tel ou tel projet, il les faisait taire et les inscrivait sur sa liste noire. Lorsque le total des factures équivalait à deux ou trois fois le montant des premières estimations, il avait toujours des explications sinueuses pour se disculper. Écartant ses censeurs du revers de la main, il fonçait droit devant, écumant de rage à cause des complots tramés contre lui et frémissant d’indignation au moindre blâme. Même ses défenseurs en avaient soupé de son arrogance et de son attitude dominatrice. Lorsque, au printemps de 1919, il accusa Hearst de freiner le développement de l’Ontario Hydro, celui-ci, exaspéré, lui reprocha de ne jamais lui faire confiance, de se montrer présomptueux envers le Parlement et d’attribuer à d’autres la responsabilité de la dette grandissante de cette société. Beck réagit en retirant son appui au gouvernement et en annonçant qu’il serait candidat indépendant aux élections suivantes.

Le scrutin d’octobre 1919 fut dévastateur pour Beck et faillit l’être pour son projet. Candidat indépendant dans London, il fut défait par son seul adversaire, le docteur Hugh Allan Stevenson. Celui-ci, candidat travailliste, bénéficia du vote de tories déçus, de quelques méchancetés proférées à propos des origines ethniques de Beck et de la mutinerie d’une partie des soldats logés au Queen Alexandra Sanatorium. Cette défaite électorale ne pouvait pas tomber plus mal. L’immense centrale hydroélectrique de Queenston était à moitié terminée ; le projet de chemins de fer électriques était au point mort. Cependant, Beck fut sauvé par son immense popularité, qui transcendait les partis. Les Fermiers unis de l’Ontario, qui avaient remporté les élections mais n’avaient pas de chef, le pressentirent pour le poste de premier ministre, mais bientôt, eux-mêmes et lui conclurent que ce n’était pas une bonne idée. Bien que les travaillistes aient soutenu l’Ontario Hydro, les Fermiers unis avaient beaucoup plus de réticences ; surtout, ils ne partageaient pas l’enthousiasme de Beck pour les chemins de fer électriques et préféraient améliorer le réseau routier. Tout en étant président de la Commission d’énergie hydroélectrique, Beck avait occupé un siège à l’Assemblée et, pendant une grande partie de ses mandats, avait été ministre sans portefeuille. Après les élections, il n’était plus lié au parti au pouvoir. Celui qui devint premier ministre, Ernest Charles Drury*, n’eut guère d’autre choix que de le laisser à la présidence, mais il nomma à la commission un ex-soldat coriace, le lieutenant-colonel Dougall Carmichael, pour le tenir en respect.

Durant quatre ans, le nouveau gouvernement et le fougueux chevalier de l’Énergie se livrèrent un combat sans merci. Pendant une bonne partie de cette période, un reporter du Toronto Daily Star, William Rothwell Plewman, agit officieusement comme médiateur entre l’Ontario Hydro et le premier ministre, qui entendait bien que cet organisme suive les ordres du gouvernement, et non l’inverse. Le 6 juillet 1920, le gouvernement annonça la création d’une commission royale d’enquête qui réexaminerait le projet de chemins de fer électriques en tenant compte de la hausse des coûts, du peu de succès des expériences tentées ailleurs et des changements techniques. Beck orchestra immédiatement une campagne de résistance. Ainsi, au cours d’assemblées d’urgence tenues le 8 à l’hôtel de ville de Toronto et dans l’édifice de l’Ontario Hydro, la Hydro-Electric Radial Association exprima sa « forte désapprobation » à l’endroit de la commission d’enquête. Le trésorier de la province, Peter Smith, répondit au nom du gouvernement que celui-ci ne reculerait pas. En juillet 1921, la commission, présidée par Robert Franklin Sutherland, produisit un rapport très sévère envers les chemins de fer électriques et recommanda de construire un réseau beaucoup plus modeste. Entre-temps, Beck avait gaspillé de précieux appuis politiques en acquérant, dans un climat acrimonieux, des entreprises de sir William Mackenzie – la Toronto Power Company Limited et ses filiales du secteur de l’électricité et des chemins de fer électriques – et en se querellant avec la municipalité de Toronto au sujet d’un corridor d’accès à huit voies pour un gigantesque réseau de chemins de fer électriques. Fidèle à lui-même, il condamna le rapport Sutherland en publiant un opuscule au ton excessif et pressa les municipalités de ne pas abandonner leur campagne. Le rapport Sutherland, l’hostilité du gouvernement provincial et la défaite des règlements sur les chemins de fer hydroélectriques (particulièrement à Toronto) aux élections municipales de janvier 1922 mirent fin à son rêve de construire un tel réseau.

Inquiet de l’augmentation constante des coûts de la centrale hydroélectrique de Queenston, Drury voulait aussi une enquête sur cet ouvrage. Au début, Beck se montra conciliant, mais lorsque le spécialiste choisi par lui-même, Hugh L. Cooper, remit en question la conception de la centrale, recalcula les coûts pour les porter à la hausse et insista pour que l’on modifie le canal d’amenée afin d’augmenter la capacité, il rejeta son avis et nomma un autre ingénieur conseil. Les turbines de la première phase de cette immense centrale tournaient depuis le 29 décembre 1921, mais les factures n’avaient plus rien à voir avec les estimations présentées par Beck : en une année, l’écart avait atteint 20 millions de dollars. Incapable d’expliquer la situation, le colonel Carmichael remit sa démission ; le premier ministre la refusa. Non seulement la centrale devait-elle coûter 20 millions à l’origine, mais elle était beaucoup plus grosse que dans le projet initial et coûtait 84 millions. Drury, qui devait garantir les obligations émises pour absorber les coûts excédentaires et en prendre la responsabilité politique, insista pour former une commission d’enquête qui aurait le pouvoir d’examiner l’ensemble des activités de l’Ontario Hydro, et pas seulement Queenston. Dans les faits, cette commission, nommée en avril 1922 et présidée par l’avocat libéral Walter Dymond Gregory, se transforma en une vérification défavorable de la gestion de Beck. Elle entendit des dizaines de témoins, produisit des milliers de pages de documents et ne termina ses travaux qu’au milieu de 1923.

En un sens, ces revers politiques n’atteignaient guère Beck. Le 17 octobre 1921, sa Lillian bien-aimée était décédée des suites d’une opération pour une pancréatite. Même s’ils avaient souvent passé de longues périodes loin l’un de l’autre, sir Adam et lady Beck formaient un couple très uni. Installés dans les appartements Alexandra à côté de l’édifice de l’Ontario Hydro, ils venaient à peine de commencer à prendre leur place ensemble dans la société torontoise. En plus, Lillian était la seule personne capable d’adoucir Beck. Sa mort le dévasta. Veuf, il se retrouvait seul pour élever une adolescente farouchement indépendante. Privé de celle qui savait tempérer ses humeurs, il réagissait plus mal que jamais aux contestations de sa fille et à l’ascendant de ceux qu’il considérait comme ses ennemis politiques. Ce furent pour lui des années de colère noire.

Beck avait dirigé l’Ontario Hydro à la manière d’une société privée. Bien qu’il ait été honnête et incorruptible, il s’occupait peu des subtilités comptables. Il avait l’habitude de prendre des sommes allouées à une fin et de les dépenser pour tel ou tel autre projet qu’il croyait bon pour l’Ontario Hydro, y compris des campagnes pour l’adoption de règlements municipaux. Pour lui, la fin justifiait les moyens. Son rêve – un monopole hydroélectrique étatisé d’envergure provinciale approvisionnant les services municipaux et fournissant de l’énergie au plus bas prix possible – s’était en grande partie concrétisé. En 1923, l’Ontario Hydro desservait 393 municipalités et distribuait 685 000 HP avec des installations qui avaient nécessité des investissements de plus de 170 millions de dollars. Beck était un bâtisseur hors pair. On ne pouvait nier ses réussites, même si, comme le montraient les audiences de la commission Gregory, on pouvait trouver à redire contre son style de gestion, sa planification, ses méthodes politiques et son indépendance à l’égard du Parlement.

Las des vexations du gouvernement des Fermiers unis de l’Ontario, Beck retourna dans le giron du Parti conservateur pour se défendre. Aux élections de juin 1923, il se présenta sous cette bannière dans sa vieille circonscription, London. Qu’un fonctionnaire se porte candidat contre le gouvernement, il y avait là une ironie que Drury et le Farmers’ Sun de Toronto se firent un plaisir de signaler, mais Beck s’en tira très bien. Il recueillit une majorité de plus de 7 000 voix – une merveilleuse revanche personnelle. Les conservateurs de George Howard Ferguson* remportèrent une victoire éclatante et Beck retourna au cabinet en juillet à titre de ministre sans portefeuille. Ferguson mit brusquement fin à l’enquête de la commission Gregory et souligna abondamment que les volumineux témoignages et les rapports sommaires de cette commission soutenaient l’administration générale de l’Ontario Hydro par Beck. Tout en mettant de l’avant la probité de Beck, le gouvernement se servit discrètement des critiques des rapports de la commission Gregory pour soumettre l’Ontario Hydro à des règles plus strictes en matière de reddition de comptes aux instances financières et politiques.

Puis, au moment même où ces nuages semblaient s’être dissipés, l’intégrité personnelle de Beck fut mise en cause. Contre toute attente, le coup vint du secrétaire de l’Ontario Hydro, E. Clarence Settell, qui s’enfuit avec 30 000 $ de fonds de la société en laissant une lettre dans laquelle il tentait de faire chanter Beck en l’accusant de divers méfaits. Appréhendé en octobre 1924 tandis qu’il se rendait à la frontière avec sa maîtresse, Settell ajouta d’autres accusations à sa liste. Blessé par cette trahison, Beck, alors très malade, dut subir encore une autre enquête. Le juge Colin George Snider examina plus de 40 allégations précises ; elles se rapportaient à l’usage d’automobiles à des fins privées, à des détournements de fonds publics, à des dépenses non autorisées, à des conflits d’intérêts dans les soumissions et à des irrégularités dans les états de dépenses. Sorti en décembre, le rapport Snider condamnait l’administration du service du contentieux de l’Ontario Hydro par Isaac Benson Lucas et révélait que Frederick Arthur Gaby avait été en conflit d’intérêts relativement à un contrat de dragage au sein du service technique, mais concluait que rien ne prouvait que Beck avait commis des délits graves. À l’exception de quelques petites erreurs dans ses comptes de dépenses, la commission n’avait rien à lui reprocher. Settell alla en prison pour trois ans. En somme, cette fois non plus, on n’avait pas réussi à « pincer » sir Adam, comme le dit le Globe de Toronto. Les critiques poursuivirent néanmoins la bataille des livres contre l’Ontario Hydro. Beck riposta par de vigoureuses réfutations dans des opuscules où s’étalait son esprit combatif. En retournant à London par train une nuit, il montra le paysage à son compagnon de voyage et vieil allié Edward Victor Buchanan, directeur des services publics de London, et lui dit, passablement excité : « Regardez ! Les lumières dans les fermes. C’est pour ça que je me suis battu. »

Au combat politique s’ajoutaient les querelles de Beck avec sa fille. Il ne voulait pas qu’elle épouse Strathearn Hay, notamment parce que cet homme était apparenté à la famille Hendrie. Tous ces conflits l’épuisaient, lui dont l’état physique et mental se détériorait. George Howard Ferguson dut intervenir pour le convaincre d’assister au mariage de Marion Auria en janvier 1925. Mis au repos par ses médecins, qui avaient diagnostiqué de l’anémie pernicieuse, Beck alla passer des vacances en Caroline du Sud en février. Puis il se rendit au Johns Hopkins Hospital de Baltimore pour recevoir des transfusions. Son esprit était obsédé par sa chère Ontario Hydro, par des stratégies pour l’aménagement hydroélectrique du fleuve Saint-Laurent, par les sempiternelles machinations des sociétés énergétiques privées. Le premier ministre et ses collègues du gouvernement, maugréait-il, le négligeaient. De son propre aveu, il était un homme fini.

En mai, Beck rentra discrètement chez lui, à London, où il tenta de diriger les affaires de l'Ontario Hydro par téléphone à partir de sa chambre. Il s’affaiblit rapidement au cours de l’été et mourut le 15 août 1925, dans sa soixante-neuvième année. L’annonce de son décès causa un choc, car la plupart des Ontariens n’avaient pas compris la gravité de son état. Ils se laissèrent aller à des débordements de chagrin. Des éloges funèbres vinrent de toutes parts. Les journaux consacrèrent des pages entières au défunt. « Le Canada n’a pas produit de plus grand homme que feu sir Adam Beck », déclara le Saturday Night de Toronto en le plaçant au panthéon national en compagnie de sir John Alexander Macdonald*, de lord Mount Stephen [Stephen] et de sir William Cornelius Van Horne*. Les hôtels de ville de l’Ontario furent drapés de noir, les magasins et bureaux de l'Ontario Hydro fermèrent leurs portes et, à London, les affaires cessèrent pendant une heure. Des milliers de personnes s’alignèrent en bordure des rues pour voir passer le cortège. Tous les grands personnages politiques de la province se réunirent à la cathédrale anglicane St Paul pour assister à la cérémonie, qui fut retransmise à la radio. Puis le train funéraire quitta London et traversa à petite allure la circonscription de Beck. Sur son passage, les familles de fermiers suspendaient leurs activités et les hommes saluaient en ôtant leur chapeau. Le train se rendait à Hamilton, ce qui n’était pas sans ironie : dernier bastion de la production énergétique privée, cette ville était pour Beck un territoire ennemi. Mais, pour une fois, son désir d’être aux côtés de sa femme – au cimetière Greenwood, sous une croix de granit – l’avait emporté sur ses préjugés.

Le décès de sir Adam Beck marqua la fin d’une époque exceptionnelle dans l’histoire politique de la province. À titre de président de l’Ontario Hydro, il avait exercé plus de pouvoir et d’influence que le premier ministre et dirigé un mouvement populiste plus étendu et plus puissant que n’importe quel parti politique. Il avait presque réussi à créer une institution qui faisait sa propre loi et, longtemps, l’Ontario Hydro conserverait une part de cette indépendance. Beck mourut riche : sa succession valait plus de 627 000 $, en dépit du fait que sa manufacture déclinait depuis quelques années. À la présidence de l’Ontario Hydro, il avait touché en 20 ans un salaire total de 197 000 $. Une partie de sa fortune lui venait peut-être de sa femme. Outre de nombreux legs modestes à des parents et à des œuvres de bienfaisance, il laissait un fonds de fiducie d’environ un demi-million de dollars à sa fille et aux héritiers de celle-ci.

L’Ontario Municipal Electric Association, l’Ontario Hydro et les citoyens de London entretinrent la mémoire de Beck. En 1934, Toronto et les municipalités desservies par l’Ontario Hydro lui élevèrent un monument – œuvre d’Emanuel Otto Hahn* – qui domine encore l’avenue University. Dans l’espoir de perpétuer l’idée que l’Ontario Hydro était une coopérative municipale, les héritiers et successeurs de l’Ontario Municipal Electric Association prirent l’habitude de faire des pèlerinages et de déposer des couronnes de fleurs devant cette imposante statue et sur la tombe de Beck à Hamilton. Régulièrement, dans la période de croissance qui suivit la Première Guerre mondiale, les publications de l’Ontario Hydro mirent en évidence la vision et l’héritage de Beck. Après des agrandissements importants, les centrales de Queenston furent rebaptisées Beck no 1 et Beck no 2. À London, une nouvelle école secondaire fut nommée en son honneur et, tout près, on donna à une école publique le nom de lady Beck. En 1932, en mémoire du couple, la Women’s Sanatorium Aid Society de London bâtit une charmante chapelle, St Luke’s in the Garden, en face du Queen Alexandra Sanatorium. Le sanatorium lui-même prit le nom de Beck Memorial Sanatorium en 1948. Dans une captivante biographie publiée en 1947, William Rothwell Plewman sut restituer la grandeur de Beck et sa personnalité orageuse. Dans l’histoire de l’Ontario Hydro qui lui fut commandée et qui parut en 1960, Merrill Denison* fit le lien entre la figure du héros des débuts et ce que l’Ontario Hydro était devenue dans l’après-guerre, une société dynamique dont le réseau s’étendait dans toute la province.

Les nécrologies le notaient : l’Ontario Hydro fut le plus grand monument de sir Adam Beck. Sur son lit de mort, il exprima la crainte que l’esprit de parti ait raison de son œuvre et que l’Ontario Hydro ne demeure pas une entité indépendante. En son absence, la société continua pourtant de prospérer, car elle était fermement enracinée dans les petites et grandes villes, le long des concessions de l’arrière-pays et parmi les marchands, les ouvriers, les cultivateurs et les ménagères de la province. En Ontario, l’hydroélectricité produite et livrée au plus bas prix possible par une société de la couronne à des services appartenant aux municipalités était devenue une institution qui survivrait aux changements de gouvernement et d’idéologie. Une telle permanence fut possible en grande partie grâce à sir Adam Beck.

H. V. Nelles

Sir Adam Beck a publié notamment Report of the Hydro-Electric Power Commission of Ontario (1906) et The genesis of the power movement (Report no ORR–101.–12, 1907), deux rapports conservés aux Hydro One Inc. Corporate Arch. (Toronto). Beck est aussi l’auteur de The conservation of the water-powers of Ontario : an address delivered by Honourable Adam Beck before the first annual meeting of the Commission of Conservation ([Ottawa, 1910 ?] ; réimpr. à partir du premier Annual report of the Commission of Conservation, 1910) ; Hydro-electric power for the farm : special interview with Sir Adam Beck on uses and development of electricity in rural districts ([s.l., 1919 ?] ; réimpr. à partir de Farm and Dairy (Peterborough, Ontario), 18 déc. 1919) ; Re « Murray report » on electric utilities : refutation of unjust statements contained in a report published by the National Electric Light Association entitled, « Government owned and controlled compared with privately owned and regulated electric utilities in Canada and the United States » respecting the Hydro-Electric Power Commission of Ontario (Toronto, 1922) ; Re « Sutherland commission » majority report ; statement respecting findings and other statements contained in majority report of the commission (known as the « Sutherland commission ») appointed to inquire into the subject of hydro-electric railways (Toronto, 1922) ; Errors and misrepresentations made by the hydroelectric inquiry commission (known as the Gregory commission) respecting the publicly owned and operated hydro-electric power undertaking of municipalities in the province of Ontario (Toronto, 1925) ; Misstatements and misrepresentations derogatory to the Hydro-Electric Power Commission of Ontario contained in a report published by the Smithsonian Institution entitled « Niagara Falls : its power possibilities and preservation », under the authorship of Samuel S. Wyer, examined and refuted by Sir Adam Beck (Toronto, 1925) ; A statement by Sir Adam Beck protesting against the exportation of electric power, with special reference to the proposed lease of the Carillon power site (Toronto, 1925) ; et Unjust and harmful proposals published by authority of an organization known as the Canadian Deep Waterways and Power Association under the chairmanship of Mr. O. E. Fleming, examined and exposed by Sir Adam Beck (Toronto, 1925).

AO, F 5 ; F 6 ; F 8 ; RG 35 ; RG 55-17-33, 5, 15 mai 1885 ; 1er janv., 21 mai 1888 ; RG 55-17-57-5, nos 408, 433, 615.— Hydro One Inc. Corporate Arch., Acc. nº 90.001 (Report of the commission appointed to inquire into hydro-electric radials), 1921 ; Acc. nº 90.007 (Gregory commission final report), 1924 ; Report nº ORR–104.11–11 (E. W. B. Snider, chairman, Report of the Ontario Power Commission to the maiors and municipal councils of Toronto, London, Brantford, Stratford, Woodstock, Ingersoll, and Guelph), 28 mars 1906.— London Public Library and Art Museum (London, Ontario), London obituaries scrapbook, 1 : 7–8.— Univ. of Western Ontario Library, Regional Coll. (London), B4691–94 (documents juridiques de John William Godfrey Winnett, London, c. 1900–1940) ; B4919–28, X1936– (Arthur and Edmund Carty papers, 1838–1974 [...]), « Notes for a biography of Sir Adam Beck » ; VF116 (corr. entre sir Adam Beck et J. W. G. Winnett, 1915, 1918–1919, 1921, 1923–1925) ; Will copybook (Middlesex County Surrogate Court), 1922, 1, p. 120, nº 15529 ; 1925, 2, p. 423, nº 17469.— Evening Telegram (Toronto), 17 oct. 1921, 17 août 1925.— Hamilton Spectator, 8 sept. 1898, 17 août 1925.— London Advertiser, 8 sept. 1898, 17–18 oct. 1919.— London Free Press, 8 sept. 1898, 18–19 août 1925.— Toronto Daily Star, 17 oct. 1921, 17 août 1925.— Annuaire, London, 1894–1923.— F. H. Armstrong, The Forest City : an illustrated history of London, Canada ([Northridge, Calif.], 1986).— E. B. Biggar, Hydro-electric development in Ontario : a history of water-power administration under the Hydro-Electric Power Commission of Ontario (Toronto, [1920]).— E. V. Buchanan, A history of electrical energy in London ([London, 1966]) ; London’s water supply : a history (London, [1968]).— Canadian annual rev.— A. C. Carty, « Sir Adam Beck », Waterloo Hist. Soc., Annual report (Kitchener, Ontario) 13 (1925) : 159–166.— City of London, Minutes of council, 1902–1904, 1910.— J. T. H. Connor, A heritage of healing : the London Health Association and its hospitals, 1909–1987 (London, 1990).— Merrill Denison, The people’s power : the history of Ontario Hydro ([Toronto], 1960).— D. E. Dodd, « Delivering electrical technology to the Ontario housewife, 1920–1939 : an alliance of professional women, advertisers and the electrical industry » (thèse de ph.d., Carleton Univ., Ottawa, 1989).— E. C. Drury, Farmer premier : memoirs of the Honourable E. C. Drury (Toronto, 1966).— K. R. Fleming, Power at cost : Ontario Hydro and rural electrification, 1911–1958 (Montréal et Kingston, Ontario, 1992).— N. B. Freeman, The politics of power : Ontario Hydro and its government, 1906–1995 (Toronto et Buffalo, N.Y., 1996).— P. W. Graham, Sir Adam Beck (London, 1925).— C. W. Humphries, « Honest enough to be bold » : the life and times of Sir James Pliny Whitney (Toronto, 1985).— Kitchener Light Commissioners, The origin of the Ontario hydro-electric power movement ([Kitchener, 1919]).— London Health Assoc., The story of the Beck Memorial Sanitorium (London, 1949).— The London Hunt and Country Club : a distinguished tradition, Brandon Conron, édit. (London, 1985).— H. V. Nelles, The politics of development : forests, mines & hydro-electric power in Ontario, 1849–1941 (Toronto, 1974).— Ontario Hydro, The Hydro-Electric Power Commission of Ontario : its origin, administration and achievements (Toronto, 1928).— W. R. Plewman, Adam Beck and the Ontario Hydro (Toronto, 1947).— Frank Proctor, Fox hunting in Canada and some men who made it (Toronto, 1929).— Queen Alexandra Sanatorium, Annual report (London), 1910–1948.— B. S. Scott, « The economic and industrial history of the city of London, Canada, from the building of the first railway, 1855, to the present, 1930 » (thèse de m.a., Univ. of Western Ontario, 1930)

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H. V. Nelles, « BECK, sir ADAM », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 15, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 19 mars 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/beck_adam_15F.html.

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Auteur de l'article:    H. V. Nelles
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Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    2005
Année de la révision:    2005
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