CROSBY, THOMAS, missionnaire méthodiste, né le 21 juin 1840 à Pickering, Angleterre, fils de Thomas Crosby et de Mary Ward ; le 30 avril 1874, il épousa à Cobourg, Ontario, Emma Jane Douse, et ils eurent sept filles et un fils ; décédé le 13 janvier 1914 à Vancouver.
Les Crosby immigrèrent à Woodstock, dans le Haut-Canada, en 1856. Thomas exerçait le métier de tanneur dans cette localité lorsque, en 1861, il lut dans le Christian Guardian de Toronto qu’on sollicitait des missionnaires méthodistes pour la côte du Pacifique. Influencé par le renouveau évangélique qui déferlait sur l’est de l’Amérique du Nord et par l’exemple d’hommes peu instruits et de condition modeste qui s’étaient distingués comme missionnaires, il quitta son travail et paya son voyage jusqu’à l’île de Vancouver, brûlant de se dévouer corps et âme pour « servir Dieu ».
L’arrivée de Crosby à Victoria en 1862 suivit de peu celle des premiers colons européens en Colombie-Britannique. La vie de pionnier et la prédominance des autochtones attiraient des gens comme lui, qui avaient peu étudié mais débordaient de ferveur et étaient impatients d’instaurer l’« ordre divin » dans ce qui, à leurs yeux, n’était qu’une contrée sauvage et païenne. En 1863, en raison de son zèle, on le nomma assistant de Cornelius Bryant dans une mission méthodiste de Nanaimo. En 1869, comme il maîtrisait l’art de susciter et d’animer des revivals, on le muta à Chilliwack, à partir d’où il desservirait les missions du sud de la partie continentale. Son ordination au sein de l’Église méthodiste wesleyenne en Canada, en 1871, vint récompenser ses succès.
Pendant l’hiver de 1873–1874, Crosby parcourut l’Ontario afin de recueillir des fonds pour les missions. Au cours de cette tournée, il épousa Emma Jane Douse et apprit son affectation auprès des Tsimshians du fort Simpson (Port Simpson, Colombie-Britannique, à compter de 1880), à 15 milles à peine de Metlakatla, où se trouvait l’établissement anglican déjà fameux de William Duncan. Crosby serait attaché au fort Simpson jusqu’en 1897 ; sa réputation lui viendrait de son travail dans cette mission.
Usant de tout son dynamisme, Crosby s’empressa de bouleverser de fond en comble la petite colonie. À l’instar d’autres missionnaires de l’époque, il croyait essentiel d’extirper les coutumes autochtones pour implanter la civilisation occidentale et le christianisme. Estimant que la réussite de cette entreprise passait d’abord par l’acculturation et la rééducation des enfants, il ouvrit des écoles et des pensions [V. Lavinia Clarke*]. Mais cela ne suffisait pas : il fallait modifier tout le tissu social et culturel. Des maisons unifamiliales remplacèrent les habitations partagées par plusieurs familles, les totems disparurent, la succession patriarcale se substitua à la filiation matrilinéaire et, dès la fin des années 1880, les Tsimshians délaissaient en partie leurs activités traditionnelles de subsistance. Un conseil de village, dirigé par Crosby, supplanta en 1880 les formes de gouvernement des autochtones. D’autres attributs des villages victoriens – fanfares, compagnies de fusiliers, équipes de pompiers, foires industrielles – firent leur apparition à Port Simpson. À compter de 1892, le docteur Albert Edward Bolton soigna les Tsimshians à partir d’un hôpital.
En même temps qu’il s’efforçait de « civiliser » le village, Crosby se dépensait sur le front religieux. À compter de 1876, Port Simpson eut une grande église à charpente de bois. Crosby favorisait les offices animés et spontanés en vue d’inculquer aux Tsimshians la forme de christianisme que lui-même avait adoptée, celle des revivals. Il y eut de grands mouvements de ferveur pendant son séjour, soit en 1874–1875, 1877, 1881–1882 et 1892–1893 ; chacun dura plusieurs mois, mais Crosby était déçu qu’ils ne se succèdent pas plus vite. L’école du dimanche, tant pour les adultes que pour les enfants, jouait un rôle prépondérant dans la transmission des « mœurs chrétiennes » aux Tsimshians. Les registres de l’église révèlent l’existence d’une hiérarchie chez les fidèles : « membre à part entière », « à l’essai », « baptisé ».
En plus, Crosby instaura un programme de tournées pour desservir le littoral à partir de Bella Bella au sud, jusqu’aux villages bordant les rivières Nass et Skeena au nord. Souvent, il devait parcourir 1 000 milles par an. Au début, il dut le faire en canot, mais la mission fit l’acquisition d’un bateau, le Glad Tidings, en novembre 1884. Pendant les mois où Crosby s’absentait de Port Simpson, des assistants blancs s’occupaient de la mission.
La famille de Crosby fut très éprouvée à cause de son travail missionnaire. La mortalité était élevée parmi les Tsimshians, et quatre des filles de Crosby moururent à Port Simpson, dont trois de la diphtérie en 1885 et en 1886. Sa femme était habituellement « malade », « épuisée » ou « en piètre forme ». Le fait qu’il ne soit jamais question d’une maladie précise peut laisser supposer qu’elle était atteinte de dépression chronique. Crosby, à qui ses convictions donnaient des ailes, ne devait pas avoir beaucoup de compassion pour ceux qui souffraient constamment de solitude et de mélancolie.
Malgré le changement radical qui se produisait à Port Simpson, Crosby connut avec le temps une déception extrême. Voyant que les gouvernements fédéral et provincial restaient sourds à leurs revendications territoriales, les Tsimshians se mobilisaient de plus en plus, comme bien d’autres autochtones de la Colombie-Britannique. À compter de 1881, le commissaire des réserves indiennes Peter O’Reilly* délimita de minuscules réserves aux alentours de Port Simpson. Les Tsimshians entamèrent alors un long processus de négociation pour protéger leurs terres ancestrales. Cependant, ni l’imposition d’un agent des Affaires indiennes en 1883, ni l’enquête de Metlakatla en 1884 [V. Alexander Edmund Batson Davie*], ni la rencontre des autochtones du Nord et des ministres provinciaux en 1887, ni la commission fédérale-provinciale de 1887, ni une visite de Crosby à Ottawa en 1889 ne déboucha sur un règlement des griefs. Dans les années 1890, les Tsimshians, mécontents, inondèrent Ottawa de lettres et de pétitions. Crosby était de plus en plus réduit au rôle de témoin impuissant, ce qui ne cessait de l’éloigner des Tsimshians.
Pourtant, la question des terres n’était que le symptôme d’un mal plus profond. Crosby n’arrivait pas non plus à obtenir pour les Tsimshians d’autres avantages auxquels ceux-ci estimaient avoir droit parce qu’ils avaient renoncé à leurs traditions. À compter de 1885 environ, ils se plaignirent régulièrement de manquer d’argent, d’emplois, de formation et d’autonomie gouvernementale. L’exemple de Metlakatla, à côté, alimentait sans doute leur insatisfaction, qui se transforma en manifestations d’indépendance religieuse. En 1889, les Tsimshians créèrent la Band of Christian Workers ; cette association de chrétiens autochtones tenait ses propres cérémonies et organisait des tournées missionnaires. Crosby et ses assistants eurent beau tenter d’y imposer leur autorité, elle prit de l’expansion et devint plus indépendante dans les années 1890.
Non seulement Crosby était-il désespéré par ce qui se passait à la mission, mais le conseil méthodiste des missions, constamment à court de fonds, et la mission anglicane du voisinage le maintenaient dans un état de frustration. En 1887, William Duncan et bon nombre de ses fidèles partirent fonder un nouveau Metlakatla en Alaska. Le missionnaire anglican qui resta, l’évêque William Ridley, n’avait guère de respect pour Crosby. La rivalité pour la conquête des âmes et de l’appui gouvernemental s’installa. En général, Crosby obtenait moins de subventions des autorités gouvernementales que les anglicans.
Néanmoins, aux yeux de l’Église et de la société blanche en général, Crosby avait transformé un village de païens en un village de bons chrétiens. On lui en savait gré. En 1894, l’Église méthodiste le nomma surintendant des missions indiennes de la Colombie-Britannique. En 1897, il quitta Port Simpson pour Victoria, où il assuma aussi la présidence de la Conférence de la Colombie-Britannique. Il souffrait de plus en plus de l’asthme et, dans l’ensemble, sa santé commençait à décliner. De 1899 à 1907, il dirigea les missions de Sardis et de Chilliwack, après quoi il se retira à Vancouver. Après son départ de Port Simpson, une bonne partie de son temps se consuma en réflexions nostalgiques sur son travail dans les missions du Nord. À cause des changements que celles-ci avaient connues pendant son long séjour, des rapports hauts en couleur qu’il faisait parvenir à des périodiques méthodistes et des vigoureuses conférences qu’il donnait devant des auditoires gagnés d’avance, naquit une légende qui lui attribuait un succès phénoménal sur le littoral nord-ouest. De fait, Port Simpson en 1897 ne ressemblait plus guère à ce que le fort Simpson avait été en 1874.
Assez souvent, dans les documents sur Crosby, les succès et les échecs de l’œuvre missionnaire de Crosby sont mesurés en grande partie en fonction de la réussite de son programme. Certains auteurs attribuent sa frustration des années 1890 à son inaptitude à délaisser le christianisme primaire et l’effort de conversion et à s’adapter à un christianisme plus évolué dans lequel les autochtones auraient davantage pris en main l’exercice de leur foi. Bien que les zélateurs des missions puissent trouver ses méthodes déficientes, cette perspective essentiellement ethnocentrique ne tient nullement compte des motifs qui inspiraient les actes et les réactions des autochtones. À Port Simpson, la mission avait été créée non par l’Église mais par un couple de Tsimshians, Kate et Alfred Dudoward. C’était en partie à cause de leur conversion au méthodisme, survenue à Victoria en 1873, que les habitants de Port Simpson avaient réclamé un missionnaire méthodiste. Ils voyaient, dans la société blanche et dans l’œuvre accomplie à Metlakatla par William Duncan, un modèle propre à assurer leur survie. Un missionnaire, croyaient-ils, les aiderait à changer leur mode de vie, ce qui leur permettrait de se tailler une place dans la société canadienne naissante de la fin du xixe siècle.
Les soi-disant échecs que Crosby finit par connaître découlaient moins de ses lacunes à lui que de l’état d’esprit des Tsimshians. Ceux-ci sentaient que la politique raciste des gouvernements et le refus de la société blanche de les accepter comme des égaux freinaient leurs ambitions. À la coopération des premiers temps entre missionnaire et Amérindiens, coopération fondée sur la notion simpliste que chaque partie avait des moyens à utiliser pour accélérer l’assimilation, succéda graduellement l’antagonisme parce que des forces sociales, économiques et politiques rendaient le processus d’assimilation bien plus complexe que l’une et l’autre partie l’avait prévu.
En définitive, Thomas Crosby est un héros tragique. Malgré ses traits légendaires – vigueur physique, forte personnalité, évangélisme élémentaire, convictions profondes –, il n’était pas de taille à lutter contre les forces libérales et capitalistes qui étaient en train de transformer le Canada. Crosby convenait aux nostalgiques d’une époque où les choses étaient plus simples et la morale tranchée, une époque de figures héroïques. Cependant, la légende a dépassé l’homme.
Thomas Crosby est l’auteur de David Sallosalton ([1906 ?]), Among the An-ko-me-nums, or Flathead tribes of Indians of the Pacific coast (1907), et Up and down the North Pacific coast by canoe and mission ship ([1914]), tous les trois publiés à Toronto. On trouve une bibliographie complète de documents et d’ouvrages sur sa carrière dans C. [R.] Bolt, Thomas Crosby and the Tsimshian : small shoes for feet too large (Vancouver, 1992).
Clarence R. Bolt, « CROSBY, THOMAS », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 14, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 2 oct. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/crosby_thomas_14F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/crosby_thomas_14F.html |
Auteur de l'article: | Clarence R. Bolt |
Titre de l'article: | CROSBY, THOMAS |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 14 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1998 |
Année de la révision: | 1998 |
Date de consultation: | 2 oct. 2024 |