Des Noirs furent asservis un peu partout dans les régions de l’océan Atlantique. Les documents historiques qui subsistent en disent peu sur le parcours individuel des esclaves. Dans de nombreux cas, leurs noms n’ont pas été enregistrés [V. Nom inconnu]. Dans d’autres, il ne reste qu’un nom et aucune autre information. Parfois, un document plus complet, tel un acte de sépulture particulièrement détaillé, une note dans le journal d’un officier de marine, un document juridique ou une déposition, fait la lumière sur la vie de certains esclaves, comme ce fut le cas pour Diana Bestian, Lydia Jackson, Nancy, Statia et Isaac Willoughby. Ces cas demeurent toutefois isolés, car les noms, les vies et les histoires d’innombrables autres personnes sont tombés dans l’oubli.
Traite des esclaves transatlantique
L’esclavage au Canada à l’époque de la colonisation s’inscrivait dans le cadre beaucoup plus large de la traite des esclaves transatlantique. Les plus grandes puissances européennes et plusieurs royaumes africains s’enrichirent grâce à ce commerce cruel d’êtres humains, à la base d’un système économique qui connut une croissance exponentielle au xviiie siècle. Plus de dix millions de personnes furent amenées aux Amériques, au Brésil pour la majorité. Environ 400 000 d’entre elles arrivèrent dans les colonies américaines, où les propriétaires d’esclaves exploitèrent leur labeur pour tirer profit de cultures comme le sucre, le tabac et le riz. Une minorité d’esclaves nord-américains aboutirent dans les Maritimes.
Vers les années 1770, la plupart des esclaves qui vivaient dans les colonies américaines y étaient nés. Dans la région de la baie de Chesapeake, comprenant le Maryland et la Virginie, les personnes réduites en esclavage eurent des enfants et leur population se développa ; la Nouvelle-Angleterre et l’État de New York comptaient aussi de nombreux esclaves qui y étaient nés. Les esclaves présents dans les Maritimes qui étaient nés en Afrique furent probablement amenés dans le nord-est de l’Amérique du Nord en passant par les Antilles, région où la traite des Africains se poursuivait, mais de manière plus limitée.
La fin de la guerre d’Indépendance américaine donna lieu, dans les Maritimes, à un afflux de loyalistes blancs accompagnés de leurs esclaves ainsi que de loyalistes noirs libres. Les loyalistes blancs développèrent considérablement l’esclavage dans la région en s’appuyant sur les systèmes en place à l’Île Royale (île du Cap-Breton) [V. Marguerite] et chez les propriétaires terriens de la Nouvelle-Angleterre.
Esclavage dans les Maritimes
L’ampleur et la nature de l’esclavage dans la région demeurent difficiles à évaluer, car on ne peut pas toujours déterminer si un individu était un esclave ou plutôt un domestique sous contrat à long terme. La propension des loyalistes blancs à remettre les Noirs libres à l’état de servitude ainsi que l’incapacité des gouvernements coloniaux à recenser les esclaves rendent l’estimation chiffrée particulièrement ardue. Malgré tout, il est possible de croire qu’au moins 1 500, voire 2 500 personnes suivirent contre leur gré leurs propriétaires loyalistes dans les Maritimes. Certaines d’entre elles y demeurèrent peut-être de façon permanente, alors que d’autres retournèrent probablement aux États-Unis.
L’esclavage dans le nord-est de l’Amérique du Nord se pratiquait sur de petites propriétés, où, en règle générale, chaque ménage disposait d’un à trois esclaves. Leur travail comportait sans doute à la fois des activités agricoles et domestiques, et ils entretenaient des relations étroites, quoique souvent hostiles, avec leurs propriétaires. Quelques loyalistes, comme James Moody et John Polhemus, gardaient plus de huit esclaves, ce qui était peu fréquent et bien inférieur au nombre d’esclaves qui travaillaient dans les plantations du sud des États-Unis. Dans les Maritimes, maîtres et esclaves travaillaient régulièrement côte à côte, se retrouvant constamment dans le même espace, ce qui constituait une autre différence importante avec la Caroline du Sud ou la Virginie, où la plupart des esclaves noirs ne voyaient que rarement leurs propriétaires ou leurs surveillants.
Dans les Maritimes, les contacts quotidiens entre propriétaires et esclaves n’empêchèrent pas ces derniers de fonder des familles, de nouer des amitiés, d’établir leur propre culture et des communautés, même s’ils formaient une minorité au sein de la société blanche dominante. Malgré ce déséquilibre, l’opposition croissante à l’esclavage dans l’Empire britannique empêchait les propriétaires d’agir en toute impunité.
Contestation de l’esclavage dans les colonies au Canada
Aucune loi sur l’esclavage n’existait dans les Maritimes, sauf dans l’île Saint-Jean (qui deviendrait l’Île-du-Prince-Édouard), où une loi sur le baptême des esclaves légalisa l’institution en 1781, jusqu’à son abrogation en 1825. Les propriétaires essayèrent plusieurs fois d’introduire des lois, mais des gens qui ne possédaient pas d’esclaves s’opposèrent fréquemment à de telles tentatives. Ce fut notamment le cas en Nouvelle-Écosse, où des maîtres qui souhaitaient une législation sur l’esclavage sous le couvert d’une loi sur l’émancipation graduelle (comparable à celle sanctionnée par le Haut-Canada en 1793) virent leurs plans contrecarrés en 1787, 1789, 1801 et 1808 ; un projet semblable au Nouveau-Brunswick échoua en 1801.
Dans les Maritimes, la lutte juridique pour mettre fin à l’esclavage progressa de façon inégale. Des esclaves comme Nancy essayèrent d’obtenir leur liberté en passant par les tribunaux, et, en Nouvelle-Écosse, les juges en chef Sampson Salter Blowers et sir Thomas Andrew Lumisden Strange, entre autres, se prononcèrent contre l’esclavage. Les deux hommes évitèrent les jugements directs, préférant priver graduellement les Blancs de leurs biens humains. Quand les esclaves s’échappaient, leurs propriétaires tentaient habituellement de les récupérer par l’entremise des tribunaux. Sans législation qui autorisait de garder des esclaves en captivité, il devint toutefois difficile de prouver à qui ceux-ci appartenaient ; les décisions de Blowers, notamment, rendirent presque impossible de justifier légalement la possession d’un être humain. À Dibgy, des maîtres intransigeants déposèrent une pétition en 1808, dans laquelle ils se plaignaient du fait que les tribunaux de la Nouvelle-Écosse avaient miné l’esclavage et permis à leurs esclaves de les traiter avec « défiance ». Toutefois, les requérants semblent avoir finalement conclu qu’il valait mieux garder leurs ouvriers en tant que domestiques affranchis et les engager contre rémunération.
Les tribunaux du Nouveau-Brunswick se prononcèrent différemment. Les juges étaient soit partagés de manière égale sur la question, soit, comme ce fut le cas en 1806, favorables à l’esclavage. Cependant, l’esclavage commença à disparaître ; la promotion du commerce d’esclaves se fit plus rare et fut remplacée par des offres d’emploi pour des postes de domestique. À l’instar de la pratique établie en Nouvelle-Écosse, il paraissait logique de retenir les individus en les employant comme domestiques à des salaires probablement très bas.
Une note inscrite en 1828 dans un registre d’esclaves de Montserrat, aux Antilles, six ans avant l’abolition de l’esclavage dans la majeure partie de l’Empire britannique, constitue l’une des dernières sources à faire référence à des esclaves au Canada à l’époque de la colonisation. Ce registre indique qu’un certain monsieur Ormsby possédait trois esclaves et que ceux-ci vivaient avec lui dans l’Île-du-Prince-Édouard, trois ans après l’abolition de l’esclavage dans la colonie.
Chronologie de l’histoire de l’esclavage dans les Maritimes
1752 : L’homme d’affaires Joshua Mauger fait paraître, le 30 mai, une annonce proposant la vente de six « esclaves noirs » dans le journal Halifax Gazette.
1765–1783 : Au cours de la Révolution américaine, au moins 30 000 personnes émigrent des États-Unis vers les Maritimes.
1766–1812 : À Liverpool, en Nouvelle-Écosse, Simeon Perkins, homme d’affaires, officier de milice et magistrat, note le compte rendu d’événements quotidiens dans un journal, qui constitue une source d’information importante sur la vente d’esclaves, y compris de jeunes enfants, et le nom des propriétaires.
1772 : En Angleterre se déroule l’affaire Somerset c. Stuart. Le jugement rendu déclare qu’il est interdit à un propriétaire d’esclaves de les expulser du pays pour les vendre en Jamaïque. Cette décision renforce, en Amérique du Nord britannique, les arguments de ceux qui s’opposent à l’esclavage.
1778 : À la plus haute cour d’Écosse, il est établi, dans l’affaire Knight c. Wedderburn, que les droits d’un esclavagiste sur une personne réduite en l’esclavage « ne peuvent en aucun cas être soutenus dans ce pays ». L’équipe de juristes qui représente avec succès l’esclave en fuite Joseph Knight (acheté en Jamaïque et emmené en Écosse) est dirigée par le procureur général Henry Dundas (désigné plus tard 1er vicomte Melville) et se compose notamment du juriste et professeur de droit Allan Maconochie [lord Meadowbank] et d’éminents partisans du Scottish Enlightenment (siècle des Lumières écossais). Cette décision historique, tout comme celle de l’affaire Somerset c. Stuart, a une grande influence dans les colonies britanniques.
1781 : Walter Patterson, gouverneur de l’île Saint-Jean (qui deviendra l’Île-du-Prince-Édouard), fait part au secrétaire d’État aux Colonies, à Londres, de l’entrée en vigueur récente d’une loi intitulée An act, declaring that baptism of slaves shall not exempt them from bondage. Il s’agit de la première loi à reconnaître l’institution de l’esclavage dans l’Amérique du Nord britannique.
1783 : Composée de familles loyalistes de New York, l’organisation nommée Port Roseway Associates est créée en Nouvelle-Écosse. Elle encourage les Américains à venir s’établir à Shelburne (nouveau nom donné à Port Roseway plus tard dans l’année). Ses registres de procès-verbaux demeurent une source importante d’informations sur la servitude et l’esclavage dans les Maritimes. La même année, sous le commandement de sir Guy Carleton, les forces britanniques à New York consignent l’évacuation de 3 000 loyalistes noirs, dont Boston King, dans un document connu sous le nom de « Book of Negroes ».
1784 : En février, John Wentworth, gouverneur de Nouvelle-Écosse, envoie 19 de ses esclaves en Guyane néerlandaise (Suriname), en Amérique du Sud.
1787 : Le projet de loi intitulé Bill for regulating negroes, & c. est présenté à la Chambre d’assemblée de la Nouvelle-Écosse. Première de quatre tentatives similaires au cours des deux décennies suivantes, le projet de loi vise à inscrire l’esclavage dans la législation de la colonie, mais il est reporté par Richard John Uniacke, avocat général de la colonie, et ne sera finalement pas adopté.
1788 : James Drummond MacGregor commence à publier ses opinions antiesclavagistes en Nouvelle-Écosse.
1789 : An act for the regulation and relief of the free negroes within the province of Nova Scotia – projet de loi visant à protéger les Noirs de l’enlèvement, de l’asservissement et de la déportation – n’est pas adopté par la législature de la colonie.
1790 : John Burbidge, de Cornwallis, en Nouvelle-Écosse, affranchit ses esclaves ; il fournit, à chacun, deux ensembles de vêtements, dont l’un pour le dimanche, et ordonne qu’on leur enseigne à lire. La même année, Thomas Peters présente une pétition au secrétaire d’État britannique dans laquelle il expose les griefs généraux des Noirs en Nouvelle-Écosse et au Nouveau-Brunswick.
1791 : À Shelburne, en Nouvelle-Écosse, Mary Postell intente une action en justice contre Jesse Gray concernant son asservissement et les mauvais traitements que ses enfants et elle ont subis. La cour, qui n’est pas convaincue que Mme Postell est née libre, rend son jugement en faveur de Gray.
1792 : Des loyalistes noirs de Nouvelle-Écosse, notamment Thomas Peters (voir l’année 1790) et David George, et des abolitionnistes britanniques fondent Freetown, en Sierra Leone. En septembre de la même année, Diana Bestian, esclave d’Abraham Cornelius Cuyler au Cap-Breton, meurt.
1793 : Le parlement du Haut-Canada met en vigueur une loi visant à restreindre l’esclavage. Même si elle n’abolit pas l’asservissement, cette loi interdit l’importation de nouveaux esclaves et stipule que les enfants nés de femmes esclaves seront affranchis à l’âge de 25 ans.
1800 : L’affaire R c. Nancy est entendue par la Cour suprême du Nouveau-Brunswick. Elle concerne Caleb Jones, important propriétaire terrien (établi près du lieu qui deviendra Fredericton) qui a reçu un bref d’habeas corpus d’une esclave noire prénommée Nancy. Les deux parties font appel aux meilleurs avocats de la province. Ward Chipman, futur juge en chef, et Samuel Denny Street défendent Nancy. Jonathan Bliss, John Murray Bliss, Thomas Wetmore, Charles Jeffery Peters et William Botsford représentent Jones. George Duncan Ludlow, Joshua Upham, Isaac Allan et John Saunders forment le groupe de juges chargés de l’affaire. Les trois premiers sont des propriétaires d’esclaves ou des partisans de l’esclavage. Saunders est le seul opposant à l’esclavage – mais il a possédé autrefois des esclaves en Virginie – et Allan se range de son côté, divisant ainsi les juges de manière égale, ce qui a pour résultat de maintenir Nancy en esclavage.
1801 : À la suite de l’affaire R c. Nancy (voir l’année 1800), Stair Agnew, propriétaire d’esclaves né en Virginie et membre de la Chambre d’assemblée du Nouveau-Brunswick, présente un projet de loi de grande envergure, A bill relating to negroes. Ce dernier reconnaissait l’esclavage tout en amorçant un processus d’émancipation progressif ; il prévoyait une compensation pour les propriétaires dont les esclaves seraient affranchis et punissait les abolitionnistes qui aideraient les esclaves à s’enfuir. Agnew, qui fait alors face à une vive opposition, retire le projet de loi.
1802 : L’affaire DeLancey c. Woodin est entendue par la cour de circuit d’Annapolis, en Nouvelle-Écosse, après l’évasion d’un des esclaves de James DeLancey. L’issue du procès est interprétée par plusieurs comme un signe de l’opposition de la cour à l’égard de l’esclavage en Nouvelle-Écosse. La même année, en réaction à ce procès, un pamphlet pro-esclavagiste, intitulé Opinions of several gentlemen of the law, on the subject of negro servitude, in the province of Nova-Scotia, est publié à Saint-Jean.
1805 : Au Nouveau-Brunswick, l’affaire Richard Hopefield c. Stair Agnew [V. Stair Agnew] maintient l’esclavage dans la province, alors que le mouvement abolitionniste progresse ailleurs dans les Maritimes et en Nouvelle-Angleterre.
1807 : Après avoir reçu la sanction royale en mai, l’Act on the abolition of the slave trade a force de loi dans toute l’Amérique du Nord britannique. L’institution de l’esclavage étant de plus en plus contestée, des membres de l’élite de Digby, en Nouvelle-Écosse – dont le législateur James Moody, récemment parti à la retraite –, déposent, en décembre, une pétition visant à obtenir la reconnaissance juridique de l’asservissement de leurs esclaves africains.
1812–1815 : Durant la guerre de 1812, plusieurs milliers de Noirs américains s’établissent dans les Maritimes.
1825 : L’Île-du-Prince-Édouard abroge sa loi reconnaissant l’esclavage (voir l’année 1781).
1833 : La Grande-Bretagne promulgue An act for the abolition of slavery throughout the British colonies ; for promoting the industry of the manumitted slaves ; and for compensating the persons hitherto entitled to the service of such slaves (loi aussi connue sous le nom de Slavery Abolition Act).
1834 : Afin d’empêcher l’immigration de Noirs libres en provenance des Antilles, la Chambre d’assemblée de la Nouvelle-Écosse promulgue An act to prevent the clandestine landing of liberated slaves.