Provenance : Bibliothèque et Archives Canada/MIKAN 3600627
TRUDEAU, PIERRE ELLIOTT (baptisé Joseph-Philippe-Pierre-Yves-Elliott), avocat, auteur, professeur d’université et homme politique, né le 18 octobre 1919 à Outremont (Montréal), fils de Joseph-Charles-Émile Trudeau* et de Grace Elliott ; le 4 mars 1971, il épousa à Vancouver Margaret Sinclair, et ils eurent trois fils, dont le plus jeune mourut avant lui, puis divorcèrent en 1984 ; il eut aussi une fille avec Deborah Coyne ; décédé le 28 septembre 2000 à Montréal et inhumé à Saint-Rémi, près de Napierville, Québec.
Du côté paternel, Pierre Trudeau (il ajouterait Elliott à son nom, parfois avec un trait d’union, dans les années 1930) était un descendant d’Étienne Truteau (Trudeau), charpentier de La Rochelle, en France, qui était arrivé en Nouvelle-France en 1659. Le père de Pierre, surnommé Charlie ou Charley par ses amis, naquit dans une ferme à Saint-Michel, au sud de Montréal. Tandis que le père de Charlie, Joseph, était presque illettré, sa mère, Malvina Cardinal, était la fille d’un maire et elle insista pour que leurs fils reçoivent une bonne instruction. Charlie fit son droit et exerça à Montréal, au cœur du quartier des affaires.
Grace Elliott, la mère de Trudeau, venait d’une riche famille montréalaise. Son père, Phillip Armstrong Elliott, anglican d’ascendance loyaliste, avait épousé une Canadienne française catholique, Sarah-Rebecca Sauvé. Comme l’exigeait l’Église catholique dans le cas d’enfants issus de mariages mixtes, Grace fut élevée dans la religion catholique. Son père fit fortune dans l’immobilier à Montréal. En 1903, il retira Grace du couvent montréalais où elle étudiait et la plaça dans une école d’arts d’agrément anglicane pour jeunes filles, le Dunham Ladies’ College, dans les Cantons-de-l’Est. Même si Grace écrivait et parlait le français, elle préférait l’anglais, qui serait la langue d’usage chez les Trudeau.
Grace Elliott et Charlie Trudeau se marièrent en 1915 et eurent bientôt des enfants. À la naissance de Suzette, en 1918, succéda celle de Pierre en 1919. Un autre garçon, Charles, surnommé Tip par sa famille, vit le jour en 1922. À ce moment-là, Charlie Trudeau avait presque abandonné la pratique du droit commercial pour se consacrer aux affaires. L’Automobile Owners’ Association, entreprise prospère qu’il avait fondée en 1921 à Montréal, comprenait deux stations-service et, moyennant une cotisation annuelle, garantissait des services aux propriétaires de voiture. L’idée était ingénieuse. Au Québec, le nombre d’automobiles passa de 41 562 en 1920 à 97 418 en 1925 et, en 1930, il aurait presque doublé à nouveau, pour atteindre 178 548. À la fin des années 1920, tout en restant à Outremont, les Trudeau quittèrent leur modeste maison en rangée pour une habitation beaucoup plus grande, mais sans prétention, qui pouvait loger aussi une bonne et un chauffeur. Même s’il aurait des appartements ailleurs, Pierre Elliott Trudeau considérerait cet endroit comme son chez-soi jusqu’à son installation à la résidence du premier ministre, au 24, promenade Sussex, en 1968.
Pendant la grande dépression des années 1930, Charlie Trudeau s’enrichit. En 1932, son entreprise regroupait une trentaine de stations-service ; il la vendit à une filiale de l’Imperial Oil Company pour à peu près un million de dollars et investit cette somme sans tarder. Homme d’affaires exubérant et fruste, il pariait souvent jusque tard dans la nuit. Des sources indiquent qu’il avait un mode de vie débridé et qu’il perdait et gagnait gros, et sa famille a gardé en mémoire ses absences fréquentes. Toutefois, il était un père très affectueux et exigeant, qui impressionnait beaucoup Pierre, et ils s’échangeaient des lettres extrêmement chaleureuses. Par la suite, on raconterait que Charlie maltraitait Grace lorsqu’il rentrait tard. Ce sont presque certainement des calomnies, mais une chose est sûre : la distinguée diplômée du Dunham Ladies’ College supportait mal les frasques de son mari. Celles-ci eurent de graves conséquences sur Charlie également. Il succomba à une crise cardiaque à l’âge de 46 ans, au printemps de 1935. Dévasté, Pierre conclut, avec raison sans doute, que la mort de son père était le contrecoup des obligations mondaines du milieu des affaires. Il devint réfractaire à ces pratiques et souvent austère dans ses mœurs. Il ne jouait pas, dédaignait le tabac, buvait très peu et fuyait les folles soirées. Cette retenue lui était d’autant plus facile que, héritier d’une immense fortune, il avait beaucoup plus de liberté que la plupart des gens de sa génération.
Charlie Trudeau laissa sur son fils une empreinte indélébile. On aurait cependant tort d’en conclure que les relations de Charlie avec la classe des affaires montréalaise, largement anglophone, et le fait que sa famille parlait anglais à la maison étaient des reflets de ses opinions politiques et de ses convictions personnelles. Bien que Pierre ait commencé ses études en anglais dans une école bilingue, l’académie Querbes à Outremont, il fut rapidement placé dans les classes françaises dès qu’il maîtrisa l’anglais. Puis, en 1932, son père l’inscrivit au collège Jean-de-Brébeuf. Ce tout nouvel établissement tenu par les jésuites avait déjà la faveur de l’élite francophone et, durant les années 1930, il était un foyer de pensée et de débats pour les jeunes catholiques nationalistes. Attaché à l’Église catholique et à la langue française, Charlie Trudeau était nationaliste et défendait la place du Québec au sein de la Confédération. D’obédience conservatrice, il était aussi conseiller financier pour le Devoir de Montréal, principal journal nationaliste du Québec. En outre, il était proche de Camillien Houde*, maire de Montréal et ex-chef du Parti conservateur provincial.
Si Pierre Elliott Trudeau était fier de son père – et il ne cesserait jamais de l’être –, c’était en bonne partie parce que celui-ci avait réussi dans le domaine des affaires, où les Canadiens français n’étaient guère présents au début du xxe siècle. Apparemment, le père et le fils discutaient rarement de politique. À Brébeuf, où ce sujet alimentait les débats, Trudeau s’initia à la pensée nationaliste et prit part à des rassemblements contre les menaces qui semblaient peser sur l’Église et les Canadiens français. Dans une pièce de théâtre écrite par lui en 1938 et présentée à Brébeuf, il se moquait de la tendance de ses compatriotes à encourager les marchands juifs et soutenait implicitement le mouvement Achat chez nous. Élève remarquable, il personnifiait le milieu dans lequel il évoluait, un milieu de plus en plus nationaliste, partisan du corporatisme, critique envers le capitalisme et la démocratie, un milieu inquiet de voir que, par leur politique étrangère, la Grande-Bretagne et le Canada s’acheminaient d’un pas hésitant vers la guerre. En même temps, Trudeau avait l’esprit de contradiction. Il pouvait se réjouir en classe de la victoire du major-général James Wolfe* sur Louis-Joseph de Montcalm*, marquis de Montcalm, et défier ceux qu’il appelait les patriotes exaltés – ses confrères opposés au bilinguisme et aux mariages mixtes. Après avoir appris qu’un autre élève le trouvait « américanisé, anglicisé », il nota dans son journal intime : « je suis fier de mon sang anglais qui me vient de ma mère ».
Après la mort de Charlie, Trudeau se tourna vers Grace, qui devint la figure dominante de son adolescence. Une grande affection les liait. Très heureuse des résultats scolaires exceptionnels de son fils, elle lui accordait la liberté qu’un enfant choyé obtient si souvent. Exempt de tout souci financier, il se rendait fréquemment à New York, passait ses étés à Old Orchard Beach, dans le Maine, faisait de longues équipées en canot dans le Bouclier canadien, roulait à toute vitesse en Harley-Davidson et s’offrait des livres, des disques et des billets de concert que peu de ses condisciples pouvaient se payer. En 1939–1940, sa dernière année à Brébeuf, il fut rédacteur en chef du journal du collège, le Brébeuf, dans lequel il défia la direction de l’établissement. Il finit premier de sa promotion.
Dans les premiers mois de la Seconde Guerre mondiale, le Brébeuf demeura plutôt silencieux. L’indifférence régnait parmi les étudiants ; peu d’entre eux s’enrôlaient. Deux événements survenus en juin 1940 les firent changer d’attitude : la défaite de la France et, sous le gouvernement de William Lyon Mackenzie King*, l’adoption de la Loi sur la mobilisation des ressources nationales, qui exigeait la conscription pour la défense du pays. Auparavant, Trudeau, sur un ton désinvolte, avait laissé entendre à sa petite amie américaine, Camille Corriveau, qu’il pourrait se porter volontaire par goût de l’aventure. Or, il donna plutôt son adhésion aux anticonscriptionnistes – le maire Houde, entre autres –, qui exhortaient les Canadiens français à résister à l’enrôlement obligatoire pour le service militaire. S’il s’inscrivit au corps-école des officiers canadiens, qui imposait des exercices militaires réguliers et un entraînement plus complet pendant l’été, ce fut de mauvais gré, parce qu’il y était contraint. Dès le début de ses études de droit à l’université de Montréal, à l’automne de 1940, il assista aux conférences de l’abbé nationaliste Lionel Groulx* sur l’histoire du Canada. Toutefois, deux autres prêtres influenceraient bien davantage ses idées et ses actes pendant cette période.
Trudeau avait fait la connaissance de Marie-Joseph d’Anjou et de Rodolphe Dubé* à Brébeuf. Le père d’Anjou était l’un de ses professeurs préférés. Quant au père Dubé, il était réputé non seulement pour son enseignement, mais aussi pour ses écrits, publiés sous le pseudonyme de François Hertel. Ses prises de position sur la foi, la politique et le destin du Québec avaient du poids, surtout auprès des jeunes. Personnage intelligent, charismatique et souvent provocateur, il captivait de plus en plus Trudeau et son frère Charles. Au début des années 1940, il devint pour Pierre un confident, un confesseur et un guide. Celui-ci lui écrivait régulièrement et lui rendait visite à Sudbury, en Ontario, où ses supérieurs l’avaient relégué à cause de ses manières peu conventionnelles d’enseigner la religion. Adepte du personnalisme, Hertel encourageait Trudeau à lire les philosophes Jacques Maritain et Emmanuel Mounier. Le jeune catholique fervent mais rebelle trouvait émancipatrice leur conception de la liberté individuelle, tout en étant aussi attiré par les idées corporatistes et le nationalisme conservateur de Charles Maurras. Le personnalisme a donné lieu à bien des interprétations, dont celle de Trudeau : « La personne […] c’est l’individu enrichi d’une conscience sociale, intégré à la vie des communautés ambiantes et au contexte économique de son temps, lesquels doivent à leur tour donner aux personnes les moyens d’exercer leur liberté de choix. » Approfondie par des études ultérieures, cette interprétation du personnalisme était au cœur de la notion religieuse qu’avait Trudeau du rapport entre l’individu et la société. Toutefois, il mettrait du temps à élaborer complètement cette notion.
En quête de réponses à la question de l’identité, le jeune Trudeau était fasciné par l’anticonformisme d’Hertel. De plus en plus mécontent, il suivit son conseil en militant dans la lutte contre la conscription et en s’engageant dans la révolution. Il adhéra aux frères-chasseurs, qui planifiaient un soulèvement contre les oppresseurs d’Ottawa. Dans une attitude révolutionnaire, il signait du mot « citoyen » ses lettres à Hertel. Il prit part à des émeutes dans les rues et, notamment avec ses amis François-Joseph Lessard et Jean-Baptiste Boulanger, il fut membre d’une société secrète appelée LX, dont le but était de renverser le système, corrompu selon eux. Hertel situait la révolution dans les traditions antibourgeoises et antidémocratiques de la pensée catholique. Trudeau et lui débattaient de la forme que devait prendre l’engagement du jeune homme. Toutes les doctrines radicales – aussi bien les idées antisémites et conservatrices de Charles Maurras que les théories révolutionnaires de Georges Sorel et de Léon Trotski – présentaient de l’attrait. Trudeau hésitait : devait-il être un « philosophe » de la révolution ou un « homme d’action » ? Chose certaine, il opta pour l’action en 1942, d’abord en descendant dans la rue au plébiscite du 27 avril sur la conscription, puis, surtout, pendant la campagne de l’élection partielle fédérale d’Outremont en novembre, en prononçant un discours enflammé qui se terminait par un appel à la révolution et dont le Devoir fit un compte rendu détaillé.
Par la suite, Trudeau délaissa ses idées de violence révolutionnaire, tout en s’associant au Bloc populaire canadien, qui avait pris la tête de la campagne anticonscriptionniste. Le père d’Anjou le pressa d’assumer la direction d’une revue qui prônait la création de la Laurentie, qui désignait alors pour Trudeau un État autonome de langue française. Cependant, le militantisme de Trudeau s’affaiblit au terme de ses études en 1943. Même s’il avait franchement détesté l’école de droit, il finit premier de sa classe. Il continua d’entretenir des liens étroits avec Hertel, rencontra plusieurs fois l’abbé Groulx, prit parti pour le gouvernement du maréchal Philippe Pétain à Vichy et appuya des causes nationalistes, mais il se mit sur la touche. Il semblait chercher des échappatoires, vouloir tenter une nouvelle expérience. Après avoir sollicité un poste de diplomate, il adressa une demande d’admission à Harvard pour des études de deuxième cycle. À l’automne de 1944, il obtint la permission de quitter le pays pour aller étudier la politique et l’économie dans cette université.
Bien qu’il ait souvent résisté au libéralisme anglo-américain qui y régnait au milieu des années 1940, Trudeau fut profondément marqué par son séjour à Harvard. Sous l’influence de nombreux professeurs exilés d’Europe à l’enseignement remarquable, dont plusieurs Juifs – Wassily W. Leontief, Joseph Alois Schumpeter, Carl Joachim Friedrich et Gottfried Haberler notamment –, son point de vue changea. Il entendit parler pour la première fois de John Maynard Keynes et en vint à constater de tristes lacunes dans les études classiques qu’il avait faites auparavant. Les traditions libérales et démocratiques l’intéressaient, tout comme la séparation du spirituel et du temporel dans la sphère publique. « Le spirituel aura voix décisive en éducation, consultative en action », nota-t-il dans ses carnets. Puis il commença à jeter un nouveau regard sur ce que la Seconde Guerre mondiale avait signifié pour les autres civilisations qu’il apprenait à mieux connaître. À sa petite amie Thérèse Gouin, il écrivit qu’il avait gardé les yeux rivés sur son pupitre pendant que se produisait « le plus grand cataclysme de tous les temps ». Déconcertée, elle lui demanda ce qu’il voulait dire. Il répondit : « Le ca[ta]clysme ? C’était la guerre, la guerre, la GUERRE ! » Alors étudiante en psychologie à l’université de Montréal, Thérèse Gouin était la fille du sénateur libéral Léon Mercier-Gouin et la petite-fille de sir Lomer Gouin*, ex-premier ministre du Québec. Trudeau voulait l’épouser, mais elle rompit avec lui, surtout parce qu’elle le trouvait excessif et qu’il s’opposait à son désir d’étudier en psychologie et de poursuivre sa psychanalyse.
En 1946, Trudeau quitta Harvard la tête remplie de questions, toujours captivé par le renouveau démocratique que promettait l’économie keynésienne, et pourvu d’un nouveau scepticisme à l’égard de ses convictions et de sa formation antérieures. En France, où il avait décidé de poursuivre sa scolarité, il suivit des cours à l’Institut d’études politiques de Paris. Surtout, il se passionna pour les débats mouvementés entre les intellectuels français de l’après-guerre, en particulier les catholiques. Mounier, comme Trudeau, écartait les aspects corporatistes, collectivistes et élitistes du personnalisme d’avant la guerre pour façonner la doctrine de l’après-guerre. Trudeau assista avec enthousiasme à des conférences et réunions avec Mounier et d’autres intellectuels catholiques tels Pierre Teilhard de Chardin et Étienne Gilson. Dans un pays où fleurissait le communisme, Mounier tentait de trouver un équilibre entre le communisme soviétique et le christianisme. Impressionné, Trudeau résolut de consacrer sa thèse de doctorat à Harvard à l’examen de points de conciliation possibles entre catholicisme et communisme. À l’automne de 1947, il se rendit en Angleterre pour étudier à la London School of Economics and Political Science. Bien vite, il constata que Harold Joseph Laski, éminent intellectuel du Parti travailliste de Grande-Bretagne, partageait ses idées : il était convaincu de la nécessité d’un rapprochement entre l’Ouest et le communisme soviétique et avait des réserves sur l’anticommunisme véhément du gouvernement travailliste. Plus que son séjour à Paris, Laski et la London School of Economics modelèrent la pensée de Trudeau, et surtout sa conception du socialisme démocratique.
Même si ses perspectives changeaient, Trudeau restait en contact avec ses vieux amis du Québec. En 1947, pour un journal catholique conservateur de Montréal, le Notre temps, il produisit des articles dans lesquels il dénonçait le premier ministre King, l’internement arbitraire du leader fasciste québécois Adrien Arcand* de 1940 à 1945 et les politiques appliquées par le gouvernement pendant le conflit. En même temps, il prônait un accroissement des libertés civiles, de la démocratie et de l’intervention de l’État dans l’économie. Ses textes avaient quelque chose d’opaque ; on y retrouvait à la fois un langage très expressif et des opinions parfois contradictoires ou confuses. Dans sa correspondance avec Lessard, il évoquait encore la Laurentie rêvée. Au printemps de 1948, après son séjour à Londres, il entreprit un tour du monde. Ce serait, disait-il, un voyage de recherche pour sa thèse, mais rares sont les indices qui témoignent d’un travail assidu sur le sujet. Détenteur d’une maîtrise de Harvard, il ne terminerait jamais son doctorat. Tout de même, son circuit autour du globe fut plein de péripéties. Trudeau fut jeté dans une prison jordanienne parce qu’on le prenait pour un espion juif, il déjoua des voleurs à la ziggourat d’Ur, en Iraq, il fut témoin des guerres qui sévissaient en Inde, au Pakistan et en Indochine, et il quitta de justesse la ville de Shanghai, en Chine, qui tombait aux mains de l’armée communiste de Mao Zedong. À son retour à Montréal, en mai 1949, il avait une vaste expérience du monde et une solide connaissance des sciences sociales en général et de l’économie politique en particulier. De plus, il mesurait mieux les possibilités du droit qu’au moment où, étudiant bien coté mais déçu, il avait quitté l’université de Montréal.
Lorsque Trudeau revint de voyage, la province de Québec était, pour reprendre ses propres termes, parvenue à « une étape dans toute [son] histoire religieuse, politique, sociale et économique ». Il estimait avoir perçu cette phase décisive en se joignant aux grévistes de l’amiante dans les Cantons-de-l’Est avec Gérard Pelletier, journaliste au Devoir. Pelletier, que Trudeau avait souvent rencontré à Paris, défendait la cause de ces ouvriers avec Jean Marchand*, secrétaire général de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada. Le gouvernement provincial de Maurice Le Noblet Duplessis*, chef de l’Union nationale, réprimait durement cette grève qu’il jugeait illégale, mais le clergé catholique était divisé sur la question. Trudeau, la barbe en bataille, joua un petit rôle en manifestant, vêtu d’un short et la tête couverte d’un foulard. Les mineurs, amusés, l’appelaient saint Joseph. Il fut cependant arrêté par la police. Il put bientôt rentrer à Montréal, mais la grève le marqua profondément car elle l’amena à établir des liens entre l’action ouvrière et son étude du socialisme, du travail et de la démocratie. Il rencontra des membres du Congrès canadien du travail et envisagea de devenir directeur de recherche dans cet organisme. Pendant les années suivantes, il fut conseiller juridique auprès de syndicats d’un peu partout dans la province. En 1956, il examinerait le développement socioéconomique du Québec à la lumière du conflit de travail de 1949 dans ce qui resterait son analyse la mieux étayée, un chapitre de la Grève de l’amiante. Paru à Montréal, cet ouvrage collectif préparé sous sa direction étudierait le conflit en détail.
Trudeau estimait alors que, dans le Québec moderne, « l’esprit social » devait intégrer « l’esprit nationaliste », comme le dit son grand ami Pierre Vadeboncoeur à l’été de 1949. Le périodique Notre temps, dans lequel Trudeau avait investi 1 000 $ en 1944 et publié ses principaux articles au cours de son séjour en Europe, se rapprochait de plus en plus du nationalisme conservateur de Duplessis. Trudeau allait pour sa part dans la direction contraire, vers le socialisme démocratique, incarné principalement, au Canada, par la Fédération du Commonwealth coopératif. Aux élections fédérales de juin 1949, il avait été l’agent de ce parti dans la circonscription de Jacques-Cartier. Plus le socialisme l’attirait, plus il se détachait du nationalisme canadien-français, d’autant plus que ce nationalisme était très fortement représenté par les éléments conservateurs de l’Église catholique de la province et, bien sûr, par le gouvernement Duplessis, qu’il trouvait archaïque et déphasé. Comme bien des gens de sa génération, Trudeau éprouvait de la colère. Encore une fois, il quitta le Québec.
À la fin de l’été de 1949, Trudeau devint fonctionnaire fédéral au Conseil privé. Son choix heurta Pelletier et d’autres de ses amis, mais Ottawa attirait un grand nombre de francophones très instruits. Cette expérience aida fortement Trudeau à mieux comprendre la nature du fédéralisme canadien. Il acquit la conviction que le fédéralisme avait beaucoup contribué à contenir les extrêmes, tout en permettant l’expérimentation politique et la correction des inégalités sociales. Sans remettre en question la répartition bien définie des responsabilités entre le gouvernement fédéral et les provinces, il adhérait à l’hypothèse, répandue à Ottawa, selon laquelle le keynésianisme donnait au gouvernement fédéral à la fois le pouvoir et le devoir d’intervenir dans l’économie pour assurer la prospérité et la sécurité. Trudeau faisait de longues journées de travail. Par son intelligence et son zèle, il ne tarda pas à impressionner ses collègues et son supérieur, Robert Gordon Robertson. Toutefois, ses opinions socialistes et, pire encore, ses critiques envers les alliances conclues par le Canada dans le contexte de la guerre froide contrastaient avec l’état d’esprit qui régnait à Ottawa, d’autant que, en 1950, le pays s’engageait dans la guerre de Corée. L’anonymat imposé aux fonctionnaires contrariait Trudeau. Et puis, jugeant qu’Ottawa était une « capitale anglaise » peu accueillante, il passait presque toutes ses fins de semaine à Montréal. Une intense liaison avec une jeune employée de l’ambassade de Suède, Helen Segerstrale, lui permettait aussi d’échapper à la monotonie d’Ottawa. À l’été de 1951, après avoir écrit une attaque anonyme contre la participation du Canada à la guerre de Corée, il démissionna. Sa relation avec Mlle Segerstrale prit fin quand la jeune femme refusa de se convertir au catholicisme. Contrairement à bon nombre de ses collègues francophones, Trudeau conserverait sa ferveur catholique.
À Montréal, Pelletier avait entamé en 1950 des discussions avec Trudeau, puis avec d’autres, au sujet de la création d’une revue semblable à celle que Mounier publiait à Paris, Esprit, laquelle avait une influence considérable sur la pensée catholique dans la France d’après-guerre. Trudeau s’était rapidement laissé convaincre de s’associer à Pelletier pour fonder Cité libre, qui parut à Montréal dès l’été de 1950. Faire accepter Trudeau par les autres membres de l’équipe avait été plus difficile. Bon nombre d’entre eux craignaient l’influence de cet homme riche aux manies singulières. Dans ses mémoires, écrites dans les années 1980, Pelletier admettrait que, à l’époque, Trudeau « dérangeait ».
D’abord plus ou moins bien accueilli à Cité libre, Trudeau devint, dans les années 1950, une figure emblématique de la revue. Son poste de corédacteur en chef le plaça au cœur de l’opposition au gouvernement Duplessis et lui permit, selon les mots de Pelletier, « de se réintégrer dans sa génération ». Dès le premier numéro, sa présence fut dominante. Il y publia des témoignages émouvants – mais anonymes – sur ses mentors Mounier et Laski, morts peu de temps auparavant, ainsi qu’un article sur la « politique fonctionnelle ». Dans ce texte, ébauche du programme politique qu’il élaborerait au fil des années 1950, il exhortait le Québec à s’ouvrir au monde tout en « témoign[ant] du fait chrétien et français » en Amérique. Et il continuait : « Le temps est venu d’emprunter de l’architecte cette discipline qu’il nomme « fonctionnelle », de jeter aux orties les mille préjugés dont le passé encombre le présent, et de bâtir pour l’homme nouveau. » La génération montante devait enfreindre les vieux tabous. « Ou mieux, disait-il, considérons-les comme non-avenus. Froidement, soyons intelligents. »
À Cité libre, tout n’allait pas toujours comme sur des roulettes. La revue paraissait irrégulièrement, sa situation financière était constamment instable, et elle eut bientôt ses détracteurs. L’historien conservateur Robert Rumilly* prévint Duplessis que les rédacteurs en chef et collaborateurs de la revue étaient « extrêmement dangereux » et « subversifs ». Le père d’Anjou, ancien mentor de Trudeau, massacra par écrit un article dans lequel celui-ci affirmait que les prêtres n’étaient pas plus investis d’un droit divin que les hommes politiques. Les commentaires de ce genre valurent à Pelletier et à Trudeau une convocation devant l’archevêque de Montréal, Mgr Paul-Émile Léger. Bien que Trudeau ait fait preuve d’une certaine insolence pendant la rencontre, Mgr Léger ne condamna pas Cité libre. Une décision contraire aurait pu être fatale pour la revue, mais elle survécut. De par son travail de rédacteur en chef, Trudeau en vint à connaître tout le gratin intellectuel. Radio-Canada invitait les citélibristes à commenter les affaires publiques. Au Canada anglais, la revue piqua la curiosité des intellectuels, qui convièrent Trudeau à leurs réunions, en particulier aux conférences de l’Institut canadien des affaires internationales et du Couchiching Institute on Public Affairs. Son anglais impeccable, sa connaissance des sciences sociales contemporaines et son incroyable prestance intriguaient ceux qui le rencontraient dans ces assemblées. Ses idées aussi.
Une lecture attentive des écrits et discours produits par Trudeau dans les années 1950 révèle que, sur certains points, sa pensée changea peu et, sur d’autres, beaucoup. Considérant toujours la guerre froide avec méfiance, il croyait en l’existence d’« un moyen terme » entre l’anticommunisme radical des gouvernements nord-américains et le communisme rigide de Joseph Staline – opinion défendue notamment par le journal parisien le Monde mais rarement exprimée à l’époque au Canada anglais ou dans l’Église catholique du Québec. Il pressait toujours les Canadiens français d’être « fonctionnels », ce par quoi il entendait, vers la fin de la décennie, que les secteurs des techniques, des sciences pures et des sciences sociales devaient être renforcés au Québec, surtout dans les universités. Cependant, son profond anticléricalisme se tempéra lorsqu’il constata que l’Église elle-même avait énormément de mal à s’adapter à l’évolution rapide de la société québécoise, où l’économie se complexifiait et les nouveaux médias, en particulier la télévision, transformaient le quotidien. Il commença à cibler les institutions politiques, surtout les gouvernements de Québec et d’Ottawa. Selon lui, le gouvernement provincial était corrompu, autocratique et rétrograde en matière sociale. Quant au gouvernement fédéral, déplorait Trudeau, il ne tenait pas compte du fait français, même sous le premier ministre Louis-Stephen St-Laurent*, mimait trop spontanément l’attitude des États-Unis à l’égard de la guerre froide et, trop souvent, ne respectait pas la constitution. Ce dernier grief devint évident lorsque Trudeau, à la surprise de bon nombre de ses amis et de quelques-uns de ses adversaires, donna raison à Duplessis de refuser les subventions fédérales aux universités. Il s’expliqua ainsi : « aucun gouvernement n’a – pour cette partie du bien commun qui ne relève pas de lui – un droit de regard sur l’administration des autres ». Être d’accord avec Duplessis ne l’empêchait pas de condamner son gouvernement : « Que M. Duplessis entreprenne de mettre sur pied une administration qui rivalisera d’efficacité et de probité avec la fédérale, et nous verrons là une rivalité de bon aloi. »
Trudeau n’était donc jamais prévisible. Social-démocrate, il devenait toutefois de plus en plus sceptique à l’endroit de la Fédération du Commonwealth coopératif et décevait son amie Thérèse Casgrain [Forget*], chef de l’aile provinciale de ce parti, par son refus de s’engager entièrement. Farouche adversaire de Duplessis et de l’Union nationale, il ne voulait pourtant pas adhérer à la coalition formée sous la conduite du Parti libéral en vue de battre le gouvernement. Son texte paru en 1956 dans la Grève de l’amiante, qui explore le conflit de 1949, montre à quel point il se méfiait du Parti libéral du Québec et combien il était déçu des marques laissées par les batailles politiques et idéologiques antérieures. Le passé ne semblait donner que de mauvais exemples. Dans un article intitulé « Some obstacles to democracy in Quebec », paru en 1958 dans le Canadian Journal of Economics and Political Science de Toronto et repris en français dans son livre le Fédéralisme et la société canadienne-française (Montréal, 1967), Trudeau écrivit : « L’histoire nous montre que les Canadiens français n’ont pas vraiment cru à la démocratie pour eux-mêmes et que les Canadiens anglais ne l’ont vraiment pas voulue pour les autres. » De plus en plus, il soutenait que les deux groupes étaient prisonniers de leur passé : les Canadiens anglais s’enfermaient dans la vétuste tradition de l’impérialisme britannique, et les Canadiens français, dans un clérico-nationalisme stérile, dont témoignaient, selon lui, les critiques formulées contre Cité libre par des porte-parole du clergé conservateur comme le père d’Anjou et l’historien Rumilly. Alors que, au début des années 1950, Trudeau avait attaqué le nationalisme canadien-français avec moins de virulence que d’autres collaborateurs de Cité libre, il le faisait maintenant sans ménagement en affirmant que cette idéologie empêchait le Québec d’ouvrir ses fenêtres pour laisser entrer le vent rafraîchissant du monde moderne. Il devenait un éloquent défenseur du fédéralisme, « soupape » grâce à laquelle des individus et des groupes pouvaient obtenir une justice que leur déniait un gouvernement provincial autocratique. Il se faisait l’apôtre des tribunaux, qui, pendant cette décennie, jetaient les bases d’une tradition canadienne en matière de libertés civiles. Comme Francis Reginald Scott*, poète et professeur de droit à la McGill University, et le journaliste Jacques Hébert, il comptait sur les tribunaux pour protéger les droits des individus, trop souvent bafoués dans le passé.
Plus les écrits de Trudeau devenaient clairs, plus son cheminement politique semblait nébuleux. En 1956, avec des gens qui n’étaient affiliés à aucun parti – notamment Pelletier, Hébert et le journaliste André Laurendeau* –, il avait formé le Rassemblement, dont il dirait dans ses mémoires : « Cet organisme fragile et dont la vie serait brève, se proposait de défendre et de promouvoir la démocratie québécoise. » Tandis que d’autres commençaient à se rallier au Parti libéral pour faire tomber Duplessis, il continuait de prôner une coalition non partisane. La véhémence avec laquelle il militait pour le Rassemblement hérissait à la fois ses amis de l’aile québécoise de la Fédération du Commonwealth coopératif, appelée depuis 1955 le Parti social démocratique du Québec, et ses amis réformistes qui avaient l’impression de prendre les rênes du Parti libéral provincial. Il assista au congrès libéral en 1958 et le trouva antidémocratique. Tandis que le Rassemblement s’effritait, il adhéra à un nouveau groupement, l’Union des forces démocratiques, qui publia dans Cité libre en octobre 1958 « Un manifeste démocratique », dont il était le principal auteur. Figure familière de la télévision québécoise, attaqué non seulement par Duplessis mais aussi par les socialistes du Québec, Trudeau accepta de diriger l’union. Cette décision parut fantasque à beaucoup de monde. Un journal étudiant de Montréal, le McGill Daily, résuma l’opinion générale en disant de Trudeau : « l’auteur est considéré comme un homme brillant mais, aux yeux de bien des gens, [il] reste un dilettante ». Ses idées étaient intéressantes mais son influence demeurait limitée.
Le décès de Duplessis, en septembre 1959, bouleversa l’échiquier politique. La mort subite de son successeur, Paul Sauvé*, survenue le 2 janvier 1960, amplifia l’impact de sa disparition. Les ambitieux et les pragmatiques rejoignirent les libéraux de Jean Lesage*, mais pas Trudeau. Toujours à la tête de l’Union des forces démocratiques, il continua de plaider, en vain, pour la naissance d’une nouvelle coalition. Finalement, à la veille des élections provinciales du 22 juin, il appuya les libéraux de mauvaise grâce dans Cité libre. Après leur victoire, ses réticences à leur endroit grandirent, même s’il approuvait tout à fait Lesage dans sa détermination à laïciser la société québécoise. Le gouvernement Lesage était progressiste, mais aussi nationaliste, et d’une façon qui dérangeait Trudeau de plus en plus. Certes, le « néo-nationalisme » du gouvernement Lesage différait du nationalisme de Duplessis par son laïcisme et son adhésion enthousiaste à la modernité, mais Trudeau discernait, dans son discours et ses actions, une conception nationaliste dans laquelle l’État et la « nation » se confondaient. Ses rencontres régulières avec René Lévesque* – qui avaient lieu quand celui-ci, nouveau ministre des Travaux publics et des Ressources hydrauliques, revenait de Québec la fin de semaine – ne faisaient que l’inquiéter davantage. La colère de Lévesque et son obstination à nationaliser l’hydroélectricité lui semblaient irrationnelles. Trudeau croyait que la laïcisation et la modernisation étaient des impératifs pour le Québec, mais il écrivit aussi dans Cité libre, en 1961 : « Ouvrons les frontières, ce peuple meurt d’asphyxie ! »
La même année, Trudeau obtint enfin, à la faculté de droit de l’université de Montréal, le poste que le gouvernement Duplessis l’avait empêché d’avoir. Il y trouva l’atmosphère « stérile » ; « un vocabulaire de gauche servait maintenant à y couvrir une préoccupation unique : la contre-révolution séparatiste ». En 1962, il écrivit « la Nouvelle Trahison des clercs », critique virulente contre les mouvements nationaliste et indépendantiste québécois, qu’il imputait carrément aux intellectuels. Dans ce texte, publié d’abord dans Cité libre et repris en anglais six ans plus tard dans Federalism and the French Canadians (Toronto), Trudeau niait la pertinence de parler de décolonisation à propos du Québec, parce que la province avait des droits que les colonies n’avaient jamais possédés. Les pires guerres du siècle, soutenait-il, avaient été le fruit du nationalisme. Rechercher pour la nation « la plénitude des pouvoirs souverains » était inévitablement « un but qui se détruit en se réalisant ». Donc, le nationalisme était rétrograde et constituait une tentative, de la part d’une nouvelle élite bourgeoise francophone, de consolider son pouvoir par des moyens comme la nationalisation de l’électricité. Et il poursuivait : « les Canadiens français ont tous les pouvoirs nécessaires pour faire du Québec une société politique où les valeurs nationales seraient respectées en même temps que les valeurs proprement humaines connaîtraient un essor sans précédent ».
Pendant la campagne qui précéda les élections de novembre 1962 dans la province de Québec – campagne que les libéraux menèrent avec le slogan Maîtres chez nous et dont le grand enjeu fut la nationalisation de l’électricité –, Trudeau reprit un rôle qu’il avait souvent joué, celui de critique sans parti. Après le triomphe de Lesage, il songea à se tourner vers la politique fédérale. Jean Marchand, qui avait noué des liens avec les libéraux de Lester Bowles Pearson*, essayait de l’en convaincre. Ce projet échoua à cause du revirement de Pearson sur la question des armes nucléaires en janvier 1963. À la suite de cette volte-face, Cité libre dénonça sévèrement le récipiendaire du prix Nobel de la paix, que Trudeau appela « le défroqué de la paix », reprenant le surnom mémorable donné à Pearson par Vadeboncoeur. Cité libre aussi apportait son lot de déceptions : le comité de rédaction élargi se querellait constamment.
Plus pénibles pour Trudeau furent ses ruptures avec Vadeboncoeur, peut-être son plus grand ami d’enfance et d’adolescence, et avec Hertel, un de ses premiers mentors. Tous deux approuvaient le séparatisme, mais c’est un article de Hertel qui fit réellement sortir Trudeau de ses gonds. Hertel semblait y prôner l’assassinat de Laurendeau parce que celui-ci avait accepté en juillet 1963 de coprésider, avec Arnold Davidson Dunton*, la commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Trudeau attaqua publiquement son ancien professeur.
Autrefois, Trudeau avait écouté l’appel à la révolution de Hertel. Maintenant, ce que Hertel et Vadeboncoeur trouvaient révolutionnaire lui paraissait tout à fait réactionnaire. À son avis, ils avaient une vision irréaliste d’un monde où les sciences pures et les sciences sociales offraient de réelles perspectives de progrès. Avec quelques nouveaux amis – l’économiste Albert Breton, les sociologues Raymond Breton et Maurice Pinard, les avocats Marc Lalonde et Claude Bruneau, le psychanalyste Yvon Gauthier –, il publia un manifeste dans les deux langues en mai 1964. Ce texte parut en français dans Cité libre sous le titre « Pour une politique fonctionnelle ». Le groupe dénonçait l’irréalisme dans la politique québécoise, soutenait que l’État-nation traditionnel était désuet et annonçait : « nous refusons de nous enfermer dans un cadre constitutionnel plus petit que le Canada ».
Cependant, la situation du Canada semblait précaire : le gouvernement Pearson était dépassé par les changements continuels du milieu des années 1960. Les espoirs de s’entendre sur une procédure de modification de la constitution sur la base de la formule Fulton-Favreau s’effondraient. Des scandales éclaboussaient les membres québécois du cabinet fédéral. À tâtons, Pearson cherchait par quelle voie nouvelle son gouvernement pourrait faire face aux obstacles que constituaient le nationalisme et le séparatisme québécois. Trudeau n’avait guère foi en la commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme : il était convaincu, avec raison, qu’elle recommanderait un statut particulier pour le Québec.
Tel était le contexte dans lequel prit fin le long apprentissage de Trudeau. Le 10 septembre 1965, Marchand, Pelletier et lui-même annoncèrent qu’ils seraient candidats libéraux aux élections fédérales convoquées par Pearson trois jours plus tôt. Leur déclaration stupéfia la plupart de leurs collègues de Cité libre – qui exprimèrent leur désapprobation dans les pages de la revue et, par la suite, dans des articles publiés ailleurs –, ainsi que certains des amis canadiens-anglais socialistes de Trudeau. Vadeboncoeur et d’autres nationalistes ou indépendantistes accueillirent avec mépris la décision de Trudeau. Dans l’ensemble, la presse anglophone salua l’entrée du trio dans l’équipe libérale, ce trio qu’elle appela les « three wise men » et que la presse francophone surnomma les « trois colombes ». Le candidat le plus prestigieux était Marchand, l’éloquent dirigeant syndical, et c’était lui qui avait insisté pour que l’imprévisible Trudeau, qui venait à peine de dénoncer Pearson, l’accompagne à Ottawa. Au bout de quelque temps, le parti mit à la disposition de Trudeau un bastion libéral, la circonscription de Mont-Royal, qu’il remporta avec une forte avance le 8 novembre. Il occuperait ce siège jusqu’à la fin de sa carrière politique en 1984. Cependant, les libéraux ne récoltèrent pas la majorité aux Communes, si bien que le désordre continua d’y régner.
D’abord hésitant, Trudeau refusa le poste de secrétaire parlementaire du premier ministre Pearson, puis, après avoir essuyé les reproches de Marchand, l’accepta. Ses fonctions n’étaient pas définies. Peu à peu, il trouva à Ottawa d’autres personnes inquiètes de voir que le gouvernement fédéral adoptait une politique de laisser-faire à l’égard du Québec. Régulièrement, Trudeau rencontrait Marc Lalonde et des fonctionnaires tels Peter Michael Pitfield et Allan Ezra Gotlieb. Ensemble, ils se mirent à concevoir une réponse plus cohérente aux revendications constitutionnelles du Québec, et qui serait exempte de la faiblesse dont souffrait selon eux le fédéralisme coopératif des premières années du régime Pearson. Les commentateurs politiques commençaient à dire que, parmi les trois colombes, Trudeau pourrait se démarquer. Ses interventions publiques en 1966 ne justifièrent guère ces attentes, mais Marchand, lui, avait déjà remarqué que son collègue était un magicien de la politique. À Laurendeau, il dit être prêt à « gager [sa] chemise » que, bientôt, Trudeau serait le « grand homme » des libéraux au Canada français, qu’« il éclipsera[it] tous les autres ». Et c’est ce qui advint.
Lorsque les discussions constitutionnelles aboutirent dans une impasse, en 1966, l’examen attentif que Trudeau avait fait de la constitution pendant qu’il travaillait au Conseil privé en 1949 devint soudainement un atout. En mars 1966, lui-même et Marchand prirent le contrôle de l’aile québécoise du Parti libéral fédéral, qui avait établi sa propre administration. Dès sa première réunion, cette section québécoise appuya des motions rédigées par Trudeau, qui condamnaient le « statut spécial » ou une « confédération de dix États » et approuvaient l’idée d’inclure une « charte des droits » dans la constitution. Aux élections du 5 juin 1966, les libéraux provinciaux subirent une étonnante défaite contre Daniel Johnson*, chef de l’Union nationale, qui était beaucoup plus ambigu qu’eux à propos du Canada. Le slogan de Johnson, Égalité ou Indépendance, défiait le programme conçu par Trudeau pour les libéraux fédéraux du Québec. Dans les coulisses, à Ottawa, Trudeau composa avec Lalonde et surtout avec Albert Wesley Johnson, sous-ministre adjoint des Finances, une déclaration que le ministre des Finances et receveur général, Mitchell William Sharp*, présenta à la conférence fédérale-provinciale de septembre. Cette déclaration rejetait le statut particulier pour le Québec et l’octroi, au Québec seulement, du droit de se retirer des programmes fédéraux. Daniel Johnson, sur sa lancée, se heurta donc à une contre-attaque bien préparée.
Trudeau se faisait un nom en privé, mais non en public, et demeurait assez peu connu au Canada anglais. Pourtant, les événements étaient en train de déterminer sa destinée. En 1967, il y eut non seulement les célébrations du centenaire de la Confédération et l’éblouissant succès de l’Exposition universelle de Montréal, mais aussi une crise constitutionnelle, car Johnson continuait de faire valoir ses exigences. Le 4 avril, Pearson nomma Trudeau ministre de la Justice et procureur général. Ce faisant, il renforçait l’aile gauche du Parti libéral et rehaussait l’expertise de son gouvernement en matière de constitution, en prévision des rencontres fédérales-provinciales. Trudeau se mit à la tâche sans tarder. Sa discipline hors du commun étonnait les fonctionnaires, qui avaient entendu une foule de rumeurs sur son mode de vie oisif. Il se concentra principalement sur la constitution et la réforme du Code criminel, maintes fois reportée. Toujours célibataire à 47 ans, il annonça qu’il entendait décriminaliser les relations homosexuelles entre adultes consentants, assouplir les procédures de divorce et autoriser l’avortement dans les cas où la santé de la femme était menacée. Comme les Canadiens devenaient tout à coup tolérants et permissifs, il fit fureur. Les Communes adoptèrent à l’unanimité sa réforme du divorce en décembre 1967, peu après que Pearson eut déclaré avoir l’intention de démissionner dès que le parti aurait élu un nouveau chef.
La course à la succession démarra aussitôt. Pearson dit à Marchand qu’il devait se présenter : le principe libéral d’alternance entre un chef anglophone et un chef francophone, de même que la crise québécoise, l’exigeaient. Lalonde, Pitfield et l’assistant de Trudeau, Eddie Rubin, songeaient déjà à la manière dont Trudeau pourrait être mis en candidature. En janvier 1968, au retour de vacances à Tahiti, où il était tombé sous le charme de l’éblouissante Margaret Sinclair, fille d’un ancien ministre du cabinet libéral, Trudeau tint une rencontre avec Marchand et Pelletier. Marchand ne serait pas candidat ; Trudeau devait l’être. Fidèle à lui-même, il hésita, même s’il avait sérieusement envisagé cette possibilité. Les conservateurs, dirigés par un nouveau chef, Robert Lorne Stanfield*, étaient en avance dans les sondages. Il y avait dans la course des libéraux puissants – Paul Joseph James Martin, vieux routier de la politique, Sharp, ministre des Finances, Paul Theodore Hellyer, un des ministres les plus influents du cabinet – et plusieurs autres candidats chevronnés. Enfin, Trudeau craignait de ne pouvoir préserver sa vie privée, à laquelle il avait toujours attaché un grand prix. Pourtant, il rêvait d’une carrière publique depuis l’adolescence et savait que la commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, malgré ses lacunes, avait raison de déclarer que le Canada traversait la crise la plus grave de son histoire. Ce n’était pas le temps de se défiler.
Bien des gens pensaient de même. Peter Charles Newman, éminent journaliste canadien, commença à vanter les mérites de Trudeau dans ses chroniques. Organisateur politique hors pair, Marchand dit à Trudeau qu’il « s’occuperait » du Québec pour lui, mais que lui devrait « s’occuper » du reste du Canada. Trudeau le fit avec virtuosité. À la fin de décembre, il avait capté l’attention en disant à la télévision : « L’État n’a rien à faire dans les chambres à coucher de la nation. » Puis Pearson, qu’il avait si souvent critiqué en public et en privé, l’aida considérablement. En effet, malgré les appréhensions d’autres candidats à la direction du parti, le premier ministre l’envoya faire une tournée des capitales provinciales, qui s’avéra profitable sur le plan politique. De plus, il lui donna le siège principal à la conférence fédérale-provinciale sur la constitution, qui se déroula du 5 au 7 février 1968. Johnson s’attendait à débattre avec Pearson. Il se trouva face à Trudeau, dont le ton cinglant, l’esprit de repartie et les positions catégoriques ne tardèrent pas à attirer l’attention. Avec son visage buriné, son regard pénétrant et sa rhétorique assurée, Trudeau domina les bulletins de nouvelles de fin de soirée. Marchand conclut : « Il a véritablement été créé au début de février. »
Tout le monde ne prisa pas cette création. Claude Ryan*, du Devoir, condamna la prestation de Trudeau à la conférence, de même que sa rigidité à propos d’un statut particulier pour le Québec et de l’ensemble de la révision constitutionnelle – rigidité dont se plaindraient souvent les autres candidats à la direction du parti. Déjà, ceux-ci perdaient du terrain à cause de la publicité dont Trudeau avait bénéficié. C’était la « trudeaumanie », terme forgé par les journalistes pour décrire l’enthousiasme qui avait suivi l’annonce de sa candidature le 16 février 1968. Très vite, il grimpa en tête des sondages, mais il s’approcha encore davantage de sa victoire ultime lorsque, trois jours plus tard, l’opposition fit tomber le gouvernement libéral en votant contre un projet de loi de finances présenté par Sharp. Pearson revint de vacances pour redresser la situation, mais la campagne de Sharp à la direction du parti était perdue. Le 3 avril, veille du congrès, Sharp se retira de la course et annonça son appui à Trudeau. Quant au puissant premier ministre de Terre-Neuve, Joseph Roberts Smallwood, il lui donna un précieux coup de main ce soir-là en déclarant devant une foule agitée : « Pierre est meilleur que l’assurance-maladie – les estropiés n’ont qu’à toucher ses vêtements pour se remettre à marcher. »
Trudeau avait quand même besoin de miracles. Robert Henry Winters*, après avoir surpassé Hellyer au deuxième tour, se révéla un sérieux adversaire. Au quatrième et dernier tour, Trudeau l’emporta avec 1 203 voix. Winters en eut 954 et John Napier Turner, qui avait refusé de se retirer, 195. Trudeau devint premier ministre le 20 avril et s’empressa de convoquer des élections pour le 25 juin. La course à la direction du parti avait eu l’effet escompté : rehausser la popularité des libéraux. Pendant la campagne en vue des élections, l’austère Stanfield fut éclipsé par Trudeau qui, au grand plaisir des médias, bouscula les traditions électorales conservatrices du Canada en embrassant des jolies femmes plutôt que des bébés et en faisant des plongeons carpés vêtu d’un slip de bain à la mode européenne. Grâce à des années de pratique d’activités physiques intenses, son corps était d’une fermeté remarquable et ses mouvements, vifs et fluides. Sa réputation bien méritée d’excellent nageur et plongeur, d’habile canoteur, de judoka et d’aventurier intrépide plaisait aux jeunes et à la presse. En plus, il avait des choses à dire. Il attaquait avec éloquence les conservateurs et le Nouveau Parti démocratique, coupables selon lui de privilégier la thèse des « deux nations », et il répliquait sans détour aux aspirations internationales du Québec. À Montréal, la veille des élections, jour de la Saint-Jean-Baptiste, il prouva qu’il avait vraiment de l’aplomb. Assis sur l’estrade d’honneur, il refusa de quitter sa place malgré les bouteilles, les œufs et les pierres que lançait une foule de manifestants formée d’étudiants et d’indépendantistes. Ceux qui, au Canada anglais, se demandaient peut-être encore si c’était par manque de cran qu’il n’était pas allé à la guerre semblèrent rassurés. Les libéraux raflèrent 154 sièges, dont 56 des 74 sièges du Québec – la plus grande victoire électorale de la carrière de Trudeau. Les conservateurs en eurent seulement 72, le Nouveau Parti démocratique, 22, et le Ralliement des créditistes, 14. Un candidat libéral-ouvrier et un candidat indépendant furent élus, ce qui donnait un total de 264 députés.
Trudeau avait fait campagne en promettant une « société juste », mais les observateurs notaient que, en dehors du dossier constitutionnel, ses propositions de politiques étaient vagues. En tant qu’universitaire et polémiste, il avait prôné l’accroissement de la démocratie à l’intérieur des partis politiques. Lorsqu’il avait attaqué Pearson, en 1963, il avait surtout fait valoir que le premier ministre n’avait pas consulté son parti avant de modifier la position libérale sur l’armement nucléaire. Trudeau insistait sur l’éducation et la participation politiques, malgré les doutes de Marchand, entre autres. À défaut d’un programme précis élaboré au cours d’un congrès d’orientation, il mettait de l’avant la notion de « démocratie participative ». Le gouvernement procéderait à de vastes consultations publiques sur tout un éventail de sujets, afin d’informer les citoyens tout en légitimant ses actions. Cette méthode ne serait pas un succès. À titre d’exemple marquant, elle serait mise à contribution dans une révision de la politique étrangère, qui aboutirait en 1970 à la publication d’une série de brochures tellement insipides que la question capitale des relations canado-américaines n’y serait pas évoquée.
Après les élections, l’écart entre les espérances et la réalité décevante ne tarda pas à se faire sentir. « Les embrassades prirent fin presque en même temps que le comptage des bulletins de vote », écrivit le journaliste Richard Gwyn. La présentation du cabinet de Trudeau, le 5 juillet 1968, suscita quelques éloges, même de la part de Claude Ryan, qui félicita le premier ministre d’avoir nommé un nombre record de francophones. Le cabinet comprenait Léo-Alphonse Cadieux à la Défense nationale, Pelletier au Secrétariat d’État, Jean-Luc Pépin à l’Industrie et au Commerce (réunis par la suite en un seul ministère) et Marchand aux Forêts et au Développement rural (l’année suivante, il deviendrait ministre de l’Expansion économique régionale). En dehors du cabinet, Lalonde fut nommé secrétaire principal du premier ministre et Pitfield assuma de hautes fonctions au bureau du Conseil privé. Ces nominations annonçaient trois thèmes importants du mandat de Trudeau : le renforcement de la présence des francophones à Ottawa – qu’on appellerait le « French power » –, l’importance des initiatives économiques régionales ou des politiques de redistribution de la richesse, et la rationalisation de l’appareil gouvernemental et du processus décisionnel par la mise en place de méthodes modernes d’organisation telle l’analyse de systèmes. Trudeau serait particulièrement fier de l’adoption, en 1969, de la Loi sur les langues officielles, qui reflétait son discours politique et ses convictions personnelles. En ces domaines, le gouvernement fédéral avait beaucoup de latitude. Par contre, la question constitutionnelle ne pouvait se régler sans la collaboration des provinces.
Daniel Johnson était décédé en septembre 1968. Son successeur, Jean-Jacques Bertrand*, réaffirma les droits à l’enseignement dans la langue minoritaire à la suite d’affrontements violents à Saint-Léonard (Montréal), banlieue où habitaient beaucoup d’immigrants italiens désireux d’envoyer leurs enfants à l’école anglaise. La commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, dans le deuxième volume de son rapport, qui venait de paraître, réclamait que le gouvernement fédéral soutienne l’enseignement en langue minoritaire et que la constitution garantisse aux parents le droit de choisir la langue d’enseignement. Pendant que cette question divisait l’Union nationale, une scission se produisit au Parti libéral du Québec. René Lévesque, qui avait quitté les libéraux en 1967, fonda le Parti québécois, dont le premier congrès eut lieu en octobre 1968. Toutefois, Bertrand était faible et, en avril 1970, les libéraux, dirigés par l’avocat et économiste Robert Bourassa, n’en firent qu’une bouchée. Leur victoire semblait ouvrir la voie au règlement des épineuses questions qui empoisonnaient le débat constitutionnel depuis le face-à-face entre Johnson et Trudeau. En juin 1971, ce débat mena les premiers ministres du pays et des provinces à Victoria, où ils parvinrent à un accord sur la Charte constitutionnelle canadienne. Ce compromis n’apportait entière satisfaction à personne, bien entendu, mais il offrait tout de même des solutions aux différends sur la procédure de modification de la constitution, les droits linguistiques, les prestations sociales et l’inscription des droits individuels dans la constitution. Tout en reconnaissant les limites de la charte, Trudeau déclara à la presse, à la clôture de la conférence de Victoria, que si tous les gouvernements l’acceptaient – condition nécessaire à son adoption –, les premiers ministres seraient « tous coiffés d’une couronne de lauriers ». Au retour de Bourassa le lendemain, les critiques fusaient de toutes parts. Le Québec réclamait plus de pouvoirs en matière sociale ; or, l’entente ne satisfaisait pas ces revendications. Une semaine plus tard, Bourassa annonça qu’il ne présenterait pas la charte à l’Assemblée nationale du Québec. Pour Trudeau, un tel refus était non seulement une défaite, mais aussi une trahison, car Bourassa, il en était convaincu, lui avait promis son appui.
Trudeau se méfiait déjà de Bourassa, en grande partie à cause de la Crise d’octobre, qui demeure probablement l’épisode le plus controversé de ses années à la tête du pays. La crise se déclencha le 5 octobre 1970 à Montréal, où des membres du Front de libération du Québec enlevèrent James Richard Cross, attaché commercial de la Grande-Bretagne. Même si, avant cette date, il y avait eu des vols d’armes et des rumeurs d’enlèvements, aucun corps policier n’était préparé à pareille situation. Le gouvernement du Québec et celui du Canada réagirent d’abord en acceptant certaines conditions des ravisseurs, dont la lecture du manifeste du Front de libération du Québec et la garantie d’obtenir des sauf-conduits.
Puis, le 10 octobre, la cellule Chénier du Front de libération du Québec kidnappa le ministre provincial du Travail et de l’Immigration, Pierre Laporte*, à sa résidence de banlieue, à Saint-Lambert. Cet acte impudent causa un choc dans tout le pays. Le gouvernement Bourassa hésita. Trudeau avait été contrarié que Sharp, secrétaire d’État aux Affaires extérieures, autorise la diffusion du manifeste du Front de libération du Québec à Radio-Canada. Certaines personnes, dont Ryan et Lévesque, plaidèrent en faveur de la conciliation et envisagèrent de demander à Bourassa de céder sa place à un gouvernement de coalition. Le 15 octobre, le cabinet fédéral se réunit pour étudier une requête de Bourassa : celui-ci demandait à Ottawa de prêter main-forte au Québec. Marchand prit l’initiative en disant que la situation était « beaucoup plus grave » qu’on l’avait cru. Il affirma que le Front de libération du Québec avait à sa disposition deux tonnes de dynamite prête à exploser et préconisa un raid immédiat contre l’organisation, qui comptait, selon lui, entre 200 et 1 000 membres. Trudeau acquiesça. Selon des documents du cabinet, il conclut que plus son gouvernement laissait « de temps aux leaders de l’opinion au Québec, plus [il risquait] de perdre gros » – allusion acerbe à un document publié le jour même dans le Devoir. Signé entre autres par Lévesque et Ryan, ce texte parlait de « l’atmosphère de rigidité presque militaire que l’on [pouvait] déceler à Ottawa » et employait le terme « prisonniers politiques » pour désigner les « felquistes » emprisonnés. Trudeau ajouta que Bourassa ne voulait pas laisser ses députés d’arrière-ban « trop longtemps à eux-mêmes » parce qu’ils étaient « en train de craquer ». Cette remarque reflétait sa conviction qu’il y avait des différends au sein du Parti libéral du Québec. En réponse à la requête du gouvernement québécois, les Forces armées canadiennes furent appelées en renfort de la police. Même si Trudeau s’inquiétait de ce que pourraient penser, dans l’avenir, les défenseurs des libertés civiles, le 16 octobre, après un long débat, la Loi sur les mesures de guerre fut invoquée. Le lendemain, Laporte, que Trudeau avait bien connu, fut trouvé mort dans le coffre d’une voiture. Cependant, la réaction énergique des autorités avait rompu l’élan des felquistes. Cross fut libéré le 3 décembre et les meurtriers de Laporte furent capturés le 28 décembre.
En suspendant les règles de droit normales, Trudeau avait fait un choix qui allait le hanter et faire grossir les rangs de ses détracteurs, tant dans les milieux de gauche que chez les nationalistes et indépendantistes québécois. Dans ses mémoires, il justifierait sa décision ainsi : premièrement, elle était la seule possible puisque les « premiers intéressés », soit le chef du gouvernement du Québec et le maire de Montréal, réclamaient l’assistance du fédéral et, deuxièmement, elle était nécessaire pour « empêcher que tout ne dégénère en désordre ». Des documents du cabinet et d’autres sources attestent que Trudeau en avait craint les conséquences, comme il l’affirmerait plus tard. Ces documents suggèrent aussi que Marchand, qui avait exagéré la menace felquiste, joua un rôle décisif. Cependant, l’information accessible à ce moment était insuffisante, la confiance dans le gouvernement Bourassa était mince à Ottawa comme à Québec, et la Loi sur les mesures de guerre, avec ses pouvoirs étendus, était le seul moyen d’agir vite.
La décision d’invoquer cette loi sema l’ambiguïté quant à l’attachement de Trudeau envers les libertés civiles. La célèbre réplique qu’il lança lorsqu’on lui demanda jusqu’où il irait – « Eh bien, regardez-moi faire » – a longtemps été citée comme preuve de ses penchants autocratiques. En outre, bien des personnes innocentes furent arrêtées, dont certaines bien connues de Trudeau, et les policiers manquèrent de discernement dans l’usage de leurs nouveaux pouvoirs. Trudeau avait longtemps milité pour les libertés civiles en prenant part à des mouvements et à des affaires judiciaires. Mais il avait aussi louangé les régimes autoritaires de l’Union soviétique en 1952 et de la Chine en 1960, et ses relations avec le leader cubain Fidel Castro étaient chaleureuses. Voilà qui ne s’accordait guère avec le catéchisme des droits de l’homme qui serait mis au point à la fin du xxe siècle par des organisations non gouvernementales internationales telles que Human Rights Watch. Pourtant, Trudeau soutiendrait, comme le ferait en 2003 son secrétaire principal, Thomas Sidney Axworthy, qu’il était nécessaire d’avoir « un cadre juridique résultant d’un consensus afin que nous puissions faire tous nos choix individuels ». En cas de menace, les droits politiques et civils devaient être protégés par tous les moyens possibles. Dans ses mémoires, Trudeau allégua donc que sa réplique « Eh bien, regardez-moi faire » indiquait sa détermination à préserver la primauté du droit au Canada. Trudeau eut-il raison ou tort de refuser de négocier avec les felquistes et d’invoquer la Loi sur les mesures de guerre ? L’opinion demeure divisée à ce sujet. Toutefois, il avait raison lorsqu’il fit remarquer que la menace terroriste avait baissé et que le Front de libération du Québec avait disparu après octobre 1970. La mort de Laporte, la réaction des autorités à la crise et la présence de l’armée dans les rues constituèrent néanmoins un moment décisif dans la vie politique de Trudeau et de son gouvernement. On eut le sentiment de voir s’évanouir les grandes espérances des années 1960. Et les années 1970 seraient difficiles pour Trudeau, comme pour d’autres chefs d’État dans le monde, car le boom de l’après-guerre prenait fin.
Dans l’immédiat, la Crise d’octobre entraîna une vague d’appui au gouvernement dans tout le pays, même si, au Canada anglais comme au Canada français, bon nombre de leaders de l’opinion réprouvaient ses actions. En fait, 87 % des Canadiens disaient approuver ces actions, et l’écart entre francophones et anglophones était mince. Un autre événement intensifia l’enthousiasme suscité par le premier ministre et les libéraux : le mariage-surprise de Trudeau et de Margaret Sinclair, 22 ans, célébré le 4 mars 1971, qui fit la manchette dans le monde entier.
La révision de la politique étrangère, commandée par Trudeau et achevée en 1970, avait amené quelques changements d’orientation. Le Canada établit des relations diplomatiques avec la Chine cette année-là, après l’avoir fait avec le Vatican en 1969. La participation militaire à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord fut réduite. La diplomatie canadienne accepta la nécessité du bilinguisme. À l’égard du Commonwealth of Nations, Trudeau était tellement sceptique, au début, que seules les pressions les plus insistantes de son personnel le persuadèrent d’assister à la conférence de ce groupe à Singapour en janvier 1971. Il y joua néanmoins un rôle important à titre de médiateur dans les différends au sujet de l’Afrique du Sud. Ses voyages le menèrent aussi en Union soviétique, en Europe de l’Ouest, en Australie et aux États-Unis. Cependant, ses relations avec le gouvernement américain étaient mauvaises, principalement parce que le président Richard Milhous Nixon le détestait et que le secrétaire d’État Henry Alfred Kissinger entretenait l’hostilité et la vanité de Nixon. De son côté, Trudeau dissimulait à peine sa méfiance à l’endroit de la politique étrangère des États-Unis. En fin de compte, malgré les exhortations des nationalistes à se détacher des États-Unis, et malgré le rêve de la « troisième option », c’est-à-dire un resserrement des liens du Canada avec l’Europe et les pays en voie de développement, les relations avec les États-Unis demeurèrent très importantes et difficiles.
En 1972, le gouvernement du Canada, comme ceux des autres pays occidentaux, peinait à s’adapter à la nouvelle conjoncture internationale, en particulier à la combinaison d’inflation et de chômage, qui allait à l’encontre des théories traditionnelles de l’économie keynésienne. Certains ministres pestaient contre le personnel de Trudeau, qui, à leur avis, manquait d’expérience en politique. Hellyer et Eric William Kierans* avaient quitté le cabinet en se plaignant respectivement de l’absence d’une politique du logement et de la mollesse des directives économiques. D’autres avertissaient le premier ministre que la base du Parti libéral était fragile. Dans son journal personnel, le président du parti, Richard James Hardy Stanbury, s’irritait du fait que Trudeau ne voulait pas assister aux activités de financement du parti ni se montrer attentionné à l’égard des organisateurs bénévoles. Cette attitude distante et les manières d’agir de Trudeau produisaient un dangereux mélange. En février 1971, peu de gens crurent qu’il avait vraiment répondu « fuddle duddle » (déformation de « allez vous faire foutre ») à un député conservateur qui l’embêtait. Beaucoup trouvèrent son explication amusante, mais, aux yeux des commentateurs et même de certains de ses collègues, l’incident témoignait du mépris de Trudeau envers le Parlement et ses traditions. Bien qu’il ait été un excellent débatteur, il ne cachait pas son dédain pour une bonne partie des discussions de la Chambre des communes et pour la plupart des parlementaires. Après qu’il eut convoqué des élections pour le 30 octobre 1972, les sondages laissèrent d’abord entrevoir une autre victoire libérale, mais cette fois, il n’y eut pas de trudeaumanie. Bien des citoyens étaient déçus du gouvernement. « L’impression dominante est que, à quelques notables exceptions près, Trudeau a extrêmement peu d’objectifs politiques », écrivit John Gray dans le Maclean’s de Toronto. La campagne affermit d’autant plus ce sentiment que le slogan anglais, The land is strong (Le pays se porte bien), sonnait creux. Le Parti libéral et Trudeau, eux, ne se portaient pas bien. Le soir du scrutin, conservateurs et libéraux durent attendre un nouveau dépouillement des votes avant de savoir qui aurait le pouvoir. L’air repenti, Trudeau dit alors à la presse que le gouvernement en place depuis quatre ans et demi était « insatisfaisant ».
Proclamé vainqueur à l’issue du dépouillement judiciaire, Trudeau se trouvait maintenant à la tête d’un gouvernement minoritaire. Les libéraux détenaient 109 sièges et les conservateurs, 107 ; les néo-démocrates, dirigés par David Lewis*, en avaient 31, et le Crédit social, 15. Les deux autres sièges avaient été remportés par un candidat indépendant et un candidat sans affiliation. Trudeau s’adapta rapidement. Il recruta de nouveaux conseillers politiques, ralentit le programme de bilinguisme et se montra plus avenant et moins provocateur au cours de ses apparitions publiques, où il était souvent accompagné par Margaret et leur bébé Justin. En outre, il s’orienta plus à gauche pour conserver l’appui du Nouveau Parti démocratique. D’aucuns avaient dit que Trudeau était inflexible. Pourtant, l’application d’une mesure préconisée depuis longtemps par la gauche – la création de l’Agence d’examen de l’investissement étranger par son gouvernement en 1973 – témoigna de son pragmatisme. De même, son gouvernement réagit à la crise énergétique de 1973 au moyen d’une politique très interventionniste qui protégeait le Canada contre les prix mondiaux. Cette politique ennuya les Albertains, mais ils étaient de moins en moins nombreux à voter pour le Parti libéral.
Le 8 mai 1974, Trudeau provoqua la chute de son propre gouvernement en présentant un budget inacceptable pour l’opposition. Pendant la période électorale qui s’ensuivit, son parcours fut sans faute. Il fit campagne sans discontinuer, souvent avec Margaret, qui devint la coqueluche des foules. Le Devoir parla en termes admiratifs de sa tournée des Maritimes en train, qu’il surnomma « L’Express Trudeau ». La victoire écrasante des libéraux du Québec aux élections provinciales d’octobre 1973 semblait favoriser leurs homologues d’Ottawa. En plus, Stanfield avait commis une erreur fatale en proposant de stopper l’inflation par un gel des prix et des salaires. Les travailleurs craignaient le blocage des salaires, et les libéraux gagnèrent des votes néo-démocrates lorsque Trudeau ridiculisa la proposition de Stanfield en disant : « Zap ! vous êtes gelés. » Le 8 juillet, jour du scrutin, les libéraux remportèrent une solide majorité. Ils obtinrent 141 sièges, tandis que les conservateurs en gagnèrent 95 et le Nouveau Parti démocratique, 16. Le Crédit social en eut 11 et un candidat indépendant fut élu. Le Globe and Mail de Toronto – qui, comme presque tous les journaux canadiens, s’était prononcé en faveur des conservateurs – déclara en éditorial que la victoire libérale était « une victoire personnelle » pour Trudeau, le résultat non pas de « la trudeaumanie, […] mais [du] travail, [de] l’effort et [de] l’énergie qu’il a[vait] mis dans sa campagne ». En même temps, le journal signalait avec raison que des problèmes « graves » attendaient Trudeau, en particulier l’« inflation galopante », souvent appelée stagflation, c’est-à-dire la coexistence d’un chômage élevé et de taux d’inflation records. Une des causes de l’inflation était la crise mondiale de l’énergie, crise qui se reflétait, sur la scène politique canadienne, par l’absence de sièges libéraux en Alberta.
Ces problèmes préoccupaient Trudeau, et l’éclat de la victoire ne tarda pas à se ternir, surtout au 24 Sussex. En 1979, Margaret Trudeau écrirait : « Ma rébellion a commencé en 1974. » Elle dirait, en parlant du lendemain même des élections pour lesquelles elle avait si bien fait campagne : « Quelque chose s’est brisé en moi ce jour-là. J’ai eu l’impression qu’on s’était servi de moi. » Trudeau et ses conseillers politiques l’avaient propulsée à l’avant-scène malgré ses réticences et sa fragilité émotive occasionnée par son récent accouchement. Les trois années suivantes, marquées par la médiatisation de leurs déboires conjugaux, seraient extrêmement embarrassantes et pénibles pour le premier ministre. Les époux se sépareraient le 27 mai 1977 et Trudeau aurait la garde de leurs trois fils. Ses collaborateurs ne tardèrent pas à remarquer combien la tension nuisait à sa concentration et à son assiduité habituelle au travail. Il tentait bien de remettre de l’ordre dans le chaos des affaires courantes du gouvernement – par exemple, il nomma son ami Pitfield greffier du Conseil privé –, mais le monde tournait trop vite en ce milieu des années 1970. Adepte du keynésianisme traditionnel, Trudeau avait du mal à comprendre la stagflation. Il essaya de mettre sur pied un groupe de conseillers économiques pour faire de l’opposition au ministère des Finances, dont il se méfiait. En septembre 1975, Turner démissionna de la tête de ce ministère. Trudeau, de plus en plus désespéré, annonça la formation de la Commission de lutte contre l’inflation, qui instaurerait des mesures de contrôle des prix et des salaires. À peine un an plus tôt, il avait promis de ne jamais agir dans ce sens.
Peut-être à cause de ses problèmes personnels, mais plus probablement parce qu’il croyait en l’imminence d’une restructuration fondamentale de l’ordre mondial, Trudeau devenait plus philosophe et insistait davantage pour que son gouvernement regarde vers l’avenir. Le 28 décembre 1975, dans une entrevue médiatique, il fit valoir que les nouvelles mesures de contrôle témoignaient de l’échec de l’« économie de marché ». Horrifiée, la presse canadienne des affaires dénonça cette conclusion. À l’instar de Pitfield, Trudeau était intrigué par les projections des futurologues, tels que les membres du Club of Rome, et par les possibilités d’améliorer le processus décisionnel du gouvernement au moyen de l’analyse de systèmes. C’est dans cet esprit que, en 1976, il écrivit à l’un de ses ministres, Alastair William Gillespie : « Si nous cédons à la tentation de ne penser qu’au moment présent, nous manquerons [à] notre devoir premier envers nos enfants et envers les centaines de millions de gens qui, ailleurs dans le monde, font confiance au Canada et espèrent que nous contribuerons à un ordre mondial stable et juste […] Nous pouvons maîtriser les changements qui surviennent ; nous pouvons influer sur notre avenir. »
Si l’économie rendait Trudeau perplexe, le Québec le décevait. Après son écrasante victoire de 1973, Bourassa était devenu plus enclin à satisfaire les revendications linguistiques des nationalistes. L’année suivante, par l’adoption de la Loi sur la langue officielle, ou loi 22, le Québec cessa d’être une province bilingue. Cette loi fit du français la langue officielle du Québec, du gouvernement et des services gouvernementaux, augmenta l’usage du français au travail et restreignit l’accès aux écoles anglaises aux enfants qui avaient déjà une connaissance de cette langue. Trudeau fulminait. Dans un discours prononcé en mars 1976, il s’en prit à Bourassa en affirmant que la loi 22 était une « stupidité politique » et que le gouvernement québécois avait une vision bornée de la révision constitutionnelle. Il avait déclaré plus tôt que Bourassa « ne mange[ait] que des hot dogs ». Ce discours fit lui-même figure de stupidité politique lorsque, aux élections générales du 15 novembre, le Parti québécois de Lévesque flanqua une raclée aux libéraux de Bourassa. Celui-ci avait appelé les électeurs aux urnes afin d’obtenir un mandat pour négocier la réforme de la constitution, mais Trudeau déclara aux Canadiens que le vote du Québec reposait non pas sur la constitution, mais sur des « questions économiques et administratives ». Tel était probablement le cas, mais l’arrivée au pouvoir du Parti québécois engendra une crise constitutionnelle, parce que Lévesque s’était engagé à tenir un référendum sur la « souveraineté-association ». Ce concept était synonyme de séparation selon Trudeau et ses collègues, mais Lévesque et ses partisans soutenaient qu’il signifiait plutôt une association économique et politique semblable à l’Union européenne naissante, qui prendrait de l’envergure au cours des décennies suivantes. Au début, la cote des libéraux grimpa dans l’ensemble du pays car la question constitutionnelle, qui avait tant contribué à la popularité de Trudeau, redevenait capitale. Dans les deux premiers mois de 1977, Trudeau proposa des discussions en vue de rapatrier la constitution et d’y inclure les droits linguistiques, il dit qu’il démissionnerait si les Québécois votaient en faveur de l’indépendance, et il déclara au Congrès américain que seule « une petite minorité au Québec » appuyait la séparation. En même temps, un de ses anciens amis, l’homme politique québécois Camille Laurin, préparait la Charte de la langue française, ou loi 101. Ce texte législatif allait beaucoup plus loin que la loi de Bourassa : il exigeait la prédominance du français dans le commerce, les affaires et les communications et obligeait les enfants des immigrants au Québec à fréquenter l’école française. L’Assemblée nationale du Québec adopta cette loi le 26 août 1977.
En 1978, les conservateurs, dirigés depuis février 1976 par Charles Joseph (Joe) Clark, connurent un regain de popularité dans les sondages parce que, à nouveau, la population se préoccupait de l’économie chancelante du Canada. Sous l’effet conjugué des conflits de travail, des médiocres augmentations de la productivité et de la faiblesse de l’économie américaine, les déficits budgétaires s’accumulaient et la valeur du dollar canadien baissait. James Allan Coutts, alors secrétaire principal de Trudeau, ferait observer que, à l’époque, le premier ministre devint d’une extrême souplesse et se montra disposé à envisager une révision globale de la répartition des compétences fédérales et provinciales. Le 5 juillet 1977, Trudeau forma un groupe de travail sur l’unité canadienne sous la double présidence de Pépin et de John Parmenter Robarts*, ex-premier ministre de l’Ontario. Cette commission tint des audiences dans l’ensemble du pays pendant toute l’année 1978. En janvier 1979, elle recommanda une décentralisation des pouvoirs et un statut particulier pour le Québec. Telles n’étaient pas les solutions que Trudeau voulait entendre.
Aucune autre action ne serait entreprise puisque le mandat du gouvernement prenait fin en 1979. Trudeau fixa les élections au 22 mai 1979. Les conservateurs, ragaillardis par les résultats d’élections partielles récentes, avaient une légère avance dans les sondages. Dans l’ensemble, cependant, Trudeau était perçu comme un meilleur chef. Coutts et le sénateur Keith Davey décidèrent donc de miser sur cette perception en projetant l’image du « pistolero » – « debout, seul, jambes écartées, pouces glissés sous la ceinture, sans estrade ni texte, l’air disposé à réagir au pied levé et prêt à affronter n’importe qui ». Cette image était symbolique : Turner, Donald Stovel Macdonald et bien d’autres poids lourds du cabinet étaient partis. De plus, Pelletier étant devenu diplomate et Marchand, sénateur, Trudeau était désormais la seule « colombe » du cabinet. Il excella en campagne et au débat télévisé, mais Clark avait pour lui l’avantage de la nouveauté, et les règles particulières du système électoral jouèrent en sa faveur. En effet, bien que les libéraux aient récolté davantage de voix que les conservateurs (l’écart dépassait un peu 4 %), ceux-ci firent élire un plus grand nombre de députés. Le vote était divisé par région. Les libéraux faisaient déjà piètre figure dans l’Ouest depuis les années 1960, car les chefs successifs du parti donnaient l’impression de se soucier uniquement des préoccupations des provinces centrales, comme le bilinguisme. Ils se maintinrent donc en bonne place au Québec et dans une grande partie de l’Ontario, mais obtinrent des résultats décevants ailleurs. Sur les 114 circonscriptions gagnées par les libéraux, 67 étaient au Québec et seulement 3 se trouvaient dans l’Ouest, dont 2 au Manitoba. Les conservateurs, quant à eux, avaient fait élire en tout 136 députés, dont 57 dans l’Ouest et seulement 2 au Québec.
En 1978, le journaliste George Radwanski avait publié une biographie de Trudeau à partir de longs entretiens qui laissaient croire que le premier ministre avait commencé à songer à sa place dans l’histoire. Trudeau, concluait Radwanski, n’était pas encore un grand leader, mais « il a[vait] gouverné de façon intelligente dans des temps difficiles ». Il était « non pas un premier ministre qui a[vait] échoué, mais un premier ministre qui ne s’[était] pas encore pleinement réalisé ». Trudeau était probablement d’accord. En août 1976, il avait dit à l’ambassadeur des États-Unis, Thomas Ostrom Enders, que son gouvernement n’était pas parvenu à régler la question constitutionnelle ni à limiter le « grand gaspillage » des années 1970. Pis que tout, il n’avait pas vaincu le séparatisme. Enders, un des meilleurs ambassadeurs américains, observa avec justesse que Trudeau était « convaincu de sa vision mais essa[yait] de gouverner par décret au lieu d’user de ses très grandes habiletés d’homme politique pragmatique ». Sa méthode avait échoué. Au début de juin 1979, Trudeau quitta d’un air serein le 24 Sussex, dans sa Mercedes-Benz 300SL élégante malgré son âge. Il semblait prêt à devenir simplement un père célibataire, libéré du fardeau des responsabilités de premier ministre. Le 21 novembre, il annonça sa démission du poste de chef du parti et dit aux membres de la presse : « Je suis désolé à l’idée que je n’aurai plus l’occasion de vous malmener. » Ils applaudirent.
Le 13 décembre 1979, Clark refusa de céder lorsqu’il apprit que les libéraux avaient assez de voix aux Communes pour défaire son gouvernement au moment du vote sur le budget – un budget impopulaire qui avait déjà fait dégringoler son parti dans les sondages. La chute des conservateurs fut brillamment orchestrée par le chef de l’opposition libérale, Allan Joseph MacEachen, qui complota sans tarder avec Coutts, Davey et Lalonde afin d’assurer le retour de Trudeau. Celui-ci se fit un peu tirer l’oreille, puis annonça le 18 décembre qu’il dirigerait les troupes libérales aux élections.
Pendant la campagne, les conseillers de Trudeau le tinrent loin de la presse, qui se montrait en général hostile, à l’exception du fidèle Toronto Star. Pourtant, les intentions de vote se maintenaient en faveur des libéraux. Le 18 février 1980, ils remportèrent 147 sièges et les conservateurs, 103. Ils avaient donc une solide majorité. Les néo-démocrates battirent leur propre record en gagnant dans 32 circonscriptions. Les libéraux ne firent élire que deux députés dans les provinces situées à l’ouest de la frontière ontarienne, mais au Québec, les résultats furent inouïs : 74 des 75 sièges et plus de 68 % des voix – la plus grande victoire de toute l’histoire politique du Canada. Vers la fin de la campagne de 1979, Trudeau avait déclaré à une grande assemblée à Toronto qu’il rapatrierait la constitution même s’il devait passer par-dessus la tête des premiers ministres provinciaux et tenir un référendum national. Cette promesse tenait toujours. Pendant leur court séjour au pouvoir, les conservateurs avaient glissé à droite ; les libéraux admettaient que leur programme pour 1980 devait être plus à gauche. Dans le contexte d’une deuxième crise énergétique, provoquée par la révolution iranienne de 1979, la redistribution de la richesse se ferait en tenant compte des déséquilibres fiscaux engendrés dans la Confédération par l’envolée des prix du pétrole.
« Eh bien, bienvenue dans les années 1980 ! », lança Trudeau au début de son discours de victoire, qu’il conclut par ces mots du poète américain Robert Frost : « Mais j’ai des promesses à tenir / Et des lieues à franchir avant de dormir. » La plus importante de ces promesses était de trouver une place au Québec dans le Canada. Il y avait urgence puisque, en décembre 1979, Lévesque avait énoncé les détails, notamment la question ambiguë, d’un référendum québécois sur la souveraineté-association prévu pour le 20 mai 1980. Ryan, vieux rival de Trudeau et alors chef du Parti libéral du Québec, dirigeait le camp du Non. Jean Chrétien, ministre de la Justice et procureur général, représentait le gouvernement fédéral dans la campagne. Le camp du Non prit un mauvais départ, et Trudeau se lança dans la bataille au début de mai, après que des sondages eurent révélé une avance des tenants du Oui. Son intervention ne tarda pas à irriter Lévesque, qui déclara bêtement, le 8 mai, que Trudeau avait « choisi le côté anglo-saxon de son héritage », allusion désobligeante à la famille Elliott. Le 14 mai, Trudeau riposta avec éclat : « On me disait que monsieur Lévesque, pas plus tard qu’il y a deux jours disait que dans mon nom il y a Elliott et puis Elliott, c’est le côté anglais et ça s’explique que je suis pour le NON, parce que, au fond, voyez-vous, je ne suis pas un Québécois comme ceux qui vont voter OUI. » Il ajouta : « Eh bien, c’est ça, le mépris, mes chers amis. » Trudeau prit aussi « l’engagement le plus solennel » de « mettre en marche […] le mécanisme de renouvellement de la Constitution » si le Québec votait Non au référendum. Le taux de participation s’éleva à 85,6 %, et la souveraineté-association fut rejetée par 59,56 % des électeurs. C’était la plus grande victoire de Trudeau, et ce n’était pas la dernière.
Le soir même du référendum, Lévesque dit aux Québécois qu’il y en aurait un autre, ce qui fâcha Trudeau. Le lendemain, sous les applaudissements unanimes des Communes, il annonça son intention d’aller de l’avant dans la réforme de la constitution, notamment en la rapatriant et en y incluant une procédure de modification et une charte des droits et libertés. Sa nouvelle équipe de conseillers constitutionnels, qui comprenait Pitfield, Lalonde et Michael J. L. Kirby, était dynamique et, tout comme lui, en avait assez de l’attitude conciliante que le gouvernement fédéral avait adoptée à la fin des années 1970. À la rencontre fédérale-provinciale de septembre 1980, les premiers ministres provinciaux étaient divisés, mais la plupart réclamaient une décentralisation. Par exemple, le premier ministre de Terre-Neuve, Alfred Brian Peckford, déclara préférer la conception du Canada exposée par Lévesque à celle de Trudeau, ce qui semblait vouloir dire qu’il aimait mieux la décentralisation que la centralisation apparemment prônée par Trudeau. Ce dernier avait espéré une meilleure réaction de la part des provinces. Peu après cette rencontre infructueuse, il réunit les membres de son caucus et leur demanda s’ils étaient prêts à mettre en œuvre la réforme « dans son entier » malgré l’hésitation des provinces. Ils acceptèrent avec enthousiasme. Le 2 octobre, Trudeau annonça à l’ensemble des citoyens que, comme les premiers ministres provinciaux n’arrivaient pas à se mettre d’accord, il était forcé d’entreprendre unilatéralement le rapatriement de la constitution. Les Canadiens, dit-il, devaient « endosser […] la responsabilité de préserver [leur] pays ». Le grand débat qui s’ensuivit divisa les partis d’opposition. Les conservateurs de Clark combattirent énergiquement le plan de rapatriement, tandis que deux premiers ministres provinciaux conservateurs, William Grenville Davis, de l’Ontario, et Richard Bennett Hatfield, du Nouveau-Brunswick, l’appuyèrent. L’aile fédérale du Nouveau Parti démocratique n’était pas unanime. Quatre de ses députés de la Saskatchewan se rangèrent aux côtés du premier ministre néo-démocrate de la province, Allan Emrys Blakeney. Celui-ci s’opposait au plan en vertu de l’argument traditionnel des conservateurs de Grande-Bretagne, à savoir que, dans le régime britannique, l’autorité suprême du Parlement ne pouvait être limitée par les tribunaux.
Les gouvernements provinciaux opposés au projet s’adressèrent aux tribunaux et firent connaître leur position au Parlement de Londres, dont l’accord était essentiel pour rapatrier la constitution. Dans un jugement encore controversé, rendu le 28 septembre 1981, la Cour suprême du Canada conclut que la façon de procéder de Trudeau était légale mais contraire aux conventions. À la fois Trudeau et ses adversaires affirmèrent avoir eu gain de cause ; le tribunal avait imposé un compromis. Entre-temps, les premiers ministres opposés au rapatriement unilatéral avaient formé le « groupe des huit », dans lequel Lévesque jouait un rôle important. En avril, ils avaient convenu d’un autre plan de rapatriement et d’une procédure de modification qui prévoyait une compensation pour les provinces qui se dissocieraient des modifications futures. Au cours de ces discussions, le Québec n’insista pas sur le droit de veto, sujet de bien des querelles constitutionnelles antérieures. Rejeté par le gouvernement du Canada, le plan du groupe des huit était néanmoins toujours dans l’air quand les premiers ministres provinciaux et les représentants fédéraux se réunirent en novembre. Trudeau obtint l’assentiment de Lévesque à la tenue d’un référendum pancanadien sur la constitution, ce qui sépara le premier ministre du Québec de ses alliés. Un soir, lors d’une rencontre fatidique où Lévesque était absent, les neuf autres premiers ministres provinciaux conclurent une entente avec Chrétien en faveur du rapatriement. Ce fut la « nuit des longs couteaux », ainsi nommée parce que les premiers ministres anglophones avaient, pour ainsi dire, poignardé Lévesque dans le dos en parvenant à un accord sans lui. Lévesque, se plaignirent ces premiers ministres, avait rompu leur alliance et accepté trop rapidement le projet de référendum de Trudeau. L’amertume ne s’évanouirait pas de sitôt, mais la procédure de rapatriement suivit son cours. En adoptant la Loi de 1982 sur le Canada, le Parlement de Grande-Bretagne renonça à tout pouvoir de modifier l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. Cette loi comprenait la Loi constitutionnelle de 1982, qui énonçait la Charte canadienne des droits et libertés, reconnaissait les droits des peuples autochtones, garantissait le respect du patrimoine multiculturel des Canadiens et contenait une procédure de modification de la constitution, ainsi que des modifications à l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867. Sur les instances de Blakeney, on y intégra une disposition de dérogation qui permettait au Parlement du Canada ou aux assemblées législatives des provinces de passer outre à certains articles de la charte. Cette disposition contrariait Trudeau, mais c’était peu cher payé pour la loi, qui fut proclamée à Ottawa par la reine Élisabeth II le 17 avril 1982.
La constitution, selon les auteurs Stephen Clarkson et Christina McCall, a été la « magnifique obsession » de Trudeau. Elle demeure une réussite remarquable, compte tenu des obstacles qui s’opposaient à la réforme. Même si personne ne nie l’importance de la Loi de 1982 sur le Canada et de la charte, nombreux sont ceux qui, au Québec et ailleurs, ont soutenu que le Québec avait été « mis de côté ». Trudeau démentait formellement cette assertion. Le fait de savoir que son élection de 1980 lui avait donné une dernière chance, puis la tenue du référendum québécois, lui avaient permis de vaincre les obstacles considérables accumulés au fil de l’histoire et des conflits de personnalités. La charte aurait beaucoup plus d’influence sur le droit canadien et la société canadienne que Trudeau lui-même l’avait prévu. À ceux qui dénonçaient le traitement réservé au Québec pendant les discussions constitutionnelles, il faisait valoir que les députés fédéraux de cette province avaient appuyé la Loi constitutionnelle de 1982 et que, en juin 1982, 49 % des Québécois estimaient que cette loi était « une bonne chose ». Par contre, dans les autres domaines, les politiques de son gouvernement n’avaient pas remporté autant de succès. En avril 1980, le ministre des Finances, MacEachen, avait eu l’audace de tenter de réviser le régime canadien d’imposition, mais avait dû battre en retraite devant les critiques répétées des gens d’affaires et des milieux comptables. Cependant, la presse des affaires et l’opposition conservatrice s’acharnèrent surtout contre le Programme énergétique national, lancé en réaction à la flambée des prix de l’énergie à compter de 1979. Ce programme ambitieux se caractérisait par l’établissement d’un prix « pondéré » du pétrole, qui serait inférieur au prix mondial, par d’importantes mesures destinées à encourager les pétrolières canadiennes à faire de l’exploration en mer et dans le Nord, et par une augmentation du soutien de l’État à Petro-Canada, la société de la couronne tant honnie des Albertains. L’objectif du gouvernement était que, au plus tard en 1990, 50 % de l’industrie pétrolière soit propriété canadienne. Lancé au moment du budget de 1980, le Programme énergétique national fut présenté comme un moyen d’assurer l’approvisionnement du pays en pétrole. Il était alors une ressource rare, et tout le monde croyait que son prix grimperait dans les années suivantes. Or, en 1982, il commença à baisser et le programme se désintégra, non sans laisser, en Alberta et dans le milieu canadien des affaires, des souvenirs persistants de ses mesures spoliatrices.
Ces préoccupations étaient aussi à l’ordre du jour à Washington, où Ronald Wilson Reagan avait accédé à la présidence en 1981. Entre Trudeau et les présidents Gerald Rudolph Ford et James Earl (Jimmy) Carter, la collaboration avait été bonne. Ford avait contribué à l’admission du Canada au sein du club des pays riches, le Groupe des six. Le républicain américain et le libéral canadien avaient noué une belle amitié ; une fois à la retraite, ils feraient du ski ensemble avec leur famille. Reagan, lui, représentait un autre courant du républicanisme. Trudeau avait du mal à le prendre au sérieux et, pendant leurs rencontres, il le traitait comme un écolier gentil mais peu brillant. Les néo-conservateurs américains et leurs défenseurs canadiens ne pouvaient supporter ni l’attitude de Trudeau envers Reagan ni son opposition manifeste aux politiques d’affrontement pratiquées par le président à l’égard du communisme. Si Reagan était affable, la première ministre de Grande-Bretagne, Margaret Hilda Thatcher, ne l’était pas. « À un certain moment, a écrit Reagan dans son journal personnel, j’ai cru que Margaret allait mettre Pierre en pénitence, debout dans un coin de la pièce. » Les tensions atteignirent leur point culminant lorsque Trudeau entreprit une « initiative de paix », à l’automne de 1983. Certains de ses collègues, dont Sharp, son ex-ministre des Affaires extérieures, jugèrent cette initiative prétentieuse et intéressée sur le plan politique. La tournée des capitales étrangères faite par Trudeau au cours de cet automne et de l’hiver suivant n’en reflétait pas moins sa profonde inquiétude à l’égard de l’armement nucléaire. Elle donna peu de résultats concrets, mais peut-être allégea-t-elle sa conscience.
Le règne de Trudeau tirait à sa fin. En 1981–1982, l’économie canadienne avait traversé sa pire récession depuis la crise des années 1930, et cette récession avait laissé des blessures profondes. En plus, l’effondrement du Programme énergétique national nuisait à la réputation de bon jugement du gouvernement. En juin 1983, un avocat montréalais de 44 ans, parfaitement bilingue, Martin Brian Mulroney, remplaça Clark à la tête des conservateurs. Les parlementaires libéraux commencèrent à se faire du mauvais sang. Bien des membres de leur parti et de nombreux commentateurs des médias avaient l’impression que Turner était un candidat intéressant à la succession de Trudeau. Depuis la fin des batailles constitutionnelles, celui-ci ne semblait pas avoir beaucoup de projets d’avenir. Lancer de grandes réformes sociales était difficile à cause de la méfiance croissante envers l’intervention de l’État – méfiance incarnée par Reagan et Mme Thatcher. L’initiative de paix de Trudeau avait révélé plus de limites que d’ouvertures sur la scène internationale. Et puis, peut-être Trudeau songeait-il que le temps était venu pour lui de se reposer sur ses lauriers. Outre la constitution, il pouvait se réjouir de plusieurs autres réussites. Le Parti québécois connaissait des problèmes de leadership et avait mis en veilleuse ses revendications souverainistes. Le bilinguisme était fermement implanté dans la fonction publique fédérale. Surtout, Trudeau avait ses trois garçons. Dans la soirée du 28 février 1984, il alla se promener dans la neige autour du 24 Sussex. Le lendemain, il annonça sa démission.
À l’occasion d’une dernière apparition remarquée au congrès libéral de juin, Trudeau souleva l’enthousiasme de la foule ; quand il fit ses adieux, la plupart des participants pleuraient. Ensuite, il demeura dans l’ombre. Il s’associa à un cabinet d’avocats montréalais, s’installa dans sa maison de style Art déco achetée pendant sa première retraite en 1979 et voyagea beaucoup. Il prit grand plaisir à faire partie d’un groupe international d’anciens leaders gouvernementaux, mais il ne se mêla pas des querelles libérales qui firent suite à la défaite de Turner face à Mulroney aux élections générales de 1984. Puis, en 1987, Mulroney et les premiers ministres des provinces convinrent de l’Accord du lac Meech. Selon Bourassa, revenu à la tête du gouvernement du Québec, cette entente ramènerait sa province dans le cadre constitutionnel dont elle avait été exclue en 1982. Au cours d’une audience du Sénat, Trudeau fit connaître sa position. Il était furieux, en partie à cause de l’interprétation donnée par Bourassa des événements de 1982, mais surtout parce que l’accord pouvait donner au Québec le statut particulier que lui-même avait si longtemps refusé. Soudain, deux nouveaux premiers ministres libéraux, Frank Joseph McKenna, du Nouveau-Brunswick, et Clyde Kirby Wells, de Terre-Neuve, manifestèrent eux aussi leur opposition à l’Accord du lac Meech, qui devait être ratifié par toutes les provinces au plus tard en juin 1990. Ce mois-là, c’en fut fait de l’accord : Wells ajourna les travaux de la Chambre d’assemblée de sa province sans l’avoir mis aux voix.
Trudeau se retira encore une fois et réapparut seulement lorsque, en 1992, le gouvernement Mulroney et la plupart des premiers ministres provinciaux, troublés par l’échec de l’Accord du lac Meech et la remontée du sentiment souverainiste au Québec, présentèrent l’Accord de Charlottetown. Les trois partis fédéraux et les premiers ministres des provinces appuyaient l’entente proposée, mais cette fois-ci, elle devrait aussi obtenir l’approbation des citoyens. Elle ferait donc l’objet d’un référendum national le 26 octobre. Une fois de plus, Trudeau surgit de l’ombre pour protester. Il s’opposait aux droits collectifs et à la hiérarchie de ces droits, qui donnait aux Québécois francophones un statut spécial. Au cours d’une soirée mémorable à la Maison Egg Roll, dans le quartier Saint-Henri à Montréal, il expliqua à des partisans de Cité libre pourquoi il était convaincu que Mulroney et les premiers ministres provinciaux avaient produit un « gâchis [qui] mérit[ait] un gros NON ! » Tout de suite après, le soutien à l’Accord de Charlottetown diminua considérablement au Canada anglais. Au référendum, l’entente n’obtint le consentement de la majorité ni dans cette partie du pays ni au Québec. Les propos de Trudeau eurent-ils une influence déterminante sur les anglophones ? Oui, affirment certains partisans de l’accord. D’autres estiment plutôt qu’il ne fit que mettre en évidence les faiblesses du document.
En 1995, Trudeau ne prit aucune part à la campagne référendaire du Québec, bien qu’il ait rongé son frein en voyant la stratégie du gouvernement fédéral. En 1996, il se prononça publiquement en faveur de la voie adoptée par le ministre des Affaires intergouvernementales, Stéphane Dion, qui consistait à exiger de la « clarté » de la part du gouvernement du Québec en matière de souveraineté-association et de séparation. Toutefois, sa santé déclinait rapidement. La mort de son fils Michel, causée par une avalanche en Colombie-Britannique le 13 novembre 1998, le bouleversa. Sa fragilité n’échappa à personne quand, vieillard au visage blême, il quitta les funérailles en larmes. Pendant un temps, il remit en question sa foi catholique. Atteint d’un cancer de la prostate, il refusa de se faire traiter ; il commença à souffrir de pertes de mémoire. Il s’éteignit à Montréal le 28 septembre 2000, après avoir fait la paix avec sa famille et son Dieu. Sa dépouille fut exposée en chapelle ardente à Ottawa, puis transportée en train le long de la rivière des Outaouais. Des milliers de personnes se massèrent près des rails pour lui rendre un dernier hommage. Le moment marquant de ses funérailles d’État, célébrées en la basilique Notre-Dame à Montréal, fut l’oraison éloquente prononcée en anglais par Justin Trudeau, qui termina simplement en disant, en français, « Je t’aime, papa. »
En 2000, la plupart des nécrologies consacrées à Trudeau furent louangeuses, mais il est peut-être le premier ministre qui fait le moins l’unanimité parmi les Canadiens. Chose certaine, il ne la fit pas parmi les journalistes et intellectuels interrogés en 2003 sur les premiers ministres canadiens d’après-guerre par la revue montréalaise Options politiques, qui exprimèrent des opinions diamétralement opposées sur les réussites et les échecs de Trudeau. Ailleurs, l’historien Michael Bliss l’a placé sur un piédestal en disant que ce leader inspirant avait sauvé le Canada. Les politologues Ken McRoberts et Guy Laforest, pour leur part, ont soutenu que le rêve de Trudeau était mort et que les efforts qu’il avait mis à le réaliser avaient coûté cher au Canada et au Québec. Néanmoins, même ceux qui doutent de ses réussites conviennent que sa présence dans la vie publique canadienne a été remarquable. À mesure que ses collègues et contemporains publient leurs mémoires, on connaît mieux sa personnalité et ses façons de faire. Ses collègues du cabinet ont signalé son sens de l’équité et le respect dont il faisait preuve envers eux dans les réunions ministérielles. Pourtant, il restait sur son quant-à-soi même avec des ministres aussi dévoués que Marc Lalonde. En outre, bien des problèmes auraient pu être évités s’il avait été plus ouvert à la critique et moins mordant dans ses rapports personnels. Si beaucoup de ministres avaient de l’affection pour lui, plus nombreux encore éprouvaient les mêmes sentiments que Jean Chrétien : ils respectaient Trudeau mais aimaient Pearson. Dans une large mesure, les autres successeurs de Trudeau à la tête du Parti libéral, John Turner et Paul Martin, ont délibérément pratiqué la politique d’une manière contraire à la sienne. Pourtant, c’est encore en fonction de Trudeau que l’on évalue les chefs libéraux et même les premiers ministres qui l’ont suivi.
Comme John Fitzgerald Kennedy aux États-Unis, Trudeau est devenu un modèle pour des jeunes de son époque. L’historien Ramsay Cook, en reprenant la formule classique de l’académicien français Georges-Louis Leclerc de Buffon, a dit que le style était l’homme même. Ce style a inspiré les « enfants de Trudeau », ces jeunes anglophones des années 1970 qui se sont inscrits à des programmes d’immersion en français, ont voyagé dans le monde entier, sac au dos, et ont acquis une assurance qui s’est exprimée dans des chansons et des symboles canadiens. L’influence de Trudeau sur le Canada du xxe siècle est indéniable ; le destin que connaîtra le pays au xxie siècle en déterminera le sens.
À Bibliothèque et Arch. Canada (BAC), à Ottawa, on modifie actuellement le système de numérotation des collections d’archives manuscrites. Par exemple, la référence MG 26, O (fonds Pierre Elliott Trudeau) est devenue R11629-0-8. Dans cette bibliographie, nous utilisons les nouveaux numéros de référence ; il est aussi possible de consulter les collections avec les anciens numéros.
Le fonds de Trudeau est une vaste collection constituée au fil de nombreuses acquisitions, dont la plus importante est le versement d’archives privées à BAC après sa mort. Celles-ci comprennent son abondante correspondance privée, des ébauches d’articles et de lettres, ainsi qu’une foule de documents personnels. On trouve aussi à BAC, dans le fonds du ministère de la Justice (R188-0-3), des dossiers relatifs à la période où Trudeau était ministre de la Justice. Le fonds du Bureau du Conseil privé (R165-0-5) est particulièrement utile pour ce qui a trait aux mandats de Trudeau comme premier ministre. Les conclusions du Cabinet sont accessibles en ligne sous réserve des lois sur l’accès aux documents.
D’importants dossiers concernant Trudeau se trouvent aux États-Unis. Les papiers de Gerald Rudolph Ford, conservés à la Gerald R. Ford Library à Ann Arbor, au Mich., contiennent des documents très intéressants, tout comme les papiers de Ronald Wilson Reagan (Reagan, Ronald W. : Files, 1981–1989), que les chercheurs peuvent consulter à la Ronald Reagan Library, à Simi Valley, en Calif. (Des restrictions d’accès s’appliquent à la plupart des papiers de Reagan et à ceux de James (Jimmy) Earl Carter, conservés à la Jimmy Carter Library à Atlanta, en Ga.) Les enregistrements liés au Watergate, qui se trouvent dans les papiers de Richard Milhous Nixon (Nixon Presidential Materials) à la National Arch. and Records Administration (College Park, Md), sont accessibles en ligne et révèlent clairement le mépris de ce président pour Trudeau.
Les dossiers de plusieurs collègues de Trudeau sont soit mal classés, soit inaccessibles. Certains fonds de BAC font toutefois exception : la collection détaillée et bien structurée d’Alastair William Gillespie (R1526-0-6), ainsi que celles d’Arthur Laing (R11858-0-3), d’Otto Emil Lang (R10981-0-6) et de Paul Joseph James Martin (R9118-0-6), qui contiennent toutes des documents importants. Les papiers de John Napier Turner et d’Allan Joseph MacEachen, qui ne sont pas encore accessibles, comprennent des sources dignes d’intérêt. Ceux de Lester Bowles Pearson (R7581-0-9) fournissent de l’information utile sur la période avant 1968, ainsi que sur les réactions souvent hostiles de Pearson aux politiques de Trudeau après 1968. Les collections de Gérard Pelletier (R11939-0-3) et de Jean Marchand (R6119-0-3) sont décevantes, surtout pour les années avant l’arrivée de Trudeau en politique active. À Bibliothèque et Arch. nationales du Québec, Centre d’arch. de Québec, les fonds de Claude Ryan (P558), de François Hertel (MSS385) et de René Lévesque (P18) contiennent des documents importants sur Trudeau. Le fonds Thomas Worrall Kent aux Queen’s Univ. Arch. (Kingston, Ontario) fournit aussi de la documentation intéressante sur les années où Trudeau était premier ministre.
Bien que ses Mémoires politiques (Montréal, 1993) soient décevants, Trudeau fut probablement l’auteur le plus prolifique parmi les premiers ministres. Dans les années 1950 et au début des années 1960, il écrivit de nombreux articles pour la revue intellectuelle Cité libre (Montréal), dont il fut cofondateur et corédacteur en chef. À la même époque, ses récits de voyage, ses polémiques politiques et ses textes d’analyse furent publiés dans des journaux, notamment le Devoir (Montréal) et la Presse (Montréal). Aucune liste exhaustive de ces articles n’a encore été établie, mais on trouve des copies de brouillons pour presque tous les textes dans les papiers de Trudeau à BAC. Son livre le plus marquant des années 1950 est le recueil d’essais la Grève de l’amiante (Montréal, 1956), dont il rédigea le premier chapitre et la conclusion. Certains de ses principaux articles antérieurs à 1965 furent colligés dans le Fédéralisme et la société canadienne-française (Montréal, 1967). Deux innocents en Chine rouge, qu’il coécrivit avec son grand ami Jacques Hébert (Montréal, [1961]), raconte leur voyage en Chine sous le régime de Mao Zedong. Son unique autre livre, The Canadian way : shaping Canada’s foreign policy 1968–1984 (Toronto, 1995), fut rédigé en collaboration avec Ivan Head. Tout porte à croire que celui-ci en est l’auteur principal. En 1990, Trudeau et Thomas Sidney Axworthy dirigèrent la publication d’un important recueil, les Années Trudeau : la recherche d’une société juste ([Montréal], 1990).
Après l’accession de Trudeau au poste de premier ministre, certains de ses collègues colligèrent ses écrits et ses discours. Le plus important recueil ainsi constitué est À contre-courant : textes choisis, 1939–1996, Gérard Pelletier, édit. (Montréal, 1996). Parmi les autres, citons les Cheminements de la politique (Montréal, 1970) et Conversations with Canadians, avant-propos de I. L. Head (Toronto, 1972). Pierre Elliott Trudeau : lifting the shadow of war, C. D. Crenna, édit. (Toronto, 1987) réunit des discours sur la politique étrangère et des textes connexes, tandis que With a bang, not a whimper : Pierre Trudeau speaks out, Donald Johnston, édit. (Toronto, 1988) porte sur les questions constitutionnelles. Les arguments de Trudeau contre l’accord de Charlottetown sont exposés dans Trudeau : ce gâchis mérite un gros NON ! (Outremont [Montréal], 1992).
Plusieurs amis et adversaires de Trudeau ont écrit des mémoires sur leur travail avec lui ou sur Trudeau lui-même. Parmi ces ouvrages, les plus informatifs sont : André Burelle, Pierre Elliott Trudeau : l’intellectuel et le politique ([Montréal], 2005) ; Jean Chrétien, Dans la fosse aux lions (nouv. éd. augm., [Montréal], 1994) ; Ramsay Cook, The teeth of time : remembering Pierre Elliott Trudeau (Montréal et Kingston, 2006) ; Keith Davey, The rainmaker : a passion for politics (Toronto, 1986) ; Patrick Gossage, Close to the charisma : my years between the press and Pierre Elliott Trudeau (Toronto, 1986) ; Donald Johnston, Up the hill (Montréal, 1986) ; Gérard Pelletier, les Années d’impatience, 1950–1960 (Montréal, 1983) et le Temps des choix, 1960–1968 ([Montréal], 1986) ; [R.] G. Robertson, Memoirs of a very civil servant : Mackenzie King to Pierre Trudeau (Toronto, 2000) ; J.-L. Roux, Nous sommes tous des acteurs (1 vol. paru, Montréal, 1997– ) ; et M. W. Sharp, Which reminds me [...] : a memoir (Toronto, 1994). L’ouvrage de Cook a beaucoup de profondeur, celui de Pelletier dénote une grande perspicacité, et celui de Robertson est très critique. Deux autres livres de mémoires ont aussi été consultés : André Laurendeau, Journal tenu pendant la commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (Outremont [Montréal], 1990) et Margaret Trudeau, À cœur ouvert (Montréal, 1979).
Parmi les études scientifiques, l’une des plus utiles est J. L. Granatstein et Robert Bothwell, Pirouette : Pierre Trudeau and Canadian foreign policy (Toronto, 1990). Des essais importants sont réunis dans Trudeau’s shadow : the life and legacy of Pierre Elliott Trudeau, Andrew Cohen et J. L. Granatstein, édit. (Toronto, 1998). On trouve aussi une analyse critique de l’influence de Trudeau sur la politique canadienne dans Guy Laforest, Trudeau et la fin d’un rêve canadien (Sillery [Québec], 1992). Un ouvrage passionnant, B. W. Powe, The solitary outlaw : Trudeau, Lewis, Gould, Canetti, McLuhan (nouv. éd. augm., Toronto, 1996), décrit la façon dont Trudeau a touché l’imaginaire canadien. Son point de vue sur la religion est examiné dans The hidden Pierre Elliott Trudeau : the faith behind the politics, John English et al., édit. (Ottawa, 2004).
La carrière de Trudeau a attiré l’attention de nombreux auteurs. La principale biographie qui couvre entièrement sa vie politique est Stephen Clarkson et Christina McCall, Trudeau, Claire Dupond et al., trad. (2 vol., Montréal, 1990–1995). Cette étude primée s’appuie sur des entrevues approfondies avec des amis, des adversaires et des collègues de Trudeau. Certaines biographies antérieures méritent aussi d’être citées : Jean Pellerin, le Phénomène Trudeau ([Paris, 1972]) ; Walter Stewart, Shrug : Trudeau in power (Toronto, 1971) ; et Anthony Westell, Paradox : Trudeau as prime minister (Scarborough, Ontario, [1972]). Le livre de George Radwanski, Trudeau, Carole Dunlop-Hébert et Louis Rémillard, trad. (Montréal, 1979), tire son importance des longues entrevues accordées à l’auteur par Trudeau. Richard Gwyn, le Prince, Claire Dupond, trad. (Montréal, 1981) est un examen, par un brillant journaliste, du parcours de Trudeau à la veille de son dernier mandat. Michel Vastel est l’auteur de la première analyse détaillée des textes écrits par Trudeau à ses débuts, Trudeau, le Québécois ([Montréal], 1989). Le livre Pierre : colleagues and friends talk about the Trudeau they knew, Nancy Southam, édit. (Toronto, 2005) est à la fois inusité et très intéressant. Deux ouvrages d’Esther Delisle sont dignes de mention : Essais sur l’imprégnation fasciste au Québec (Montréal, 2002) et Mythes, Mémoire et Mensonges : l’intelligentsia du Québec devant la tentation fasciste, 1939–1960 (Westmount, Québec, 1998), qui renseignent tous deux sur la vie de Trudeau dans sa jeunesse. Max et Monique Nemni ont publié Trudeau, fils du Québec, père du Canada (2 vol. parus, Montréal, 2006– ), ouvrage dont le premier volume porte sur l’attrait passager de Trudeau pour le fascisme et le séparatisme. Nous avons publié une biographie en deux volumes fondée sur les archives personnelles de Trudeau et traduite par Suzanne Anfossi : Trudeau, citoyen du monde (Montréal, 2006) et Trudeau : regardez-moi bien aller ! (Montréal, 2009).
John English, « TRUDEAU, PIERRE ELLIOTT », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 22, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 1 déc. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/trudeau_pierre_elliott_22F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/trudeau_pierre_elliott_22F.html |
Auteur de l'article: | John English |
Titre de l'article: | TRUDEAU, PIERRE ELLIOTT |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 22 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 2007 |
Année de la révision: | 2015 |
Date de consultation: | 1 déc. 2024 |