Provenance : Lien
CHIPMAN, WARD, avocat, fonctionnaire, juge et homme politique, né le 10 juillet 1787 à Saint-Jean, Nouveau-Brunswick, fils unique de Ward Chipman* et d’Elizabeth Hazen ; le 24 mars 1817, il épousa Elizabeth Wright, et ils n’eurent pas d’enfants ; décédé le 26 novembre 1851 à Saint-Jean.
À sa naissance, Ward Chipman devint l’héritier présomptif de l’une des plus importantes familles de la colonie du Nouveau-Brunswick. Son père, éminent avocat loyaliste qui avait des relations étroites avec l’establishment de Fredericton, avait épousé la fille de William Hazen*, associé dans l’entreprise commerciale la plus vieille et la plus respectée de Saint-Jean, la firme Hazen, Simonds and White. Chipman père adorait son unique enfant, qu’il décrivait en 1789 comme un garçon « potelé, bruyant et indocile ». Même si la discipline imposée par ses parents était peu sévère, « little Chip » fut soigneusement élevé en vue de son rôle de patriarche d’une immense famille comprenant de nombreux Hazen et Botsford ainsi que leur parenté, famille qui allait dominer plusieurs secteurs de la vie publique dans la colonie pendant une bonne partie du xixe siècle. Enfant précoce, Ward Chipman fils apprit à épeler avant l’âge de trois ans. À cinq ans, il avait commencé à lire et, à dix ans, il était assez familier avec les humanités grecques et latines pour entrer au collège. Mais en raison de son jeune âge, il fut envoyé dans un collège privé de Salem, au Massachusetts, et vécut chez la sœur de son père, qui avait épousé un riche marchand. Puis il continua ses études au Harvard Collège, l’alma mater de son père, et obtint sa licence ès lettres en 1805 et sa maîtrise en 1808. Bien que ses talents n’aient pas été « particulièrement grands », de l’avis même de son père, Chipman était travailleur et studieux, et il se distingua suffisamment à Harvard (qui allait lui décerner un doctorat honorifique en 1836) pour qu’on lui demande de prononcer « le discours anglais » à l’occasion de la remise des diplômes. Ayant reçu, au dire de son père, « le meilleur enseignement que l’Amérique pouvait offrir », il retourna à Saint-Jean, étant devenu « un jeune homme distingué, sensé et averti ».
Malheureusement, les perspectives d’avenir au Nouveau-Brunswick pour des jeunes hommes comme lui étaient limitées au début du xixe siècle. Pendant plusieurs décennies après 1784, la colonie alla en dépérissant, et de nombreux loyalistes rentrèrent tranquillement aux États-Unis. Peu de fonctionnaires loyalistes prirent part à cet exode, mais, pour leurs enfants, l’avenir ne s’avérait guère prometteur. Même si elle ne formait qu’un petit groupe, l’élite de la colonie était encore trop nombreuse, compte tenu des possibilités restreintes qu’offrait la province. Certains des fils de cette gentry se salirent les mains et s’adonnèrent au commerce ; quelques-uns entrèrent dans le clergé ou dans l’armée, et un bien plus grand nombre encore, dont le jeune Chipman, s’orientèrent vers le droit, carrière qui avec le temps pouvait mener à des fonctions publiques. Mais le problème le plus difficile était de gagner sa vie en attendant que la vieille génération de fonctionnaires disparaisse. Il y avait des avocats en abondance à Saint-Jean, mais pas assez de travail pour permettre à tous de mener le style de vie auquel les enfants de la gentry aspiraient. Chipman père était très conscient du problème et envisageait deux solutions. Celle qui lui souriait le plus était d’envoyer son fils à Londres parfaire ses connaissances en droit. Mais le coût de cette éducation dépassait ses moyens. L’autre solution consistait à envoyer le jeune Chipman pratiquer là où la concurrence était moins féroce et où les possibilités d’avancement semblaient plus grandes. Heureusement, deux de ses anciens étudiants, Jonathan* et Stephen* Sewell, qui s’étaient bâti une clientèle florissante, le premier à Québec et le second à Montréal, étaient prêts à aider son fils. Toutefois, Chipman père hésitait à se séparer de son unique enfant et trouvait constamment des excuses pour retarder son départ. Chipman fils commença donc à étudier le droit dans le cabinet de son père et, au moment de sa majorité, en juillet 1808, il devint attorney. Mais il n’y avait pas assez de travail dans le cabinet pour faire vivre deux avocats, et le jeune Chipman commença à apprendre le français en prévision de son départ.
En 1808, la mort de deux juges du Nouveau-Brunswick, Joshua Upham* et George Duncan Ludlow*, évita à Chipman une séparation douloureuse d’avec ses parents. Un des postes vacants échut à son père en 1809, et Chipman hérita de son cabinet et le remplaça comme avocat général et greffier de la couronne. Grâce à un emprunt, il put se rendre à Londres en 1810 pour étudier au bureau de l’éminent avocat George Sowley Holroyd. Chipman fut reçu dans la société de l’Inner Temple le 20 avril 1811 et, finalement, fut admis au barreau anglais le 22 novembre 1822. Il retourna à Saint-Jean en novembre 1813, y reprit la pratique du droit et devint surrogate general. Il fut nommé deux ans plus tard recorder de la ville de Saint-Jean, autre poste auparavant détenu par son père. Son cabinet, qui s’occupait presque exclusivement d’opérations commerciales et immobilières, ne cessa de prospérer ; en 1820, Chipman fut élu membre du conseil d’administration de la Bank of New Brunswick.
En 1814, le grand-père de Chipman, William Hazen, mourut, laissant derrière lui un vaste héritage qui devait faire l’objet de litiges compliqués entre les héritiers pendant un demi-siècle. À titre d’exécuteur testamentaire, Chipman put acheter à vil prix des terrains dont Hazen était propriétaire dans le secteur de Portland, à Saint-Jean, et qui prirent de la valeur à mesure que la ville se développa. Après la mort de Chipman, ses fonctions d’exécuteur testamentaire furent contestées devant les tribunaux. Même si les accusations furent abandonnées, personne ne pouvait nier qu’il avait profité largement de ses spéculations sur la succession de Hazen. En 1817, Chipman avait jugé qu’il était assez prospère pour se marier et, le 24 mars, il avait épousé Elizabeth Wright, fille de Henry Wright, receveur des douanes à Saint-Jean. Ils n’eurent pas d’enfants, mais leur union était apparemment très étroite, et le lien de parenté avec Wright, qui disposait de nombreuses faveurs politiques, accrut l’influence de Chipman.
La nomination de Chipman aux commissions britanniques instituées par le traité de Gand de 1814 en vue de fixer la frontière séparant au nord-est les États-Unis de l’Amérique du Nord britannique contribua également à promouvoir ses intérêts. Chipman père fut choisi comme représentant pour préparer la demande de la Grande-Bretagne et il persuada le gouvernement impérial de permettre à son fils d’exercer les fonctions de coreprésentant. Chipman contribua avec son père au succès des négociations de 1816, au terme desquelles la Grande-Bretagne devint propriétaire d’un certain nombre d’îles dans la baie de Passamaquoddy et la baie de Fundy. Entre 1817 et 1821, il participa également aux négociations qui tentèrent de déterminer l’emplacement de la frontière entre le Maine et le Nouveau-Brunswick au nord de la rivière Sainte-Croix. Lorsque ces négociations aboutirent à une impasse, en grande partie parce que Chipman père était parvenu à masquer la faiblesse de la position britannique, Chipman fils fut envoyé à Londres pour conseiller le gouvernement britannique. Il continua d’exercer les fonctions de représentant jusqu’à ce que la commission termine officiellement ses travaux en avril 1828, tout en recevant un généreux salaire pour un travail qui était devenu dès 1821 une véritable sinécure.
Il était inévitable que Chipman se mêle également de politique provinciale. Il fut élu à la chambre d’Assemblée en juin 1820, arrivant en tête de scrutin dans la circonscription de Saint-Jean. Au cours des sessions de 1821 et de 1822, il appuya avec ardeur le mouvement d’opposition contre la politique du lieutenant-gouverneur George Stracey Smyth* qui avait suscité l’hostilité de l’élite commerçante loyaliste de Saint-Jean en distribuant des faveurs politiques à des non-loyalistes et en présentant des règlements plus sévères concernant la coupe du bois sur les terres de la couronne. Usant de son influence auprès du ministère des Colonies, Chipman obtint néanmoins le poste de solliciteur général pendant son séjour en Angleterre au début de 1823. Smyth mourut au mois de mars suivant et, pendant près d’une année, Chipman père, qui était le plus ancien membre du conseil à pouvoir et à vouloir en assumer la responsabilité, occupa la charge d’administrateur de la colonie. Grâce à l’appui de son père, Chipman fut élu facilement président de la chambre d’Assemblée au mois de janvier 1824, en remplacement de son oncle William Botsford*. Mais à la différence de son père, plus sociable, Chipman ne se sentit jamais à l’aise en politique et, après la mort de son père en février 1824, il perdit beaucoup de son enthousiasme. Le nouveau lieutenant-gouverneur, sir Howard Douglas*, tout en reconnaissant les talents de Chipman, recommanda qu’il hérite du poste de juge laissé vacant par la mort de son père afin que Robert Parker*, homme plus dynamique, puisse occuper le poste de président de la chambre.
Chipman accéda à la magistrature le 17 mars 1825. Il hérita également en tant que juge d’un siège au Conseil du Nouveau-Brunswick et continua de jouer le rôle de conseiller du lieutenant-gouverneur Douglas et d’apporter son concours à la rédaction des lois. Entre novembre 1828 et juillet 1830, il était à Londres pour aider à préparer la plaidoirie britannique au roi des Pays-Bas, lequel avait été choisi comme arbitre dans le différend frontalier entre le Maine et le Nouveau-Brunswick. Chipman s’attira les louanges de Douglas et des fonctionnaires à Londres pour le soin et l’application qu’il mit à ses recherches, et c’est en partie à cause de ses efforts que la sentence arbitrale de 1831 fut favorable aux revendications britanniques, à tel point que le gouvernement américain refusa de l’accepter. Pendant l’absence de Chipman, les pressions populaires s’intensifièrent au Nouveau-Brunswick en faveur de la révocation des juges des rangs du conseil, mais Chipman avertit le ministère des Colonies que leur présence était « une barrière des plus importantes contre les folies et les empiétements populaires ». En 1831, toutefois, les whigs étaient manifestement prêts à céder aux pressions ; Chipman démissionna donc du conseil. Il fut généreusement récompensé pour son travail sur la question frontalière et sa loyauté envers le ministère des Colonies. En 1830, on le présenta au roi d’Angleterre ; en 1825 et de nouveau en 1833, il reçut des honoraires exorbitants pour ses services d’arbitre dans les négociations entre les deux Canadas concernant le partage des revenus des douaniers perçus dans le Bas-Canada. Le 4 octobre 1834, il fut promu au poste de juge en chef du Nouveau-Brunswick, devançant ainsi les autres juges puînés.
À titre de juge en chef, Chipman devint par le fait même président du Conseil législatif (qui avait été séparé du Conseil exécutif en 1833), dont il dirigea les travaux de 1835 à 1842. Pendant une grande partie de cette période, l’Assemblée et le Conseil législatif furent à couteaux tirés, particulièrement durant le mandat du lieutenant-gouverneur sir Archibald Campbell* ; ce dernier s’opposa avec le Conseil législatif aux efforts de l’Assemblée en vue d’obtenir la responsabilité d’administrer les terres ainsi que les revenus imprévus et fonciers de la couronne. Chipman appuya les directives de Campbell, mais il soutint « invariablement » la politique plus conciliante de son successeur, sir John Harvey, qui déclara que le « juge en chef Chipman n’a[vait] pas hésité à se ranger de [son] côté ». La question frontalière, qui faillit déclencher une guerre entre les États-Unis et la Grande-Bretagne, était un sujet permanent de discussion au Nouveau-Brunswick dans les années 1830. Chipman rédigea nombre d’écrits à ce sujet ; il exerça de plus les fonctions de conseiller auprès de Campbell et de Harvey, et joua un rôle important en persuadant le gouvernement britannique du bien-fondé des réclamations du Nouveau-Brunswick. En soutenant ce qui en réalité était une interprétation juridique douteuse des clauses du traité de Paris de 1783, Chipman renforça en fait la résolution des fonctionnaires britanniques dans la colonie et à Londres ; il contribua ainsi indirectement à ouvrir la voie au compromis adopté lors du traité Webster-Ashburton de 1842, qui accorda au Nouveau-Brunswick certes moins que ce qu’il demandait, mais probablement plus qu’il n’était en droit de recevoir. Le New-Brunswick Courier déclara très justement que la province pouvait « se sentir grandement redevable [aux deux Chipman] de s’en être tirée à si bon compte » à la suite du traité de 1783. En raison des efforts assidus de Chipman dans le domaine des affaires intérieures et extérieures, Harvey recommanda que celui-ci devienne au cours de sa visite à Londres en 1840 le premier citoyen né au Nouveau-Brunswick à être créé chevalier. Malheureusement, Chipman dut retourner dans la colonie avant que cet honneur ne puisse lui être conféré.
Même si Chipman servait loyalement le gouvernement impérial et ses représentants dans la colonie, sa soumission à l’autorité de l’exécutif n’était pas inconditionnelle. Lorsque le ministère des Colonies choisit l’avocat anglais James Carter* pour remplir un poste vacant de juge en 1834, Chipman protesta vigoureusement contre ce manque de considération à l’égard du barreau du Nouveau-Brunswick. En 1842, il manifesta de nouveau son désaccord, dénonçant cette fois le projet de loi autorisant l’érection civile des municipalités, projet parrainé par le lieutenant-gouverneur sir William MacBean George Colebrooke*, et les efforts de ce dernier en vue d’assurer à l’exécutif le droit de présenter des projets de loi de finances. Chipman vota au Conseil législatif contre les mesures préconisées par Colebrooke et déclara qu’il était « malavisé », lorsque les gens paraissaient satisfaits, « de changer tout [le] système de gouvernement civil et d’ouvrir la voie à une telle agitation et à de telles querelles politiques [... qui] affaiblir[aient] leur attachement aux institutions monarchiques et préparer[aient] le terrain à des institutions entièrement électives et républicaines ». Toutefois, après que le ministère des Colonies eut donné son appui à Colebrooke, Chipman démissionna du Conseil législatif le 7 octobre 1842 plutôt que de poursuivre la lutte. Sa santé chancelante lui fournit une autre excuse légitime pour se retirer complètement de la vie politique. Pendant les dix années qui suivirent, la maladie l’empêcha de faire la tournée des districts judiciaires ou de jouer un rôle significatif dans les longs procès, même s’il continuait à rédiger bon nombre des jugements de la Cour suprême. En 1845, il était prêt à démissionner, mais l’Assemblée ne voulait pas lui accorder de pension, ni à lui ni à aucun juge. Finalement, il ne put continuer à exercer ses fonctions plus longtemps et, le 17 octobre 1850, il prit sa retraite sans pension. Il mourut le 26 novembre de l’année suivante, laissant derrière lui des biens évalués au bas mot à £50 000.
Chipman joua probablement un rôle d’importance limitée comme homme politique, mais il contribua de façon significative au règlement de la question frontalière et davantage encore à l’évolution du système juridique et judiciaire. « Ma profession, déclara-t-il à juste titre en 1834, a été l’occupation favorite de ma vie. » Il forma quelques étudiants dans son cabinet, notamment les frères Robert et Neville* Parker, et leur donna apparemment une excellente formation. Au cours d’une réunion tenue le 21 février 1825, Chipman s’engagea dans la création d’une bibliothèque de droit et dans la mise sur pied de la première association professionnelle d’avocats de la colonie ; dans les années 1830, il travailla également à la mise au point de critères relativement sévères pour l’admission au barreau. En 1831, il aida à formuler une série de lois provinciales qui, à l’instar de lois similaires déjà adoptées en Grande-Bretagne, atténuèrent grandement la sévérité du Code criminel et réduisirent considérablement le nombre de crimes passibles de la peine de mort. Il préconisa l’adoption de règlements prévoyant l’établissement d’un système pénitentiaire provincial et en rédigea le texte. Il présida l’enquête spéciale de 1832 sur l’administration de la justice, qui modifia le système judiciaire ; le premier recueil intitulé The acts of the General Assembly of New Brunswick [1786–1836] fut rédigé sous sa direction par George F. S. Berton. Dans les années 1840, il aida Colebrooke à effectuer une nouvelle révision du Code criminel de la colonie. Longtemps après sa mort, ses jugements écrits firent jurisprudence.
Les réalisations de Chipman n’ont pas cependant que des bons côtés. À l’époque où il était avocat, ses clients venaient presque exclusivement de l’élite coloniale, et sa première préoccupation en tant que juge était de protéger les intérêts de la classe possédante. Lorsque les considérations humanitaires et la défense de la propriété entraient en conflit, il se rangeait du côté des propriétaires. En 1828, il souleva l’indignation populaire en condamnant à mort un jeune homme de 18 ans pour une infraction relativement insignifiante. Bien qu’il ait été prêt à adoucir certaines dispositions du Code criminel, comme cela avait été fait en Grande-Bretagne, il insista sur le fait que dans les cas où la peine de mort était encore applicable, elle devait être imposée avec vigueur, même s’il existait des circonstances atténuantes. Chipman abordait les autres aspects de la réforme du droit de façon également très prudente. La commission spéciale de 1832 qu’il présida présenta délibérément un rapport plus réservé que son pendant britannique ; on y recommandait, par exemple, que l’arrestation et l’emprisonnement pour dettes ne soient pas abolies au Nouveau-Brunswick. Dans ce domaine, il n’était pas plus insensible ni moins compatissant que la plupart de ses collègues juges ou avocats, qui venaient presque tous du même groupe social. Mais Chipman se révélait à d’autres égards plus traditionaliste : il était prêt, par exemple, même lorsque l’opinion publique – voire nombre de ses collègues – ne croyait plus à leur utilité, à maintenir des lois désuètes contre la diffamation destinées à étouffer les critiques du gouvernement.
De plus, le zèle réformateur de Chipman était tempéré par une bonne dose d’intérêt personnel et un désir de défendre la position sociale de la profession juridique. L’un des motifs qui l’incita à participer à la commission de 1832 était « de contrer un plan visant à l’implantation d’un système de procédure sommaire dans les actions de peu d’importance en Cour suprême », système qui aurait réduit substantiellement le coût des litiges. Lorsqu’il devint juge en chef, il essaya de congédier le greffier de la Cour suprême, George Shore, sous prétexte que celui-ci n’avait pas de formation juridique, mais en réalité afin de pouvoir attribuer le poste à un parent. Il défendit vigoureusement les traitements et les honoraires que touchaient les juges, même si l’opinion publique, telle qu’elle s’exprimait dans la presse et à l’Assemblée, avait la conviction que les juges étaient trop payés comparativement à d’autres fonctionnaires provinciaux. Il contribua ainsi à rendre encore plus impopulaire ce que le Morning News de Saint-Jean décrivait injurieusement comme la « petite noblesse de robe » de la colonie. L’intérêt personnel n’est pas nécessairement un vice, et Chipman était loin d’être le seul à le rechercher. Les premiers loyalistes avaient toujours pensé qu’ils devraient être récompensés pour leur loyauté, et Chipman croyait qu’il était de son devoir de mener le même train de vie que les gentilhommes campagnards anglais. Néanmoins, il se fit une réputation d’excessive mesquinerie. Sa recherche incessante d’un style de vie bien au-dessus de celui des pauvres diables qu’il traitait si durement en cour avait quelque chose de déplaisant.
Dans son jeune âge, Chipman était décrit comme le « vrai fils » de son père. En effet, bien qu’il ait occupé une situation plus élevée dans la magistrature, sa carrière suivit à peu près la même voie que celle de son père, et sa philosophie politique et sociale était grandement influencée par les préceptes de ses parents. À l’âge de dix ans, interrogé par son oncle de Salem sur la possibilité qu’il devienne citoyen américain, Chipman répondit que « jamais, au grand jamais, il n’abandonnerait le gouvernement et la cause britannique ». Le conservatisme des descendants de l’élite loyaliste au Nouveau-Brunswick fut sans doute moins rigide, moins violent et moins émotif que celui de leurs homologues du Haut-Canada. En raison de leur emprise plus solide sur les institutions de la colonie, ils s’adaptèrent plus facilement à un monde en rapide évolution. Leur engagement envers ce que Chipman décrivit comme les « principes de leurs pères », lors du 50e anniversaire du débarquement des loyalistes en 1833, était réel et durable. En effet, avec le temps, et particulièrement après la guerre de 1812–1815, l’antiaméricanisme de l’élite du Nouveau-Brunswick se durcit et son anglophilie devint plus marquée.
Néanmoins, l’influence de la petite noblesse loyaliste de la deuxième génération diminua par suite de l’immigration massive de non-loyalistes et des changements qui s’effectuèrent tant à l’intérieur de la société du Nouveau-Brunswick que dans la politique du gouvernement impérial. Dans ce domaine, Chipman et ses semblables luttèrent pour préserver les structures constitutionnelles établies par leurs pères. Ils louèrent la constitution anglaise comme étant celle qui « pouvait atteindre, plus que tout autre forme de gouvernement que l’intelligence humaine a[vait] jusqu’alors conçue, tous les grands objectifs de la société civile » et condamnèrent tout « changement fondamental ». Leur idéal était de conserver un équilibre constitutionnel où les pouvoirs de l’Assemblée élue par la population seraient restreints par un pouvoir exécutif fort et indépendant et par une seconde chambre formée de représentants nommés venant de l’élite de la colonie. Mais durant les années 1830, le pouvoir passa progressivement aux mains de l’Assemblée où l’influence de la gentry, bien qu’encore importante, était en baisse. Ironie ultime, après la nomination de Harvey, Chipman ne put faire grand-chose pour contrer cette évolution sans attaquer en même temps le gouvernement impérial dont le gouverneur appliquait les directives. Ce n’est que lorsque Colebrooke chercha à donner plus de pouvoir à l’exécutif par une série de réformes qui auraient affaibli davantage le Conseil législatif et institué un lien plus étroit entre l’exécutif et l’Assemblée, que Chipman manifesta son opposition. Il s’allia avec l’aile traditionaliste de l’Assemblée, qui souhaitait préserver la nature décentralisée de la constitution du Nouveau-Brunswick et résister aux pressions croissantes en faveur d’une certaine forme de gouvernement responsable. Mais de nouveau les principes s’opposèrent à la loyauté ; Chipman évita une confrontation avec les autorités impériales et laissa passivement les autres poursuivre la lutte en faveur du statu quo.
En matière de religion, Chipman se trouvait également engagé dans une sorte de résistance. Bien que les premiers loyalistes aient été disposés à étendre le principe de tolérance aux non-anglicans, ils avaient cherché à établir la primauté de l’Église d’Angleterre et à donner à cette Église l’autorité en matière d’éducation. Chipman n’était pas un fanatique, mais il « était beaucoup attaché » à la « doctrine et à., la discipline » de l’Église établie. Il fréquentait régulièrement l’église paroissiale de Saint-Jean. Il possédait de fait le terrain sur lequel elle était érigée et, grâce à son influence auprès des différents gouverneurs, il avait son mot à dire dans le choix des ministres. Chipman reconnaissait que l’Église d’Angleterre ne pouvait compter indéfiniment sur le soutien financier de l’État ; il donna donc généreusement de son temps et laissa de l’argent dans son testament pour aider l’Église. Il légua une somme de £10 000 dont les revenus devaient servir à promouvoir les « objectifs missionnaires » de la Diocesan Church Society of New Brunswick ; il donna le terrain sur lequel l’église était située et un revenu annuel pour le ministre. Chipman légua également £5 000 pour l’établissement d’écoles de Madras à Saint-Jean et à Fredericton [V. John Baird]. Mais sa plus grande préoccupation fut indiscutablement de préserver l’intégrité du King’s College, à Fredericton. Il siégea pendant de nombreuses années à son conseil d’administration, et même s’il appuya les efforts de Douglas et de Harvey en vue de retirer les dispositions les plus restrictives de la charte du collège, il était convaincu que l’établissement resterait solidement sous l’autorité du clergé anglican. Mais au moment de sa mort, on s’était déjà lancé à l’assaut des derniers privilèges de l’Église d’Angleterre.
Pour Ward Chipman, la caractéristique peut-être la plus affligeante de la société du Nouveau-Brunswick au milieu du xixe siècle fut l’émergence d’un système de classes fondé sur le capital plutôt que sur la propriété foncière. Il serait cependant erroné de conclure à une ligne de démarcation trop rigide entre capitalistes et propriétaires terriens. Les mariages entre les membres des deux groupes étaient fréquents et, à Saint-Jean, capitalistes et propriétaires se confondaient dans une certaine mesure. Mais la richesse en elle-même ne garantissait pas l’entrée dans le groupe social où évoluaient les Chipman et ne conférait pas automatiquement à quelqu’un le titre de gentleman, occupation que Chipman déclara dans le recensement de 1851. De façon significative, ce dernier investit presque tout son argent dans les terres ; il exploita une ferme, publia des articles sur l’agriculture dans les journaux et déplora publiquement la dépendance de la colonie par rapport au commerce du bois. À la différence de nombreux loyalistes de la deuxième ou de la troisième génération, il ne s’adapta jamais vraiment aux réalités économiques ni aux nouvelles réalités politiques et sociales propres à la colonie du Nouveau-Brunswick. Plus tard dans sa vie, il devint un personnage de plus en plus distant, respecté mais non aimé, luttant pour préserver un système de valeurs qui devenait impopulaire et sans rapport avec la réalité. Ce refus de s’adapter explique en partie son profond attachement à sa profession, car la magistrature et le barreau étaient la dernière chasse gardée de la gentry loyaliste. Et dans les années 1850, même ces professions étaient prises d’assaut. Chipman n’avait pas de fils pour lui succéder. Mais puisque ce fils aurait dû pour occuper une position importante dans la société s’adapter à un Nouveau-Brunswick passablement différent de celui qu’avaient envisagé son père et son grand-père, il est possible que Chipman n’ait pas été mécontent de voir son nom disparaître avec lui.
La majorité des papiers de Ward Chipman a apparemment été détruite après sa mort, mais on en retrouve un peu dans la collection Lawrence, APC, MG 23, D1. Les références à Chipman et les lettres se trouvant dans la correspondance Sewell, APC, MG 23, GII, 10 ; dans les papiers de la famille Winslow, UNBL, MG H2, dont les plus importants ont été publiés dans Winslow papers, A.D. 1776–1826, W. O. Raymond, édit. (Saint-Jean, N.-B., 1901) ; et dans la H. T. Hazen coll. : Ward Chipman papers, Musée du N.-B., sont aussi très utiles. On peut consulter des lettres adressées à Chipman et d’autres de sa main aux APC dans les papiers de sir Howard Douglas (MG 24, A3), d’E. J. Jarvis (MG 24, B13), de sir John Harvey (MG 24, A17), de sir William M. G. Colebrooke (MG 24, A31), de sir Edmund Walker Head (MG 24, A20), de sir Archibald Campbell (MG 24, A21), et d’Amos Botsford (MG 23, D4), et à l’UNBL dans les papiers Saunders (MG H11).
La correspondance du Nouveau-Brunswick constitue l’autre source importante pour cette étude. Elle est conservée au PRO, particulièrement CO 188/39 : 376–379 ; 188/41 : 284–285 ; 188/42 : 158–161 ; 188/43 : 99–102 ; 188/45 : 84 ; 188/47 : 236–238 ; 188/49 : 242–244 ; 188/50 : 4–8, 11, 205–206 ; 188/52 : 10, 12–17, 19–23, 169–170, 288–290, 291–293, 367–370 ; 188/56 : 371–372, 427–429 ; 188/59 : 261 ; 188/60 : 311–315 ; 188/66 : 70–72 ; 188/68 : 136–141 ; CO 189/13 : 48–49 ; 189/16 : 294–299 ; CO 323/154 : 201–204, 232–235, 253 ; 323/158 :’ 270–271 ; 323/172 : 193. On trouve aussi de nombreuses mentions de Chipman dans les journaux du Nouveau-Brunswick. Les plus utiles ont été New-Brunswick Courier, 2, 9, 23 févr. 1828, 26 nov. 1830, 15 janv. 1831, 14 janv. 1832, 4 nov. 1837, 18 janv., 29 nov. 1851 ; et un article du Saint John Globe, 27 juill. 1907 : 8. Parmi les publications officielles contenant des renseignements sur Chipman, il faut souligner Copy of the report made to his Excellency, the Lieutenant Governor of the province of New-Brunswick by the commissioners appointed to inquire into the judicial institutions of the province (Fredericton, 1833) ; N.-B., Acts, [1786–1836] ; House of Assembly, Journal, 1821–1824 ; et Legislative Council, Journal, 1831–1842. Les APNB possèdent entre autres papiers intéressants les documents homologués de sa succession dans le fonds RG 7, RS71, 1852, et les N.B. Barristers’ Soc. papers, MC 288. Il existe aussi des documents intéressants au Musée du N.-B., W. F. Ganong scrapbook n° 1 : 99.
La seule bonne étude sur Chipman est celle de Lawrence, Judges of N.B. (Stockton et Raymond), 301–370, mais on peut aussi trouver certains renseignements généraux utiles dans Ann Gorman Condon, « The envy of the American states » : the settlement of the loyalists in New Brunswick : goals and achievements » (thèse de ph.d., Harvard Univ., Cambridge, Mass., 1975) ; J. W. Lawrence, Foot-prints ; or, incidents in early history of New Brunswick, 1783–1883 (Saint-Jean, 1883) ; MacNutt, New Brunswick ; et P. A. Ryder, « Ward Chipman, United Empire Loyalist » (thèse de m.a., Univ. of N.B., Fredericton, 1958). En ce qui concerne le différend frontalier entre le Maine et le Nouveau-Brunswick, les principales études sont : International adjudications, ancient and modern : history and documents [...] modern series, J. B. Moore, édit. (6 vol., New York, 1929–1933), 6 ; W. F. Ganong, « A monograph of the evolution of the boundaries of the province of New Brunswick », SRC Mémoires, 2e sér., 7 (1901), sect. ii : 139–449 ; et R. W. Hale, « The forgotten Maine boundary commission », Mass. Hist. Soc., Proc. (Boston), 71 (1953–1957) : 147–155. [p. b.]
Phillip Buckner, « CHIPMAN, WARD (1787-1851) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 8, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 9 nov. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/chipman_ward_1787_1851_8F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/chipman_ward_1787_1851_8F.html |
Auteur de l'article: | Phillip Buckner |
Titre de l'article: | CHIPMAN, WARD (1787-1851) |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 8 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1985 |
Année de la révision: | 1985 |
Date de consultation: | 9 nov. 2024 |