LAUMET, dit de Lamothe Cadillac, ANTOINE, seigneur en Acadie, capitaine dans les troupes de la marine, enseigne de vaisseau, commandant de Michillimakinac, fondateur de Détroit, gouverneur de la Louisiane, chevalier de Saint-Louis, gouverneur de Castelsarrasin en France ; il fut l’un des personnages les plus truculents de l’histoire de la Nouvelle-France, considéré par Agnès Laut comme « un héros sublime qui ennoblit les premiers chapitres de l’histoire de l’Amérique du Nord » et par W. J. Eccles comme « l’un des plus fieffés coquins qui aient jamais foulé le sol de la Nouvelle-France ». Né aux Laumets, près de Caumont, dans le Tarn-et-Garonne le 5 mars 1658, décédé à Castelsarrasin le 15 octobre 1730.

Vantard, ingénieux, querelleur, point trop respectueux de la vérité, Antoine Laumet était bien fils de Gascogne ! Il est entré dans l’histoire avec l’impressionnante généalogie qu’il s’était inventée : titre d’écuyer, armoiries, nom très noble « de Lamothe Cadillac », et père conseiller au parlement de Toulouse, avec tout le prestige qu’une telle fonction avait alors. La vérité est tout autre. D’après l’extrait de baptême de Cadillac, qui figure aux archives de la paroisse de Saint-Nicolas-de-la-Grave, son père, Jean Laumet, était un petit magistrat de province et sa mère, Jeanne Péchagut, était de famille bourgeoise. S’arroger des titres de noblesse était, bien sûr, chose courante dans la France du xviie siècle, mais Cadillac n’espérait-il pas tirer de cette imposture plus que le prestige de l’aristocratie ? Il a si bien tenté d’effacer ses origines, allant jusqu’à changer le nom de sa mère en Malenfant sur son certificat de mariage du 25 juin 1687, que certains historiens en sont venus à penser que pour une raison quelconque il tenait à brouiller les pistes et empêcher toute enquête sur son identité.

On sait peu de chose sur la vie de Cadillac avant son arrivée au Canada. On ne peut se fier à l’exactitude des faits rapportés dans les innombrables lettres qu’il écrivit après sa venue en Amérique, mais elles trahissent l’homme instruit car elles sont toujours spirituelles et bien rédigées. Il se piqua même parfois d’érudition, avec des résultats qui ne laissent pas de surprendre : à l’époque où il commandait Michillimakinac, il rédigea une étude où il tentait de prouver qu’Indiens de l’Ouest et Juifs avaient des liens raciaux étroits. Il prétend avoir été officier de l’armée française, mais se contredit si bien sur le grade et le régiment que le fait paraît douteux. Ainsi, en 1690, il dit à un commis du département de la Marine qu’il avait été capitaine d’infanterie : l’année suivante, il déclare à Buade* de Frontenac qu’il avait eu le grade de lieutenant dans le régiment de Clairambault et, dans un mémoire adressé vers 1725 au ministre Maurepas, il n’est plus, modestement, qu’un ancien cadet du régiment de Dampierre-Lorraine.

Vers 1683, Cadillac, petit émigrant obscur, débarque en Acadie et s’installe à Port-Royal (Annapolis Royal, N.–É.). Peu après, il sert sous François Guion, corsaire, qui y avait fait escale pour armer son navire. Durant le temps qu’il servit sous les ordres de Guion, il apprit à connaître parfaitement les côtes de la Nouvelle-Angleterre, ce qui lui valut plus tard la faveur du gouvernement français. Il eut aussi l’occasion de rendre visite à la famille Guion à Beauport, près de Québec. Là, il devient amoureux de Marie-Thérèse, la fille de Denis, frère aîné de François. Ils se marient à Québec, le 25 juin 1687, et retournent en Acadie, où Cadillac avait reçu en concession une seigneurie de 25 milles carrés sur la rivière Douaguek (rivière Union, Maine).

Cadillac ne défricha jamais ses terres : ses querelles avec le gouverneur, Des Friches de Meneval, ne lui en laissaient pas le loisir. Cadillac, semble-t-il, s’était associé avec Soulègre, commandant de la garnison de Port-Royal, et Mathieu de Goutin, commissaire principal, pour faire du commerce. Lorsque Meneval fit savoir à Soulègre et à Goutin que leur qualité d’officiers leur interdisait de se livrer au commerce, les trois compères complotèrent à ses dépens. Ils cherchèrent d’abord à lui retirer l’appui du clergé. N’y parvenant point, ils tentèrent de monter les habitants contre les prêtres, les incitant à ne pas payer la dîme. Meneval en vint bientôt à se plaindre amèrement des trois associés. Il écrit dans une de ses dépêches : « Ce Cadillac le plus méchant esprit du monde, est un estourdy chassé de France pour je ne say quels crimes ». Un commis du département de la Marine, qui eut l’occasion, peu après, de s’entretenir avec Cadillac, eut la même réaction : « On l’a reconnu pour être en effet fort éveillé et capable des pratiques que Mr de Meneval a remarqué ».

Au cours de l’été 1691, Cadillac arriva à Québec avec sa famille et sans un sou vaillant. L’année précédente, au mois de mai, Sir William Phips* avait attaqué Port-Royal et détruit plusieurs maisons des alentours, y compris celle de Cadillac. Jamais son avenir n’avait paru si sombre, mais il devait bientôt s’éclaircir. Meneval avait bien prévenu la cour qu’il s’agissait là d’un individu peu recommandable, mais on estimait qu’avec sa connaissance de la côte atlantique il pourrait rendre de précieux services si jamais on décidait de lancer une attaque contre Boston ou New York. Frontenac reçut donc ordre d’employer Cadillac au service du roi et de l’aider dans la mesure du possible. Le gouverneur, qui avait été tout de suite charmé par la faconde et l’aisance du Gascon, ne demandait que cela, et le fit lieutenant dans les troupes de la marine. En 1692, Cadillac fit une reconnaissance le long des côtes de la Nouvelle-Angleterre, avec le cartographe Jean-Baptiste Franquelin, et soumit au gouvernement un rapport détaillé et précis sur la topographie de la région. En reconnaissance de ses services, il fut promu au grade de capitaine en octobre 1693. L’année suivante, Frontenac le nomma commandant de Michillimakinac, à la jonction des lacs Huron et Michigan.

Michillimakinac était le poste militaire et commercial le plus important que la France eût dans l’Ouest. C’était une lourde responsabilité qu’en avoir le commandement au plus fort de la guerre avec les Iroquois. La mission du commandant reposait sur trois points principaux : il devait s’assurer que toutes les tribus de l’Ouest restent les alliées de la France, arriver à ce qu’elles vivent en bonne intelligence, et les inciter à faire la guerre sans relâche aux Cinq-Nations. Il est bien étrange que Frontenac et son secrétaire, Charles de Monseignat, qui rédigeait chaque année la « Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable en Canada », aient affirmé que Cadillac s’acquittait fort bien de ses fonctions, alors que les faits qu’ils relataient prouvaient exactement le contraire. Cadillac fut incapable d’empêcher Hurons et Iroquois de s’envoyer mutuellement des ambassadeurs chargés de conclure un traité de paix ; il n’arriva pas à maintenir l’entente entre les tribus de l’Ouest et encore bien moins à les persuader de s’unir pour attaquer les Iroquois. Lorsque Cadillac revint au Canada, en 1697, Monseignat fit rapport que les affaires, dans la région des Grands Lacs, étaient « extrêmement brouillées ».

Cadillac fut peut-être un piètre commandant, mais il se révéla fort adroit dans la traite des fourrures. À son arrivée à Michillimakinac, vers la fin de 1694, sa fortune se montait en tout et pour tout à sa solde de capitaine, soit 1 080# par an. Trois ans plus tard il envoie en France des lettres de change dont le montant s’élève à 27 596# 4s., et cela ne représente qu’une partie de ses profits nets. Il réalisait de tels bénéfices de deux façons : en vendant aux Indiens toute l’eau-de-vie qu’ils voulaient, ce qui irritait et chagrinait les pères Étienne de Carheil et Joseph-Jacques Marest, et en exploitant les coureurs de bois, dont la plupart n’osaient pas se plaindre, sachant que Cadillac était le protégé de Frontenac. Louis Tantouin de La Touche, commissaire des troupes royales, résume bien la façon dont Cadillac s’acquitta de ses fonctions de commandant : « Jamais homme n’a amassé du bien en sy peu de temps et qui ait tant fait de bruit par les torts qu’en reçoivent les particuliers qui font les avances de ses sortes de traittes ».

Le 21 mai 1696, la situation dans l’Ouest change brutalement. Le marché français des pelleteries étant saturé de peaux de castor, Louis XIV, dans le but de réduire l’entrée des fourrures dans la colonie, signe un édit qui abolit les congés et ordonne aux garnisons d’abandonner les principaux postes de l’Ouest. La loi obligeait donc Cadillac à revenir au Canada. Il y arriva le 29 août 1697, avec toute une flottille de canots chargés de près de 176 000 livres de peaux de castor. Dans l’intervalle, Louis XIV avait signé un autre édit, destiné à maintenir l’influence de la France sur les tribus de l’Ouest : cet édit permettait de conserver les postes des forts Frontenac, Michillimakinac et Saint-Joseph des Miamis. Il ne levait toutefois pas l’interdiction de se livrer au commerce dans l’Ouest, et le gouverneur protesta : à cause de cette mesure, il devenait impossible d’occuper de nouveau ces postes, puisqu’elle privait les hommes de leur principal moyen d’existence. Quant à Cadillac, il n’avait aucune envie de retourner dans ces régions lointaines s’il ne pouvait s’y livrer au commerce des fourrures. En 1698, il s’embarqua pour la France afin de soumettre à la cour un nouveau projet concernant l’Ouest, et qui devait être son coup de maître : la colonisation de Détroit.

Ce que Cadillac voulait créer à Détroit, ce n’était pas un fort comme celui qu’il avait commandé à Michillimakinac, mais bien une petite colonie où s’installerait un nombre considérable de Français et où pourraient se regrouper les tribus de l’Ouest. Un établissement de ce genre, Cadillac s’en portait garant, ne pourrait qu’être profitable dans tous les domaines, militaire, économique, culturel et moral. Sur le plan militaire, cela freinerait l’expansion anglaise dans la région des Grands Lacs. En outre, l’emplacement choisi, à l’entrée du domaine des Iroquois, permettrait aux Français de leur opposer très rapidement une armée importante en cas de conflit. Du point de vue économique, les Indiens venus des diverses régions de l’Ouest seraient trop occupés à s’installer dans leur nouvel habitat pour se livrer à la chasse et par conséquent la fondation de Détroit ralentirait le commerce du castor. Sur le plan culturel, une importante colonie française, au cœur du continent, permettrait à la France d’exercer une influence prépondérante sur les tribus de l’Ouest. Moralement, enfin, cela mettrait fin à l’exploitation de l’Indien par les coureurs de bois, exploitation que favorisait l’éloignement de tout centre civilisé. À Détroit, clergé et administration seraient là pour surveiller les transactions.

Le ministre de la Marine, Pontchartrain, fut favorablement impressionné par ces arguments mais, prudemment, préféra soumettre le projet à Louis-Hector de Callière et à Jean Bochart de Champigny avant d’en venir à une décision. Ceux-ci montrèrent fort peu d’enthousiasme. L’intendant déclara que, même si Cadillac réussissait à réunir toutes les tribus de l’Ouest en un seul endroit, cela ne servirait en rien la cause de la Nouvelle-France, car les rivalités ancestrales les mettraient bientôt aux prises. Callière craignait que les Iroquois ne voient d’un mauvais oeil l’établissement d’une colonie sur leur territoire de chasse et ne recommencent à faire la guerre au Canada. De plus, en rapprochant ainsi les tribus alliées de l’Ouest des Cinq-Nations, Détroit faciliterait le commerce entre tous les Indiens et il pourrait en résulter une entente aux dépens des Français. Les marchands prirent peur, eux aussi. Détroit, ils s’en rendaient bien compte, était à l’un des principaux carrefours commerciaux de la région des Grands Lacs, et celui qui y régnerait en maître aurait bientôt la haute main sur le commerce des fourrures. Pris de court devant la forte opposition qu’il rencontrait, Cadillac, qui était revenu au Canada au printemps de 1699, se hâta de repartir pour la France à l’automne, afin de réfuter toutes les objections. Grâce à sa force de persuasion, il arriva à vaincre les hésitations de Pontchartrain. Dans les dépêches de 1700, le gouverneur et l’intendant reçurent l’ordre de passer à la réalisation du projet, à moins que l’on ne rencontre des « inconvénients invincibles ».

Cadillac, accompagné de son premier lieutenant, Alphonse Tonty, arriva à Détroit avec une centaine d’hommes dans le courant de l’été de 1701. Deux ans plus tard, Philippe de Rigaud de Vaudreuil fut nommé gouverneur de la Nouvelle France et presque aussitôt les deux hommes furent à couteaux tirés. Leurs personnalités si différentes rendaient les heurts presque inévitables. Descendant d’une vieille famille de noblesse d’épée, ancien membre des prestigieux Mousquetaires, le nouveau gouverneur méprisait ce rusé parvenu. Ce ne fut toutefois pas la raison de leur querelle. Celle-ci prit naissance dans l’opposition de leurs points de vue. Les agissements de Cadillac, peu après son arrivée à Détroit, trahissaient son intention de régner en maître sur les régions du Nord-Ouest. En 1704, on lui accorda la propriété du poste et, à plusieurs reprises par la suite, il demanda à Pontchartrain d’accorder à la région qu’il commandait une administration autonome. Vaudreuil, tout comme Callière et pour les mêmes raisons, estimait que l’entreprise de Cadillac était vouée à l’échec. Il était, lui, favorable à un retour au regime traditionnel des postes et congés, dans le cadre duquel, privé du prestige d’être le seul poste de l’Ouest et le centre des bourgades des tribus de ces territoires, Détroit ne serait plus qu’un fort parmi les autres. Mais voilà qui n’aurait pas permis à Cadillac d’obtenir le pouvoir qu’il convoitait. Il en vint bientôt à considérer Vaudreuil comme l’ennemi à abattre à tout prix.

La campagne qu’il fit contre Vaudreuil fut habilement menée. Il commença par gagner l’appui de deux puissants et éminents Canadiens, le gouverneur de Montréal, Claude de Ramezay, et le procureur général du Conseil supérieur, Ruette d’Auteuil, un vétéran de la politique qui avait été un adversaire acharné de Frontenac. Ces trois alliés, dont l’entente rappelait les vieux jours d’Acadie, accusèrent Vaudreuil de persécuter Cadillac et de s’employer à faire échouer le projet. Et pourquoi ? Parce que la nouvelle colonie menaçait son emprise sur le commerce des fourrures. « Le grand projet des gens de Canada, écrit Cadillac, est d’établir Missilimackinac avec les congés et les coureurs de bois. C’est le grand attrait du gouverneur général qui le rend comme maître du commerce ». Afin d’être encore plus explicite, Auteuil ajoute que Vaudreuil avait ressenti un « déplaisir violent de voir établir dans un poste capable de traverser ses commerces un homme placé d’une autre main que la sienne et sur lequel il ne pouvait pas compter pour les desseins de son avarice ».

Vaudreuil n’était pas doué de l’agilité mentale de Cadillac, mais il frappait toujours dur et juste, une fois qu’il avait bien évalué la situation. C’est ce qui se passa une fois encore. Cadillac, Ramezay et Auteuil, dit-il, bien loin d’être unis par un souci commun du bien-être de la colonie, l’étaient par l’ambition de profiter du commerce des fourrures de Détroit. De plus, ce n’était pas grâce à des moyens légaux qu’ils entendaient faire fortune, mais en se livrant à la contrebande. Voilà pourquoi Cadillac demandait que son commandement devienne une administration autonome. De cette façon il pourrait se livrer au commerce avec les Anglais en toute sécurité, sans avoir à rendre compte de ses actes. Cadillac s’était gagné Ramezay en lui offrant des parts dans sa colonie ; il s’était déjà arrangé avec Pierre Le Moyne d’Iberville pour expédier ses peaux de castor sur le Mississipi. Il était même allé jusqu’à offrir à Vaudreuil lui-même 500 ou 600 pistoles par an, à condition qu’il ne s’ingère pas dans ses affaires. Si ces projets réussissaient, le Canada serait ruiné à tout jamais.

Pontchartrain était seul en mesure de régler la querelle, mais il hésita longuement avant d’agir. Les mémoires présentés par Cadillac en 1698 et 1699 avaient fait une impression profonde sur lui, et pendant de longues années il considéra Détroit comme « un moyen de conserver la possession de Lameriq’ Septentionnalle, d’empescher que les Anglois et les autres Nations ne penetrent dans les terres ». Il semblait inadmissible que Vaudreuil, pour mieux servir ses ambitions personnelles, pût comploter pour faire échouer ce projet si important. Au mois de juin 1706, le gouverneur reçut une admonestation sévère et fut prié de s’amender, sinon il encourrait le déplaisir royal, avec toutes les conséquences que cela pourrait entraîner. Mais au moment même où il écrivait ce message, des doutes sur la personnalité de Cadillac et la sûreté de son jugement commençaient à poindre dans l’esprit du ministre. L’allure indépendante qu’affectait le commandant de Détroit, son langage sans mesure, les accusations insensées qu’il portait contre le gouverneur, l’intendant et les Jésuites, donnaient plus de poids aux plaintes de ceux qui taxaient le personnage d’insubordination, d’arrogance et d’irresponsabilité. En outre, il devenait de plus en plus évident que sa politique à l’égard des Indiens était vouée à l’échec. En 1706 et 1707, les Hurons, les Outaouais et les Miamis qui s’étaient installés près de Détroit en vinrent aux coups et manquèrent de plonger l’Ouest dans les affres de la guerre. En apprenant ces faits, Pontchartrain décida que l’heure était venue de mettre les choses au point une fois pour toutes. En novembre 1707, il chargea François Clairambault d’Aigremont d’enquêter sur les événements dans l’Ouest et de faire rapport.

Le rapport d’Aigremont, soumis en novembre 1708, était une mise en accusation impitoyable de Cadillac : il n’était qu’un aventurier et sa politique menaçait toute la domination française dans les territoires de l’intérieur. Aigremont commença par faire remarquer que Détroit était loin d’être la colonie si bien aménagée que Cadillac décrivait au long de ses dépêches pour amener le ministre à lui accorder une administration indépendante du Canada. À part la garnison et quelques centaines d’Indiens, il n’y avait que 62 colons français, et l’on n’avait défriché que 353 arpents. Cadillac régnait en despote sur ce domaine et s’était attiré la haine de l’homme blanc autant que celle de l’Indien. Les trafiquants devaient lui verser d’énormes pots-de-vin pour avoir le droit de faire la traite. Une cruche d’eau-de-vie, qui coûtait de deux à quatre livres au Canada, en valait 20 à Détroit.

Le rapport confirmait également les craintes du gouverneur sur les résultats néfastes que pouvait avoir Détroit sur le réseau d’alliances indiennes créé par la France. Ce poste éloigné était devenu, sur le plan pratique, un satellite économique de New York. Presque toutes les fourrures passaient aux mains des Anglais. Quant aux Iroquois, ils ne perdaient aucune occasion de faire du commerce avec les alliés de la France, leur permettant parfois de se rendre jusqu’à Albany pour y traiter directement avec les Anglais, et, ce faisant, les gagnaient petit à petit à leur cause. Aigremont concluait : « Cecy fait voir que les Iroquois ont profité du temps que le détroit est étably pour attirer nos alliés afin des les avoir pour eux en cas de guerre ce qui arriveroit infailliblement ».

Pontchartrain ne pouvait continuer d’accorder son appui à Cadillac après un rapport aussi accablant. Mais il lui était bien difficile de prononcer des sanctions sévères après l’avoir soutenu aussi longtemps. Cela aurait été admettre une grave erreur de jugement ; plutôt que de connaître la même déconvenue que son ancien protégé, Pontchartrain préféra l’expédier en Louisiane avec les fonctions de gouverneur. François Dauphin de La Forest, qui avait succédé à Tonty comme premier lieutenant de Cadillac, le remplaça au poste de commandant de Détroit. Les notes confidentielles d’un commis du département de la Marine expliquent les raisons de cette nomination. La Forest avait la réputation d’être un officier médiocre, incapable de commander un poste dans les régions de l’Ouest. En lui confiant Détroit, Pontchartrain espérait que cette désastreuse colonie péricliterait. Il se débarrasserait ainsi d’un problème sans avoir à faire volte-face de façon humiliante.

La Louisiane, dont Cadillac venait d’être nommé gouverneur le 5 mai 1710, était certainement la plus pauvre colonie de l’empire français. Fondée dix ans plus tôt par Iberville, sa population ne dépassait pas 300 ou 400 habitants ravagés par le vice et la maladie, qui vivotaient tant bien que mal sur les côtes du golfe du Mexique. La France, appauvrie par la guerre de Succession d’ Espagne, ne pouvait pas faire grand-chose pour développer ce territoire et espérait le transférer à Antoine Crozat, un des hommes les plus riches de France, Pontchartrain, souhaitant vaincre les hésitations bien compréhensibles du financier devant les aléas que comportait ce projet, fit appel à Cadillac qui était revenu en France après avoir quitté Détroit au lieu de suivre ses instructions et de se rendre directement en Louisiane. Cadillac remit à Crozat des mémoires qui décrivaient la colonie comme un pays au sous-sol immensément riche. Tout comme le ministre de la Marine 12 ans plus tôt, le financier richissime ne put s’empêcher de tomber sous le charme de l’incroyable Gascon. En septembre 1712 se constitua une compagnie pour le développement de la Louisiane. La contribution de Crozat se montait à 600 000 ou 700 000# ; Cadillac apportait ses talents d’administrateur. Il semble que, devant cet arrangement, Cadillac se soit imaginé qu’il serait le principal agent de Crozat en Louisiane. Mais la compagnie et l’État nommèrent d’autres représentants qui lui enlevèrent dans une grande mesure l’autorité qu’il comptait exercer, et diminuèrent considérablement la possibilité de s’enrichir.

Cadillac débarqua en Louisiane en juin 1713 et ne fut guère impressionné par ce qu’il vit. La colonie, écrivit-il au ministre, est un « méchant pays », habité par des « gens de sac et de corde, sans subordination pour la religion, adonnés au vice ». L’avenir, continue-t-il, dépend entièrement de la découverte de mines et de l’établissement d’échanges commerciaux avec le Mexique. Cadillac s’efforça sérieusement de réaliser les deux points de ce programme. Peu après son arrivée il envoya, par voie de terre, une expédition vers le Mexique, sous le commandement de Louis Juchereau* de Saint-Denis. Malheureusement l’Espagne interdisait le commerce entre ses colonies et les puissances étrangères, et 17 expédition fut un échec total. Cadillac fut plus heureux comme prospecteur. En 1716, il inspecta lui-même la région de l’Illinois, et découvrit une mine de cuivre.

Au demeurant, fidèle à lui-même, Cadillac se querellait furieusement avec ses collègues. Avant même de débarquer, il était arrivé à susciter l’inimitié de Jean-Baptiste Du Bois Duclos, le nouvel ordonnateur (sa fonction était l’équivalent de celle de l’intendant canadien). Pendant la traversée à bord du Baron de La Fauche, Cadillac avait prévenu Duclos qu’il était dangereux de se quereller avec lui, parce qu’il était doué d’une intelligence supérieure. Duclos admit que Cadillac était dangereux, non pas en raison de son intelligence, qu’il jugeait médiocre sauf quand ses propres intérêts étaient en jeu, mais parce qu’il était « bien inquiet et bien remuant » et « le plus hardi menteur que j’eusse jamais veu ». Peu après son arrivée en Louisiane, Cadillac commença à se disputer avec Jean-Baptiste Le Moyne* de Bienville. Si l’on en croit ce dernier, les ennuis commencèrent lorsqu’il offensa Cadillac en refusant d’épouser sa fille Marie-Madeleine ; après cela, se plaignit-il, il fut traité en caporal ! Il reçut un jour la visite de l’aide-major, venu l’informer, au nom du gouverneur, qu’il n’était qu’un « sot » et un « fat ». Par malheur, Cadillac ne se contenta pas d’épithètes malsonnantes. Il fit tout pour entraver le travail de Bienville auprès des tribus indiennes de telle sorte que les rapports de la Louisiane avec les indigènes s’envenimèrent rapidement. Dès 1716, Crozat en eut assez de Cadillac, qu’il tenait responsable du marasme de la colonie, et qu’il soupçonnait même de cacher les richesses réelles de l’endroit afin de mieux en profiter. Cadillac, de son côté, était las de Crozat et l’accusa de rupture de contrat. Sur les instances du financier, on décida le 3 mars 1716 de rappeler le gouverneur mais ce n’est qu’au cours de l’été de l’année suivante que Cadillac s’embarqua à Mobile pour la France, accompagné de toute sa famille : 34 années aux colonies s’achevaient sans gloire.

Le 27 septembre 1717, moins d’un mois après leur arrivée en France, Cadillac et son fils aîné Antoine furent emprisonnés à la Bastille, où ils demeurèrent jusqu’au 8 février. On les accusait « d’avoir tenu des discours peu convenables contre le gouvernement de l’état et des colonies ». Le monopole détenu par Crozat venait d’être transféré à la Compagnie d’Occident qui, pour encourager l’immigration, dépeignait la colonie comme un nouvel Eldorado. Cadillac, lui, estimait que la Louisiane était « un monstre qui n’a ni teste ni queue » et protesta violemment devant la description enchanteresse qu’en faisait la compagnie. De peur qu’il ne compromette la propagande, on estima prudent de le retirer de la circulation pendant quelques mois. Mais, par la suite, le Conseil de Marine regretta d’avoir traité Cadillac avec autant de dureté. Il reçut la croix de Saint-Louis, et on lui paya les arrérages de son traitement de gouverneur, y compris les années de 1710 à 1712, alors qu’il n’occupait pas encore ses fonctions, et l’année 1718, après qu’il eut cessé de les remplir. Enhardi par ce succès, Cadillac essaya de reprendre possession de Détroit et d’obtenir l’exclusivité du commerce du poste. Mais, après étude de sa requête, le conseil admit seulement la validité de ses titres de propriété de certains immeubles, de terrains, et de bétail. Comme Cadillac ne retourna jamais à Détroit et n’y envoya aucun agent, il ne retira rien de ce jugement. En 1723, il acheta la charge de gouverneur de Castelsarrasin, petite ville située à 12 milles de Montauban. Ce poste lui rapportait la somme de 120# par an. C’est là qu’il mourut le 15 octobre 1730. On en sait aussi peu sur les sept dernières années de sa vie que sur les 25 ans qui précédèrent sa venue en Amérique.

L’étude approfondie de centaines de documents qui concernent Cadillac ne peut qu’amener l’historien à conclure qu’il ne s’agit certainement pas d’un des « héros » les plus sublimes de la Nouvelle-France, et qu’il mérite sans doute le titre de « fieffé coquin ». Mais comment, alors, la légende de Cadillac est-elle née ? Il y a trois explications possibles. D’abord la colonie qu’il fonda en 1701 est devenue l’une des plus grandes villes d’Amérique du Nord. On pouvait s’attendre à ce que les habitants de Détroit, qui s’intéressent à l’histoire et sont fiers de leur ville, aient voulu en faire un grand homme. Ensuite, si on se contente de lire la correspondance de Cadillac, à l’exclusion des autres documents le concernant, on a l’impression qu’il s’agit là d’un homme compétent, consciencieux, pondéré, bon serviteur du roi, qui dut toute sa vie se défendre contre les mesquineries d’individus moins doués que lui. Enfin, Cadillac était anticlérical, et l’hostilité qu’il vouait aux Jésuites, ses vitupérations à l’égard de ce qu’il appelait « une domination odieuse, ecclésiastique et insupportable », lui valurent la sympathie des historiens anglo-protestants. Ils le considérèrent comme un des rares personnages de l’histoire de la Nouvelle-France qui osa affirmer son indépendance face à la domination du clergé, et défendre les droits de l’État contre les prétentions de l’Église. Et voilà comment, avec le recul du temps, on a fini par faire d’un aventurier sans foi ni loi, prêt à tout sacrifier pour s’enrichir, un des héros du Régime français.

Yves F. Zoltvany

La plupart des documents manuscrits concernant Cadillac se trouvent dans les dépôts suivants : AN, Col., B, 16–42 ; Col., C11A, 12–43 ; Col., C11D, 2 ; Col., C11E, 14, 15, Col., C11G, 1–6 ; Col., C13A, 2–4 ; Col., D2C, 47, 49, 51 ; Col., F3, 2, 7, 8, 9, 10 ; Marine, B1, 1–55.— Bibliothèque de l’Arsenal (Paris), Archives de la Bastille, 10 631, 12 482.— BN, mss, Clairambault 849, 882 ; mss, NAF 9 274, 9 279, 9 299.

Quelques-uns de ces documents ont été publiés par Pierre Margry, Découvertes et établissements des Français, V, mais il faut apporter beaucoup de circonspection dans l’utilisation de ce recueil ; tout ce qui pouvait nuire à Cadillac a été soit modifié, soit omis. On trouvera des renseignements beaucoup plus solides dans les documents publiés par C. M. Burton sous le titre de The Cadillac Papers dans Michigan Pioneer Coll., XXXIII : 36–716 ; XXXIV : 11–303. on finit par se faire une idée assez juste de la personnalité de Cadillac, si l’on ajoute à ces documents la correspondance de Philippe de Rigaud de Vaudreuil publiée dans le RAPQ, 1938–39 : 12–179 ; 1939–40 : 355–463 ; 1942–43 : 369–443 ; 1946–47 : 371–460 ; 1947–48 :137–339.

Les lecteurs qui s’intéressent à l’évolution du jugement que les historiens ont porté sur Cadillac consulteront les ouvrages suivants : C. M. Burton, Cadillacs village (Detroit, 1896) ; A sketch of the life of Antoine de la Mothe Cadillac, the founder of Detroit (Detroit, 1895), et Agnes Laut, Cadillac, knight errant of the wilderness... (Indianapolis, 1931). Ces ouvrages dépeignent Cadillac sous un jour favorable, surtout le dernier qui, bien qu’il se pique de reposer sur des sources précises, se lit comme un mauvais roman de cape et d’épée. De 1944 à 1951, Jean Delanglez, s.j., a publié une série d’articles pleins d’érudition sur Cadillac : Cadillac’s early years in America, Mid-America, XXVI (1944) : 3–39 ; Antoine Laumet, alias Cadillac, commandant at Michilimackinac, XXVII (1945) : 108–132, 188–216, 232–256 ; The genesis and building of Detroit, XXX (1948) : 75–104 ; Cadillac at Detroit, XXX (1948) : 152–176 ; Cadillac, proprietor of Detroit, XXXII (1950) : 155–188, 226–258 ; Cadillac’s last years, XXXIII (1951) : 3–42. Ces articles démolissent impitoyablement la légende de Cadillac. On peut également consulter : Eccles, Frontenac ; Giraud, Histoire de la Louisiane française, et Y. F. Zoltvany, New France and the west, CHR, XLVI (1965) : 301–322. Ces ouvrages traitent surtout des années que Cadillac a passées à Michillimakinac, a Détroit et en Louisiane. Tous ces auteurs ont une piètre opinion du personnage.

E. Forestié, Lamothe-Cadillac, fondateur de la ville de Détroit (Montauban, 1907), est le seul auteur à se livrer à une enquête sérieuse sur les années de jeunesse que Cadillac passa en France.  [y. f. z.]

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Yves F. Zoltvany, « LAUMET, dit de Lamothe Cadillac, ANTOINE », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 2, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 5 nov. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/laumet_antoine_2F.html.

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Auteur de l'article:    Yves F. Zoltvany
Titre de l'article:    LAUMET, dit de Lamothe Cadillac, ANTOINE
Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 2
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1969
Année de la révision:    1991
Date de consultation:    5 nov. 2024