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KENT, JOHN, commissionnaire et homme politique, né en 1805 à Waterford, en Irlande, décédé le 1er septembre 1872, à St John’s, T.-N.
John Kent arriva à Terre-Neuve en 1820 et travailla pendant quelque temps comme commis, chez son oncle, Patrick Morris*. Ce dernier, qui avait émigré dans l’île 20 ans auparavant, était un homme spirituel, fougueux et batailleur, caractéristiques que Kent semble avoir partagées. Dès 1830, Kent était déjà établi comme encanteur et commissionnaire. Ses affaires étaient assez prospères pour lui permettre d’épouser la sœur de l’évêque catholique de la colonie, Michael Anthony Fleming*. C’est en grande partie grâce à l’influence de Mgr Fleming que John Kent put être élu dans la circonscription de St John’s et siéger à la première Assemblée législative de Terre-Neuve. Celle-ci avait été instituée en 1832 par une loi du parlement de Londres, et Kent avait joué un rôle important dans le mouvement en faveur de l’établissement de l’Assemblée.
Dans ses campagnes électorales, Kent déployait une activité débordante et n’hésitait pas à recourir à l’intimidation et à utiliser l’influence du clergé. En 1832, avec le droit de vote par famille, Terre-Neuve possédait pratiquement le suffrage universel, et il n’était pas difficile de se faire élire en utilisant l’agitation, moyen de pression très efficace. Kent était un réformiste qui trouvait plaisir à se quereller avec les gens en place. Il était démocrate d’instinct et haïssait le pouvoir non responsable, c’est-à-dire, selon lui, tout gouvernement qui restait insensible aux revendications populaires. Il avait la même habileté que William Lyon Mackenzie* pour haranguer les foules et possédait une grande facilité dans l’expression, pour ne pas dire dans l’invective. Mais il avait d’autres traits de caractère dont Mackenzie était dépourvu : il était âpre au gain, terriblement ambitieux et doué d’un véritable talent d’administrateur. Le discours qu’il prononça à une réunion publique à St John’s, le 24 mai 1848, est l’un des plus caractéristiques de Kent. À cette occasion, il dit, citant George Canning : « L’inaction n’a jamais apporté le repos, et l’homme n’est pas encore parvenu à satisfaire son ambition autrement que par l’effort personnel. »
Muni de ces principes et doué comme il l’était, John Kent était destiné à devenir un politicien démagogue. Il semble qu’il n’ait jamais eu beaucoup de scrupules en ce qui concerne les moyens à employer pour se faire élire et réélire ; de toute façon, il ne fut jamais battu aux élections. Mais, à cet égard, il n’était pas pire que beaucoup de ses contemporains. En 1836, les protestants – ils étaient 36 000 contre 37 600 catholiques – prétendaient que les catholiques étaient dirigés « par un clergé politicien, ignorant et corrompu ». L’année précédente, l’auteur de ces lignes, un protestant, Henry David Winton*, directeur du Public Ledger, s’était fait couper les oreilles. Les protestants, de leur côté, ne valaient guère mieux. C’est ce qui faisait dire en 1839, dans un moment d’exaspération, au capitaine Henry Prescott, gouverneur de Terre-Neuve, que même un ange ne pourrait « apaiser la violence de l’antagonisme religieux [...] ». Kent ne fit aucun effort dans ce sens. Il savourait la tempête et la tournait à son avantage ; cependant, avec les années, il acquit un plus grand sens des responsabilités, et l’âpreté manifestée durant sa jeunesse s’adoucit quelque peu.
En 1842, Kent fut nommé à la nouvelle législature, qui était un amalgame de 11 membres élus par le peuple et de 10 membres désignés par la couronne. En 1849, quand le Conseil législatif et l’Assemblée législative redevinrent deux corps distincts, il fut président de cette dernière. Vers la fin de la même année, il fut nommé percepteur des douanes et démissionna de son siège à l’Assemblée.
Kent devint alors un partisan enthousiaste du gouvernement responsable. Il avait proposé pour la première fois cette solution en 1846 ; il était persuadé que l’Assemblée législative pouvait être rendue responsable devant le peuple, si on lui en donnait la possibilité, tandis que sans un gouvernement responsable, disait-il, l’opposition verserait toujours dans la démagogie. C’était là un des arguments avancés par Robert Baldwin* dans le Haut-Canada. Mais le Morning Courier de St John’s se demandait, le 30 mai 1848, si Terre-Neuve, dont la population n’était pas unie, ne devait pas se donner tout d’abord des institutions gouvernementales solides sur le plan local. Accorder le gouvernement responsable en ce moment serait une folie. Ce serait, disait-il, installer le gouvernement responsable « sur des fondements pourris [...] soutenus par des partisans dans le besoin et incapables d’assurer leur propre subsistance [...] ». Le gouverneur, John Gaspard Le Marchant, était convaincu que l’agitation pour obtenir le gouvernement responsable, qui provenait presque exclusivement des réformistes, c’est-à-dire du parti libéral, n’était qu’un masque cachant la volonté des catholiques d’arriver au pouvoir. Kent fut peut-être bien naïf de croire que les circonstances qui avaient justifié, ou semblaient avoir justifié, l’accession au gouvernement responsable dans les provinces du Canada et en Nouvelle-Écosse étaient les mêmes qu’à Terre-Neuve.
En 1848, les libéraux occupaient environ les trois-cinquièmes des sièges à l’Assemblée législative, proportion qu’ils conservèrent après les élections générales de 1852. Presque tous leurs députés étaient catholiques et s’étaient engagés à obtenir le gouvernement responsable. Après de nombreuses démarches, le gouvernement britannique accepta, bien à contrecœur de l’accorder à Terre-Neuve. Ce fut le thème des élections qui eurent lieu en mai 1855 et, le même mois, le premier cabinet, dirigé par le premier ministre libéral, Philip Francis Little*, prêta serment. John Kent, qui avait démissionné de ses fonctions de percepteur des douanes et avait été élu en 1852, eut le poste de secrétaire colonial dans le cabinet, qui comprenait quatre catholiques et deux protestants.
À cette époque, la guerre de Crimée avait suscité un esprit de coopération entre la France et l’Angleterre. Dans cette conjoncture, les deux nations signèrent, en 1857, le protocole d’un accord qui souleva dans l’île les protestations de tous les partis politiques. L’accord portait sur la question de la French Shore qui, à cette époque, s’étendait du cap St John (à environ 150 milles au nord-ouest du cap Bonavista) jusqu’au cap Ray, sur la côte occidentale (à environ 230 milles au sud de la pointe Riche). Du côté britannique, les conditions de l’accord étaient sujettes à la ratification de la législature de Terre-Neuve. Entre autres clauses d’une importance vitale, l’accord proposait l’extension des droits de pêche de la France jusqu’au Labrador. Il donnait également à la France un droit exclusif à une importante partie du littoral visé par le traité (sauf pour certaines fins militaires et administratives). Terre-Neuve, qui avait alors un gouvernement responsable, réagit rapidement et avec violence.
En mars 1857, Kent, en compagnie de Frederic Bowker Terrington Carter*, membre de l’opposition conservatrice, partit pour Halifax, N.-É., puis se rendit au Nouveau-Brunswick et au Canada, pour s’assurer des appuis en faveur de la cause de Terre-Neuve. Toutes les colonies répondirent à leur appel, y compris l’Île-du-Prince-Édouard. Cette réaction des autres provinces est peut-être la raison de la bonne volonté que mettra Terre-Neuve en 1864 et en 1865 à examiner au moins la possibilité d’entrer dans la Confédération. « Nous ne sommes pas prêts d’oublier, écrivait le Newfoundlander le 16 avril 1857, les obligations que nous avons envers nos colonies sœurs [...] qui nous ont appuyés dans notre lutte. » À la suite des démarches faites par les colonies, la Grande-Bretagne renonça à l’accord avec la France et, par la suite, Kent fut l’un des deux délégués britanniques de la commission mixte anglo-française en 1859, dont il fut d’ailleurs exclu au début de 1860. On laissa entendre qu’il ne prenait que peu de part aux travaux de la commission ; peut-être se montrait-il trop réfractaire.
À la suite de la nomination de Philip Francis Little à la Cour suprême de Terre-Neuve, Kent devint premier ministre en 1858. Il fut porté de nouveau au pouvoir après les élections générales de novembre 1859, qui donnèrent lieu à une lutte encore plus âpre que d’habitude. Ces dernières années le sectarisme religieux s’était avivé terriblement. À Terre-Neuve, le recensement de 1857 avait révélé un déplacement dans l’équilibre précaire entre protestants et catholiques. Au recensement de 1845, les protestants étaient légèrement plus nombreux que les catholiques, soit 49 500 contre 47 000. Mais, en raison d’une immigration considérable de méthodistes, la différence entre les deux avait augmenté, et l’on comptait alors 64 000 protestants contre 55 000 catholiques.
Le ministère Kent arriva à un mauvais moment. Les premières années du gouvernement responsable s’étaient bien passées et, comme le disait Kent, « l’éclat du soleil de la prospérité » avait rejailli sur le gouvernement Little. En 1859, les revenus baissèrent et, en 1860, la saison de pêche fut assez mauvaise. Le gouvernement provincial en vint à envisager une aide directe aux pauvres, question qui allait provoquer la discorde dans le parti de Kent. Il s’agissait de savoir si les fonds de secours seraient distribués par les membres locaux du parti, devenant ainsi une forme de favoritisme politique, ou s’ils seraient attribués par un comité neutre. L’évêque pressait Kent d’opter pour la dernière solution, mais le parti de Kent s’y refusait. En fait, l’Église catholique se tournait contre Kent. Mgr Fleming lui avait toujours accordé sa confiance mais, en 1850, il avait été remplacé par Mgr John Thomas Mullock*, qui était, si l’on peut dire, plus irlandais que son prédécesseur, et Kent n’eut jamais avec lui les mêmes rapports qu’avec Mgr Fleming. Il semble que le nouvel évêque avait tendance à graviter autour d’Ambrose Shea*, député de Burin.
La dispute au sein du parti libéral concernant l’assistance aux pauvres éclata au grand jour en 1861. En 1860, la mauvaise récolte de pommes de terre avait obligé le gouvernement à accorder de l’aide à la population, mais Kent pensait, peut-être avec raison, que cette assistance publique devait être administrée de façon plus rigide. Au début de 1861 des règlements dans ce sens furent promulgués qui soulevèrent un mécontentement populaire considérable, et même certains membres du parti de Kent ne manquèrent pas d’exploiter la situation à des fins personnelles. Devant l’Assemblée législative, Kent, avec sa franchise habituelle, défendit son geste et les mesures prises par son gouvernement. Il se trouvait attaqué, disait-il, « par une misérable faction qui cherchait à détruire sa carrière politique, par une bande de serpents gelés qu’il avait réchauffés dans son sein et qui maintenant cherchaient à le mordre ». Le complot contre lui était l’œuvre, assurait-il, « d’un intrigant, d’un fourbe, d’un coquin sournois », que Kent ne nommait pas, mais que tout le monde avait reconnu dans la personne d’Ambrose Shea.
Kent parvint à sauver son ministère en janvier 1861, mais, au cours du même mois, il se vit attaqué sur une autre question. Le gouvernement venait de présenter un projet de loi autorisant le paiement des comptes publics et des traitements des fonctionnaires à un taux de change réduit, soit une perte d’environ 4 p. cent pour les bénéficiaires. Il y eut de fortes protestations, tant du côté des fonctionnaires que du côté de l’opposition conservatrice. Kent, furieux, parla devant l’Assemblée législative, en termes obscurs, d’une conspiration montée contre le gouvernement libéral par le gouverneur et par l’opposition. Ce discours était peut-être une façon, assez grossière en vérité, d’apaiser les dissensions dans les rangs du parti libéral. Le gouverneur, sir Alexander Bannerman*, que les méthodes dictatoriales de Kent irritaient, et qui détestait son gouvernement parce qu’il le croyait corrompu et qu’il le savait catholique, demanda à Kent de s’expliquer sur la déclaration qu’il avait faite contre le représentant de la reine. Kent répondit d’une façon arrogante qu’il n’avait de compte à rendre à personne pour des paroles prononcées devant l’Assemblée. Bannerman passa alors à l’action. Après s’être assuré que l’opposition consentirait à former un gouvernement, il destitua le ministère Kent au début de mars 1861. Dans le contexte du gouvernement responsable, la conception qu’avait Bannerman de son rôle de gouverneur était nettement anachronique. Kent présenta et fit adopter par l’Assemblée des propositions pour se plaindre que sa destitution constituait « une haute trahison envers le peuple de Terre-Neuve ». Là-dessus l’Assemblée fut dissoute et la campagne en vue des élections du printemps de 1861 commença dans une atmosphère tumultueuse. Seule la défaite de Kent et de son parti pouvait sauver le gouverneur Bannerman. L’importance de la question en cause peut expliquer en partie le caractère des élections de 1861.
Kent et le parti libéral furent battus de justesse. Ils perdirent des sièges – et en même temps le pouvoir – dans les circonscriptions où l’agitation avait été grande et où les résultats étaient imprévisibles. Il y avait eu des émeutes et des morts et on avait dû faire appel à la troupe. Mais à la fin les catholiques commencèrent à délaisser la vieille habitude qu’ils avaient, en votant libéral, d’intimider les électeurs protestants et conservateurs, et vice versa. La majorité des membres de la législature semblaient prêts à reconnaître que l’intérêt même de Terre-Neuve, sans parler de sa réputation, exigeait que l’on évite à l’avenir des désordres de cette envergure. Le premier ministre conservateur, Hugh William Hoyles*, parvint, grâce à un appui assez important des catholiques, à faire adopter par la législature des mesures en vue d’accroître les forces policières et d’assurer plus d’indépendance aux jurés. Avec le recul des années, Daniel Woodley Prowse* a jugé que le gouverneur amorça alors chez les hommes politiques le mouvement tendant à écarter les barrières religieuses et à adoucir les mœurs électorales. Les efforts de Bannerman furent grandement soutenus par le gouvernement Hoyles, qui sut se montrer ferme et courageux. Néanmoins, au sujet de cette amélioration de la politique de Terre-Neuve, bien des questions sont restées sans réponse. Certains ont prétendu qu’il existait une entente secrète entre Hoyles et Ambrose Shea ; selon d’autres, le retrait de l’évêque Mullock de la scène politique – peut-être à la suite des pressions exercées sur lui par Rome – aurait été la raison du changement.
Aux élections de 1861, Kent avait conservé son siège dans St John’s-Est, mais il ne tarda pas à être remplacé par Shea comme leader de l’opposition. Kent ne pardonna jamais à Bannerman le rôle qu’il avait joué dans les événements de mars 1861 et, lorsque Bannerman quitta son poste en septembre 1864, Kent dénonça violemment son action dans les pages du Newfoundlander. Pendant la terrible crise économique de 1865, le gouvernement de coalition qui prit le pouvoir nomma Kent receveur général et, en 1869, ce dernier fut l’un des délégués de Terre-Neuve envoyés à Ottawa pour discuter du projet de confédération. Mais, lorsque le gouvernement fut défait sur cette question, aux élections qui eurent lieu à l’automne de 1869, Kent se retira de la politique. Après un long séjour à l’étranger, il revint à Terre-Neuve où il mourut subitement, pendant son sommeil, à St John’s, le 1er septembre 1872. Sa femme et au moins deux enfants lui survécurent.
Toute la carrière de Kent se déroula pendant une période célèbre de l’histoire de Terre-Neuve, où la démagogie régnait dans la politique. Quand il fut premier ministre, son gouvernement se trouva affaibli par la corruption qui régnait à l’intérieur du parti et qui lui aliéna l’évêque catholique, dont les préférences allèrent à Ambrose Shea. Le style de Kent était en réalité suranné. Il devait y avoir encore beaucoup d’agitation dans la vie politique de Terre-Neuve, mais la scène fut dès lors occupée par des hommes plus doués et plus circonspects. Kent aurait sûrement partagé l’ennui exprimé par le Newfoundlander avant l’ouverture de la session de 1864. Selon ce journal, qui commentait cet événement, il n’y avait rien à attendre de cette Assemblée, sinon la « monotone » expédition des affaires courantes.
On ne connaît aucune collection des papiers de John Kent. Bien que les journaux de Terre-Neuve de cette époque soient assez partiaux, ce sont encore eux qui constituent la meilleure source d’information. Citons notamment le Newfoundlander, journal libéral de St John’s, 1830–1872, et l’organe conservateur, le Public Ledger (St John’s), 1830–1872. On peut consulter dans les PRO, CO 194, les dépêches envoyées par les gouverneurs de Terre-Neuve au ministère des Colonies à Londres.
L’étude la plus récente et la plus complète portant sur cette période est Political history of Nfld de G. E. Gunn, qui comprend une bibliographie exhaustive. Un ouvrage également digne d’intérêt est celui de A. H. McLintock, The establishment of constitutional government in Newfoundland, 1783–1832 : a study of retarded colonisation (« Royal Empire Society Impérial Studies », 17, Londres, 1941). Pour la question du French Shore, V. : F. F. Thompson, French Shore problem in Nfld. En ce qui concerne Terre-Neuve et la Confédération, voir le chapitre à ce sujet dans P. B. Waite, Life and times of confederation. D. W. Prowse, natif de Terre-Neuve, a écrit un ouvrage toujours utile, intitulé History of Nfld. [p. b. w.]
P. B. Waite, « KENT, JOHN », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 10, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 6 nov. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/kent_john_10F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/kent_john_10F.html |
Auteur de l'article: | P. B. Waite |
Titre de l'article: | KENT, JOHN |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 10 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1972 |
Année de la révision: | 1972 |
Date de consultation: | 6 nov. 2024 |