CRAIG, sir JAMES HENRY, officier et administrateur colonial, né en 1748 à Gibraltar, fils de Hew Craig ; décédé célibataire le 12 janvier 1812 à Londres.

Pourquoi une socio-économie émerge-t-elle de façon spécifique, à un moment et dans un lieu déterminés ? À ce sujet, les historiens débattent encore de l’influence des hommes, des structures et des conjonctures. Ces trois ingrédients s’entremêlent de façon inextricable dans le destin de sir James Henry Craig. En effet, ce dernier a tenté d’infléchir énergiquement l’évolution de la société bas-canadienne du début du xixe siècle, au moment même où se déployait un ensemble de mutations : pénétration du marché capitaliste sous l’impulsion du réseau d’échanges atlantique ; agitation et polarisation idéologiques autour de la redéfinition des relations de pouvoir entre les acteurs sociaux, anciens et nouveaux, à la suite d’une amputation de l’empire commercial du Saint-Laurent, de l’arrivée des Loyalistes, de la division de la province de Québec et de l’introduction d’un parlementarisme rudimentaire dans la colonie ; pressions économiques, démographiques et militaires des États-Unis.

L’essor du commerce du bois à compter de 1807, année de l’arrivée de Craig dans la colonie, se conjugue à la commercialisation sporadique des denrées agricoles et à la chute de la traite des fourrures pour achever, tant par son impact direct que par ses retombées en aval et en amont, la restructuration et la modernisation de la socio-économie bas-canadienne. Ce rayonnement économique, qui entraîne dans son sillage un net mouvement d’urbanisation à compter de 1805, un accroissement de la main-d’œuvre, la création d’un marché local intégré, une rationalisation de la production, une hausse des prix et des salaires, une extension de la consommation, de même qu’une spéculation foncière évidente, vient dissoudre, jusque dans les campagnes, la vie traditionnelle et les anciens rapports entre les hommes.

De nouveaux groupes sociaux s’imposent, dont la petite bourgeoisie qui recrute ses effectifs parmi les membres des professions libérales, les marchands modestes (souvent ruraux) et les artisans les plus riches. Canadiens pour la plupart, ces derniers articulent, dans le parti canadien et son journal, le Canadien [V. Pierre-Stanislas Bédard* ; François Blanchet*], un nationalisme explicite relié à une idéologie démocratique et à un projet de développement économique centré sur le Bas-Canada. Ils se heurtent à l’alliance récente des grands propriétaires fonciers, des hauts fonctionnaires et des riches marchands, presque tous britanniques, qui défendent au contraire des valeurs aristocratiques et anglo-saxonnes, tout en prônant un développement économique à l’échelle continentale. Ces conflits se superposent et se cristallisent dans l’arène politique, sur les plans constitutionnel, social, ethnique et économique, et commencent déjà à paralyser un État polyèdre qui comprend l’appareil militaire sous le commandement du gouverneur, le Conseil législatif et le Conseil exécutif, dominés par le parti des bureaucrates, puis la chambre d’Assemblée sous l’emprise du parti canadien. La pratique par l’État d’un favoritisme évident à l’endroit des éléments britanniques viendra aggraver, par ailleurs, la sclérose des institutions politiques. D’un côté, le parti canadien exige la « suprématie de la législature », comme en Angleterre, un droit de censure sur les décisions du Conseil exécutif, désigné comme « le ministère », et le contrôle des subsides. De l’autre, le parti des bureaucrates rétorque avec des projets visant l’assimilation des Canadiens par l’immigration britannique, une forme de gouvernement aristocratique, le développement des Cantons de l’Est, l’abolition du régime seigneurial et l’abrogation des lois civiles françaises jugées encombrantes.

Coincée entre les pressions directes du Conseil exécutif et celles, plus indirectes mais non moins réelles, d’une bourgeoisie canadienne considérée trop démocratique, l’Église catholique cherche à acquérir un statut légal, à stabiliser puis à accroître ses effectifs, à améliorer la formation des prêtres, à accentuer sa présence dans l’éducation et à mieux encadrer des laïcs indépendants ou récalcitrants [V. Pierre Denaut].

La turbulence de la société du Bas-Canada s’accentue, en outre, face aux contrecoups des guerres européennes et surtout devant la menace imminente d’un conflit armé avec les États-Unis, à la suite des provocations de l’Angleterre à l’endroit des pays neutres, par le recrutement forcé des matelots américains en haute mer (la « presse des matelots ») et par l’agitation des tribus indiennes à l’intérieur du continent [V. Tecumseh].

Sur tous ces plans, Craig tentera d’agir directement, mais avec plus ou moins de succès tant il se butera à des structures robustes et à une conjoncture souvent décisive.

Né à Gibraltar, James Henry Craig descendait d’une famille écossaise respectable : son père était juge des tribunaux civil et militaire à la forteresse anglaise de cet endroit. En 1763, âgé de 15 ans, le jeune homme entra dans l’armée comme enseigne au 30e d’infanterie. Promu, en 1770, aide de camp du colonel Robert Boyd, lieutenant-gouverneur de Gibraltar, il prit ensuite le commandement d’une compagnie dans le 47e d’infanterie. C’est à ce titre qu’il se retrouva dans les colonies américaines, dès 1774. À la suite du déclenchement de la guerre d’Indépendance l’année suivante, il participa à la bataille de Bunker Hill, dans la colonie du Massachusetts, où il fut grièvement blessé. En 1776, il accompagna néanmoins son régiment dans la province de Québec, affronta les envahisseurs américains, à Trois-Rivières, et dirigea le détachement d’avant-garde qui les expulsa hors des frontières. L’année suivante, il écopa de deux blessures, dont une sérieuse, au cours d’engagements au fort Ticonderoga (près de Ticonderoga, New York), à Hubbardton (East Hubbardton, Vermont) et à Freeman’s Farm, dans la colonie de New York. Le major général John Burgoyne*, qui l’estimait beaucoup, le recommanda pour que lui soit décerné le rang de major du 82e d’infanterie, en reconnaissance de ses services. De 1778 à 1781, il marcha avec son régiment en Nouvelle-Écosse, à Penobscot (Castine, Maine), et en Caroline du Nord. Constamment sur la brèche durant ces campagnes, il mena surtout des troupes légères. Ses succès laissent supposer un esprit d’initiative et de débrouillardise peu commun.

Ayant accédé au rang de lieutenant-colonel en 1781, Craig devint adjudant général de l’armée du duc d’York dans les Pays-Bas en 1794, puis major général. En 1795, il collabora avec le vice-amiral Keith et le major général Alured Clarke* à la réduction de la colonie hollandaise du Cap (maintenant partie de la république d’Afrique du Sud). Au sommet de sa carrière militaire, il devint gouverneur de cette nouvelle possession et demeura en poste jusqu’en 1797, après avoir reçu l’ordre du Bain. Il s’embarqua, cette année-là, pour Madras et la région du Bengale, en Inde, où il livra de nouveaux combats. Nommé lieutenant général en janvier 1801, il réintégra l’Angleterre où, pendant trois ans, il occupa la fonction de commandant du district de l’Est. Malgré sa mauvaise santé, le gouvernement britannique l’éleva, en 1805, au grade de général local dans la Méditerranée, avec le mandat de conduire un corps expéditionnaire en Italie de façon à effectuer une jonction avec l’armée russe. Les batailles d’Ulm (République fédérale d’Allemagne) et d’Austerlitz (Tchécoslovaquie) neutralisèrent ces plans, et Craig dut se replier en Sicile. Souffrant d’hydropisie chronique, il regagna l’Angleterre en 1806. Incapable de demeurer inactif et se sentant mieux, il accepta le poste de gouverneur en chef de l’Amérique du Nord britannique en 1807, succédant ainsi à sir Robert Shore Milnes*.

C’est à Québec, le 18 octobre 1807, que Craig débarque en grande pompe du vaisseau Horatio. Une foule nombreuse et 15 coups de canon saluent cet homme court mais d’un port majestueux. Cette brève et triomphante apparition n’est pourtant qu’un interlude, puisqu’on chuchote que Craig est alité et qu’il se meurt. De toutes parts, et notamment du côté du parti des bureaucrates, l’on prie pour son rétablissement. Dès le premier contact, le secrétaire de la colonie, Herman Witsius Ryland*, a senti sourdre en lui une grande admiration pour son nouveau chef et un souffle d’espoir ; il est confiant que les Britanniques seront épaulés par un gouverneur énergique, à condition qu’il vive. Les Canadiens aussi se réjouissent : comme un nouvel Annibal, conjecture le Canadien, le nouveau gouverneur pourrait bien purger la Carthage canadienne de la clique des « hommes à place ». Les premiers prévoient une politique résolument britannique tandis que les seconds s’attendent au redressement des torts dont ils se disent victimes.

Comme on l’a vu, Craig arrive dans une conjoncture très difficile. Gravement malade au début, il doit s’en remettre à son secrétaire pour obtenir des renseignements sur la colonie et pour faire suivre la correspondance. Il prête les serments d’usage dans son lit, le 24 octobre, et il ne rédige ou ne dicte une lettre que le 9 novembre suivant. Ses premières préoccupations se portent tout naturellement vers les affaires militaires d’autant plus que la guerre semble imminente entre l’Angleterre et les États-Unis. Il est convaincu que si les Britanniques n’utilisent pas les Indiens, les Américains le feront. Par conséquent, il ordonne de se les concilier plus que jamais, mais avec prudence, sans faire allusion à un conflit possible, car certaines tribus souhaitent entraîner l’Angleterre dans une nouvelle guerre pour récupérer leurs terres des États-Unis. En cas de conflit, il envisage toutefois de contenir leur cruauté. Dès ce moment et au cours des années qui vont suivre, Craig consacre beaucoup d’énergie et d’argent à la réfection des fortifications dans la province, notamment à Québec. Quant à la milice canadienne, elle a étalé une loyauté exemplaire lors de sa mise sur un pied de guerre, à l’été de 1807. Craig écourte pourtant les félicitations pour ce zèle et sermonne longuement les quelques rares déserteurs ; cette attitude, caractéristique du côté perfectionniste et tatillon de Craig, est accueillie comme une douche écossaise parmi les miliciens canadiens.

Pourtant, Craig n’est pas arrivé avec des sentiments défavorables à l’endroit des Canadiens. Il ne leur témoigne aucune hostilité à priori. L’abbé François-Emmanuel Bourret, agent de Mgr Plessis* à Londres, a conversé avec le gouverneur avant le départ de ce dernier et il a écrit à l’évêque de Québec : « Vous aurez lieu d’être satisfait de Sir J. Craig. » De plus, le gouverneur décerne, en décembre 1807, des commissions d’officier de milice à quelques Canadiens, dont une de capitaine à Pierre-Stanislas Bédard*, chef du parti canadien.

Craig aime l’apparat. Aussi, l’ouverture de la session du Parlement, le 29 janvier 1808, est-elle décrite par les journaux comme « la plus brillante qui ait eu lieu dans cette province ». Les deux grands débats qui dominent la session s’imbriquent dans la tentative du parti canadien de se ménager une majorité stable à la chambre d’Assemblée. En effet, malgré leur supériorité numérique, la plupart des députés canadiens désertent très tôt l’Assemblée, car ils ne peuvent se payer un séjour prolongé dans la capitale. Aussi, à la fin des sessions, les Britanniques et leurs alliés canadiens – des « gens à place » tels qu’ils étaient surnommés par le Canadien – se retrouvent parfois majoritaires. Le parti canadien a d’ailleurs échoué à deux reprises dans sa tentative de faire voter une allocation de dépenses aux députés venant de l’extérieur de Québec. Il cherche donc plutôt à expulser de la chambre des membres vulnérables du parti adverse : les juges et un Juif, Ezekiel Hart*, élu député de la circonscription de Trois-Rivières en 1807.

Lors du débat entourant le projet de loi sur l’inéligibilité des juges, les membres du parti canadien n’invoquent toutefois que des motifs honorables. À leur avis, la participation des juges aux élections mine leur impartialité ou du moins sape la confiance des électeurs à l’égard de la justice ; en Angleterre, les juges ne siègent-ils pas qu’à la chambre des Lords ? Encouragés par la plupart des représentants britanniques, les juges Pierre-Amable De Bonne et Louis-Charles Foucher répliquent qu’il faut des hommes instruits et des agents du gouvernement à l’Assemblée et que le projet de loi s’avère une vengeance du Canadien. Au cours d’un échange, Bédard improvise brillamment sur l’existence d’un « ministère » dans la colonie, en raison de la parenté de la constitution du Bas-Canada avec celle de l’Angleterre. Finalement, après maints débats, ajournements et coups de théâtre, l’Assemblée vote, le 4 mars 1808, le projet de loi sur l’inéligibilité des juges. Mais le Conseil législatif le bloque afin, selon Michel-Eustache-Gaspard-Alain Chartier* de Lotbinière, « d’arrêter les usurpations » de l’Assemblée sur la prérogative royale. On comprend l’indignation du Canadien qui clame le « droit d’avoir une représentation libre de toute influence [...] du Gouvernement », sans quoi c’est la tyrannie. De pareils propos ne peuvent que hérisser un gouverneur soucieux de son autorité et de son image. D’autres articles dénoncent violemment le « petit ministère » qui conseille le gouverneur, ce qui pourrait expliquer le durcissement des positions de Craig à l’endroit des Canadiens, entre avril et juin 1808.

Après des discussions plus courtes mais tout aussi violentes, l’Assemblée adopte, le 14 mars 1808, une résolution expulsant Hart, le député d’origine juive allié au parti des bureaucrates : ayant prêté serment selon sa religion et non conformément à la constitution de 1791, il « ne peut prendre place, siéger ni voter dans cette Chambre ». Cette décision est le résultat d’un mélange d’opportunisme politique, d’antisémitisme et de légalisme. Toutefois, certains députés canadiens ont défendu Hart, tandis que des Britanniques, dont le procureur général Jonathan Sewell*, se sont rangés du côté de la résolution. Contrairement à la légende, Craig ne manifeste guère de sympathie pour Hart puisqu’il lui fait entendre sèchement, par l’intermédiaire de son secrétaire, qu’il ne peut s’interposer dans cette affaire.

Des frictions surviennent également dans d’autres domaines. Pierre-Stanislas Bédard et Jean-Thomas Taschereau* échouent dans leur tentative de confier à un comité l’étude des « altérations » à apporter à la tenure anglaise en franc et commun socage, et l’étude des « précautions » à prendre contre « l’introduction d’étrangers dangereux » et de « Yankees ». Par contre, l’Assemblée réussit malgré tout à adopter, durant la session de 1808, bon nombre de mesures utiles concernant les travaux publics, la justice et autres. Aussi Craig en profite-t-il pour féliciter cette dernière de la besogne abattue. Sa correspondance témoigne d’une grande satisfaction. Il souligne même la « modération » des délibérations, sauf dans les discussions relatives à l’inéligibilité des juges où des animosités personnelles ont affleuré.

Au cours de la session de 1808, les débats partisans continuent de chauffer les esprits notamment par le canal des journaux. Le Quebec Mercury, organe du parti des bureaucrates à Québec [V. Thomas Cary* (1751–1823)], piétine la langue, les mœurs, la religion et l’éducation des Canadiens ; il considère leur assimilation comme une nécessité en soi et un avantage pour les victimes. Le Canadien – et sur certains points le Courier de Québec, organe des Canadiens membres du parti des bureaucrates – vilipende les immigrants américains, dénonce les projets d’assimilation comme devant déboucher sur l’annexion aux États-Unis, critique les juges anglais qui ignorent le droit français et accuse la clique des « gens à place » de cumuler les fonctions lucratives, d’entraver l’application de la constitution et de boucher les canaux de promotion aux Canadiens. Juste avant les élections de juin 1808, le Canadien et divers pamphlets haussent encore le ton pour dénoncer les privilèges et le gaspillage des fonds publics. À la rage des Britanniques, le Canadien presse le peuple de rejeter les « gens à place », ses adversaires, et de n’élire que des représentants canadiens voués à ses intérêts. Sur les tribunes, plus d’un candidat a recours au cri de la race. Le parti des bureaucrates réussit cependant à faire battre Jean-Antoine Panet, président de l’Assemblée. Mais le parti canadien a prévu le coup et le fait élire dans la circonscription de Huntingdon. Malgré les 50 sièges à pourvoir, seulement 14 Britanniques – contre 16 dans l’ancien Parlement – surnagent après le scrutin, et encore, on a dû mobiliser pour la campagne la plupart des principaux fonctionnaires et marchands de la colonie. Pierre-Amable De Bonne, très futé, résiste au parti canadien et, avec de rares alliés, est réélu. Parmi les membres nouvellement élus du parti canadien, on remarque Louis-Joseph Papineau*, âgé de 21 ans, Denis-Benjamin Viger* et Joseph Levasseur-Borgia*.

Après avoir fait preuve, jusqu’en avril 1808, d’une certaine distance à l’égard des querelles politiques, Craig était devenu rapidement le chef du parti des bureaucrates. Cette métamorphose subite peut s’expliquer par les aspirations démocratiques du parti canadien, par ses attaques virulentes contre le pouvoir exécutif et finalement contre le gouverneur qui se trouve au sommet de la pyramide des « gens à place », puis par sa mise en cause des prérogatives que détiennent les institutions représentant la souveraineté métropolitaine et l’oligarchie coloniale. En militaire paternaliste et énergique qui a combattu la démocratie américaine aux États-Unis, Craig n’est pas homme à se laisser viser sans riposter avec force. Malade et plutôt distant, il dépend des gens de son entourage pour connaître l’évolution de la situation dans la colonie. Ces individus, partageant les mêmes intérêts politiques, ont pu le suggestionner habilement, encore que le gouverneur semble s’imposer naturellement comme le chef suprême du parti des bureaucrates. Dans un long mémoire rédigé en mai 1808, Ryland lui a brossé un tableau pessimiste de la situation politique et recommandé des mesures qui tiennent à cœur aux membres du parti des bureaucrates : consolidation de la prépondérance britannique dans les conseils, la magistrature et la fonction publique ; établissement d’écoles anglo-protestantes et mise en tutelle du clergé catholique de manière à assimiler les Canadiens et à les convertir au protestantisme ; peuplement des Cantons de l’Est par des Britanniques et multiplication artificielle des circonscriptions dans cette région. Ces solutions reviendront comme un leitmotiv dans les milieux britanniques de la colonie.

Au lendemain des élections de juin 1808, Craig venge les siens en destituant des fonctionnaires et des officiers de milice liés au journal le Canadien. Les Britanniques applaudissent ce geste martial. Quelques Canadiens « à place » – ou des aspirants – s’empressent d’encenser la « sagesse » du gouverneur et d’incriminer des compatriotes ; c’est notamment le type d’attitude qu’adopte Paul-Roch Saint-Ours. Mais par son intervention, Craig déclenche une réaction en chaîne qui amène le parti canadien à harceler encore davantage le gouvernement, attisant ainsi la colère du gouverneur autoritaire et orgueilleux de même que la rage de son entourage. Le Canadien dénoncera plus que jamais les « abus » du gouvernement en publiant le détail des dépenses au chapitre de la liste civile et en les comparant aux « dépenses utiles », puis fera déjà connaître son objectif de contrôler les subsides. En revanche, le Mercury accusera le Canadien de n’invectiver les marchands et les fonctionnaires que pour deux raisons : l’ambition et la jalousie.

Dans sa correspondance des mois de juillet et août 1808, Craig met en doute la loyauté même des Canadiens en cas de conflit. Regrettant, au même titre que le lieutenant-gouverneur Robert Shore Milnes en 1800, le recul marqué de l’ancienne aristocratie des seigneurs, il campe les nouveaux leaders parlementaires – pour la plupart des avocats, des notaires et des boutiquiers sortis du peuple – en révolutionnaires ambitieux, « violents », « sans principes », « dangereux » et « insinuants ». Quant aux autres Canadiens, « ils sont français dans leur cœur ». Même le clergé, constate-t-il avec horreur, recrute son personnel parmi « les plus basses classes du peuple ». Il prédit enfin une session houleuse et une dissolution hâtive.

Craig ne pense pas grand bien du clergé catholique. Au cours de l’hiver de 1808–1809, Mgr Plessis l’a rencontré avant de solliciter de l’Assemblée la reconnaissance civile des paroisses érigées depuis 1721, de façon à solutionner les innombrables problèmes qui découlent de cet état de choses [V. Joseph-Laurent Bertrand]. En effet, des Canadiens vont jusqu’à réclamer du clergé la rétrocession de terres données à des fabriques par leurs ancêtres. D’autres, à propos de tout et de rien, menacent l’évêque d’en appeler à la « prérogative royale », imposée théoriquement par la Proclamation royale et l’Acte de Québec. Sans statut légal, comment posséder et aliéner des biens, ou percevoir les dîmes ? L’entrevue entre Craig et Plessis s’est déroulée dans une atmosphère « un peu chaude », au dire de l’évêque, qui se méfie des dispositions « du ministère actuel ». Craig a clairement exprimé sa volonté d’assujettir l’évêque et son Église à la prérogative royale. Par ailleurs, l’Église souffre d’un manque critique de prêtres ; il n’y en a pas plus de 166, écrit Plessis, pour au delà de 200 000 catholiques répandus sur un territoire immense. De ce nombre, une vingtaine enseignent dans des collèges. Il faut donc abandonner de petites paroisses pour garnir les grandes. Dans les villes, une grande partie de l’élite des professions libérales est peu pratiquante, à cause notamment de la doctrine de l’Église sur les prêts à intérêt. En conséquence, les mœurs se relâchent et les habitants adoptent des comportements indociles. Compatissant avec un curé découragé, Mgr Plessis écrit : « Le peuple est toujours le peuple et les paysans, toujours les paysans ; plus prêts à recevoir qu’à donner, promettant pour avoir un curé, ne se mettant nullement en peine de le conserver quand ils l’ont obtenu. »

Préoccupé par la tension entre l’Angleterre et les États-Unis, Craig requiert, au début de 1809, des renforts militaires de Londres, mais sans succès. Il envoie aux États-Unis un espion, John Henry*, afin d’y ratisser des informations sur l’opinion publique, sur les projets et la capacité militaire de l’Union, puis sur les rumeurs de scission entre la Nouvelle-Angleterre et le reste du pays à cause de l’embargo américain, ruineux pour les états maritimes. Il investit même Henry du pouvoir de négocier, le cas échéant, avec des chefs séparatistes. En réalité, Henry communiquera assez peu de renseignements utiles, et Craig le rappellera en mai, par suite des progrès dans les négociations entre Londres et le gouvernement américain. En 1812, Henry vendra sa correspondance au gouvernement américain qui la publiera pour mobiliser davantage la population.

Quelques correspondants de la Gazette de Montréal profitent de la tension internationale pour convier les parties à faire la paix. Le Canadien et le Mercury persévèrent néanmoins dans leur vendetta. Ils ressassent les mêmes thèmes, mais leurs railleries se font plus cinglantes. Le Canadien s’attarde davantage aux idées constitutionnelles et persiste dans son opposition à l’immigration américaine. Aux Canadiens désireux de se réserver le Bas-Canada, le Mercury rétorque qu’il leur faudrait des siècles pour développer et coloniser cette province. Selon un journaliste du Mercury qui écrit sous le pseudonyme de Scaevola, les Canadiens prolongent inutilement une société arriérée, féodale, décadente et inerte. Au lieu de pleurnicher sur la distinction entre les races, ceux-ci devraient, d’après lui, supprimer eux-mêmes cette distinction « en devenant anglais ». Un autre journaliste refuse d’admettre que le Canada n’appartient qu’à des « papistes ».

Ces articles illustrent la vigueur de l’affrontement. De plus, en 1809, deux brochures et un ouvrage se penchent sur les grands problèmes du Bas-Canada. Dans Considérations sur les effets qu’ont produit en Canada, la conservation des établissemens du pays, les meurs, l’éducation, etc. de ses habitans [...], Denis-Benjamin Viger soutient que le plan du parti des bureaucrates en vue de submerger les Canadiens par l’immigration de « rebelles » américains aiguillera la colonie vers l’annexion aux États-Unis. L’intérêt de la Grande-Bretagne lui dicte donc de conserver la province aux Canadiens : eux seuls peuvent maintenir la colonie dans l’Empire, tant par intérêt que par conviction religieuse. Deux mois plus tard, Ross Cuthbert* lui répond dans An apology for Great Britain [...]. Selon lui, le Canada est un pays jeune, susceptible de connaître un immense développement grâce aux Britanniques et aux Américains. Les Canadiens, avec leur mauvais « patois », ne représentent qu’un centième de la population de l’Empire ; leurs lois moyenâgeuses handicapent le commerce et leur assimilation n’aurait rien d’injuste. Au contraire, ils devraient y collaborer puisque leur survie n’est ni possible ni désirable : ce peuple « inerte de sa nature » exhibe un visage « déjà chargé dans l’enfance des signes de la vieillesse et de la décrépitude ». À Londres, enfin, un marchand anglais du nom de Hugh Gray publie, la même année, Letters from Canada, written during a residence there in the years 1806, 1807 and 1808 [...]. Poussant plus loin que Cuthbert, il propose des moyens concrets pour réaliser l’assimilation : l’union des Canadas et la subordination du clergé canadien.

Pour une raison obscure, Craig retarde l’ouverture de la session au 10 avril 1809. Cette décision inspire au Canadien des réflexions aigres-douces sur la constitution, les droits de l’Assemblée et les abus du « ministère ». Au cours de la brève session, cinq lois seulement parviennent à maturité, la plupart n’étant que de simples renouvellements. Trois questions accaparent la quasi-totalité des séances. D’abord, l’Assemblée corrige certaines « insinuations » dans le discours du trône à propos de l’existence de « jalousies » non fondées dans la province. Bédard profite de cette occasion rêvée pour prononcer un long discours sur la nécessité de la responsabilité ministérielle, autrement l’Assemblée devrait envisager l’« idée monstrueuse » de se tourner contre la personne du représentant du roi. La question de l’inéligibilité des juges monopolise la plus grande partie des débats. Le parti canadien veut faire adopter de nouveau le projet de loi en ce sens. La résistance énergique du juge De Bonne conduit à la formation d’un comité d’enquête sur les élections, qui dépose un rapport accablant contre ce juge-candidat. La prorogation prématurée survenue le 15 mai 1809 éteint la polémique, du moins à l’Assemblée.

Réélu dans la circonscription de Trois-Rivières en 1808, Ezekiel Hart a prêté serment à la manière chrétienne et conformément à la loi. L’Assemblée l’expulse de nouveau par résolution en 1809, mais cette fois l’exclusion du député friserait l’illégalité. Craig a déjà consulté son Conseil exécutif : les membres de celui-ci reconnaissent à Hart le droit de siéger et recommandent de faire blâmer l’Assemblée par Londres, sans toutefois exiger du gouverneur sa dissolution. Le bouillant gouverneur passe outre à cette dernière proposition de façon à provoquer l’affrontement qu’il prédit depuis 1808. Il tient enfin le prétexte pour accomplir son dessein de mater l’Assemblée, voire impressionner le peuple et lui faire élire des députés favorables au gouvernement. Aux yeux de Craig, une nouvelle élection réglera le cas du parti canadien, dangereux et insoumis, qui ose braver son autorité et critiquer sa politique. Il fait donc irruption dans l’enceinte de la chambre sans avertissement et, au moyen d’un long discours de clôture, il rabroue la majorité à l’Assemblée pour avoir dissipé son temps en des futilités, « des animosités personnelles » et des mesures « inconstitutionnelles ». Il distribue toutefois quelques compliments aux membres du Conseil législatif et aux membres du parti des bureaucrates à l’Assemblée.

Craig se justifie auprès du secrétaire d’État britannique, le vicomte Castlereagh, en affirmant qu’il a voulu montrer à l’Assemblée qu’il ne saurait être « intimidé » par la menace, et, par conséquent, faire disparaître toute idée qu’il craignait un tant soit peu le parti canadien. Il dit également avoir voulu éviter toute mesure violente de l’Assemblée, réfuter sa prétention à disposer d’un pouvoir illimité et arrêter l’agitation parmi la population. Optimiste, le gouverneur prévoit la défaite d’un grand nombre de ses opposants aux élections suivantes. En juin 1809, il effectue même une tournée électorale à travers la province. À Trois-Rivières, Montréal, William Henry (Sorel), Saint-Jean (Saint-Jean-sur-Richelieu) ou ailleurs, ses fidèles partisans et une partie du peuple l’accueillent avec éclat et applaudissent à sa politique. Dans l’euphorie du moment, le gouverneur s’imagine qu’il ne s’agit que de soumettre une petite clique d’agitateurs sans influence sur le peuple loyal. Il a cru bon d’innover en s’immisçant ouvertement dans la politique. Il s’attend à obtenir l’approbation des électeurs et celle de Londres. En réalité, il s’est avancé trop vite et trop loin : le peuple et le secrétaire d’État vont le lui signifier.

Les élections ne se déroulant qu’à l’automne de 1809, le parti canadien a le temps de se ressaisir et de convaincre la population que les « ministres » ont rejeté ses représentants parce que ceux-ci ont trop bien protégé les droits du peuple. Dans cette campagne longue et sans merci, le Canadien joue un rôle important. Simulant l’horreur, le journal récapitule les supposés reproches de la population contre la conduite du gouverneur. Il attribue la responsabilité des actes de Craig aux « ministres », des profiteurs qui font pression sur le peuple par crainte d’une surveillance de ses libres représentants. Les électeurs doivent choisir des députés qui ont les mêmes intérêts qu’eux. En première page, le Canadien étale volontiers des extraits du Bill of Rights de 1689 contre les interventions du gouvernement et des fonctionnaires dans les élections. Le scrutin s’effectue dans une atmosphère survoltée. Les menaces, les bagarres et faux rapports ne manquent pas ; les appels nationalistes non plus. Malgré les efforts inouïs du gouvernement, les électeurs reconstituent une Assemblée à peu près identique à la précédente, où le parti des bureaucrates ne se retrouve qu’avec 14 représentants. Bédard est même élu représentant de deux circonscriptions. Satisfait, le parti canadien conclut dans son journal à la confirmation de ses thèses constitutionnelles par le peuple, juge suprême.

De Londres, le secrétaire d’État Castlereagh blâme le gouverneur pour son langage outré. Celui-ci devra se modérer à l’avenir. Par surcroît, il donne raison à l’Assemblée en ce qui a trait à l’inéligibilité des juges et à l’expulsion du député Hart. Il demande à Craig de sanctionner toute loi destinée à disqualifier désormais les juges comme membres de l’Assemblée.

L’année 1810 s’ouvre dans un climat de crise. Les journaux s’assènent toujours de sarcasmes et d’arguties qui révèlent les objectifs contradictoires des deux blocs en présence. Ayant tiré quelques leçons, Craig modifie sa tactique. Á l’ouverture de la session, il prononce un discours modéré et annonce qu’il ratifiera une loi décrétant « à l’avenir » l’inéligibilité des juges. Confiante, l’Assemblée blâme le gouverneur pour sa conduite passée ; puis, comme la prospérité économique assure de bonnes rentrées dans les coffres de l’État, elle offre d’assumer le coût total de l’administration civile. Or, qui paie, contrôle. Cette offensive s’inscrit d’ailleurs dans la logique des revendications sur la responsabilité financière aussi bien que ministérielle de l’Assemblée. Le gouverneur discerne très bien l’intention du parti canadien. Au Parlement, il note quand même la nouveauté du geste et promet de transmettre la proposition de l’Assemblée à Londres. Dans sa correspondance avec les autorités métropolitaines, Craig qualifie la requête de l’Assemblée de très dangereuse ; y acquiescer consacrerait, selon lui, la suprématie entière de l’Assemblée sur le pays. Enfin, impatientée par un amendement du Conseil législatif à l’effet de n’appliquer l’inéligibilité des juges qu’à compter des élections suivantes, l’Assemblée décrète unilatéralement que le siège du juge De Bonne est vacant. Craig bondit devant ce geste clairement inconstitutionnel et dissout de nouveau le Parlement, le 1er mars 1810.

Durant les débats et les campagnes électorales de 1808 et de 1809, les journaux comme le Canadien et surtout le Mercury n’ont cessé d’accroître la tempête. Le premier a disserté sur les droits du peuple et de l’Assemblée, sur la responsabilité ministérielle, sur le lien infaillible entre l’assimilation des Canadiens et l’américanisation, et sur le gaspillage des fonds publics au profit d’une clique minoritaire. Le second a noirci les chefs canadiens, les traitant de « jacobins » et d’ambitieux, célébré les vertus du commerce et piétiné la société canadienne qu’il considère arriérée et inadaptée au monde moderne, donc destinée à la disparition. Tout cela était entremêlé évidemment d’insultes dont on s’aspergeait copieusement des deux côtés.

Le déclenchement d’une autre élection, en 1810, ne peut qu’aviver davantage les controverses, d’autant plus que le gouvernement se lance à fond de train dans la campagne. Les fonctionnaires et les pensionnés du gouvernement signent des adresses de félicitations à Craig et doivent cabaler. Ils fondent même un journal français, le Vrai Canadien, publié à Québec entre autres par Pierre-Amable De Bonne et Jacques Labrie*, pour défendre la cause du gouvernement et harceler le Canadien. Ce dernier se déchaîne alors contre le « ministère » et son « engeance » de créatures composée de « riches » et d’« aristocrates » que le peuple maintient en place à même sa « taille ». Dans un manifeste électoral, le parti canadien impute la dissolution du Parlement à une cause principale : la crainte des fonctionnaires de voir l’Assemblée contrôler la liste civile et empêcher les augmentations dans les dépenses à ce chapitre. Les électeurs doivent donc choisir en bloc les candidats du parti canadien ou les autres. Une chanson imprimée aux ateliers du journal le Canadien incite les électeurs à chasser la « canaille » du gouverneur entretenue à même les taxes prélevées auprès du peuple.

Craig est résolu à frapper le grand coup. Il profite du langage acéré du Canadien pour faire saisir ses presses, le 17 mars 1810, et faire emprisonner une vingtaine de ses principaux responsables sous l’inculpation d’avoir employé des « pratiques traîtresses ». On confisque également un document, retrouvé sur les presses du journal, qui énumère toutes les doléances des Canadiens depuis la Conquête. Le plan gouvernemental prévoit en outre l’incarcération des principaux leaders canadiens à Montréal ; un parti ainsi décapité pourrait difficilement mener campagne. Mais James Brown*, propriétaire de la Gazette de Montréal, refuse d’imprimer un article que lui remettent James McGill, Isaac Ogden, Jean-Guillaume De Lisle, et probablement John Blackwood, tous agents du gouvernement, et qui incriminerait sans preuve les prisonniers éventuels pour avoir touché des sommes d’argent en provenance du consulat français à Washington. Il faut donc se satisfaire d’un coup de filet plus modeste, mais qui, à Québec, inclut Charles Lefrançois*, imprimeur du Canadien, François Blanchet, Jean-Thomas Taschereau et Pierre-Stanislas Bédard, ses fondateurs.

Le Conseil exécutif laisse circuler des rumeurs de trahison et de complot, bien qu’il n’en soit rien. Les journaux pro-gouvernementaux s’en réjouissent et font mine d’y croire. Dans une proclamation passionnée, Craig dénonce les « écrits méchants, séditieux et traîtres » qui l’ont forcé à sévir. Il fait circuler sa proclamation à travers la province par les officiers de milice, les magistrats et les juges. Il convoque Mgr Plessis devant le Conseil exécutif, lui affirme l’existence d’une conspiration, censure « l’apathie presque criminelle » du clergé et lui commande d’intervenir. Plessis prévoit la réélection des membres du parti canadien ; il n’en redoute que davantage la vengeance du gouvernement. Il supplie donc les prêtres de lire la proclamation du gouverneur dans les églises et de prôner la fidélité, « ce qui peut très bien se faire par les lieux communs ». Pour sa part, il donne l’exemple en dénonçant les idées de liberté et de souveraineté du peuple.

Dans sa correspondance, Craig justifie la dissolution du Parlement par la nécessité de contrer l’esprit de démocratie en train de se répandre dans une province dont l’état est « extrêmement critique ». Après les arrestations, le gouverneur explique aux autorités métropolitaines qu’un parti démocratique, regroupant de nombreux membres, a distillé la désaffection et la méfiance parmi la population et excité l’animosité entre les Britanniques et les Canadiens. Il laisse même entendre qu’il a été question d’un « massacre » ; certes, il ne redoute pas cette éventualité, mais il souligne à quel point la population est agitée, preuve à ses yeux du bien-fondé de son intervention énergique en vue de se rallier les masses ébranlées.

Le parti des bureaucrates sort affaibli et amer de l’épreuve électorale avec seulement 12 députés, d’où son amertume et sa soif de vengeance. Celle-ci est satisfaite par un nombre élevé de délateurs, avides de faveurs, parmi les Canadiens. Ce phénomène de délation est si considérable qu’il contredit quelque peu le thème traditionnel du « règne de la terreur » et de la résistance héroïque des Canadiens. En temps opportun, le gouvernement récompensera ses serviteurs zélés et punira les « séditieux ». En ce qui concerne les prisonniers politiques, le gouvernement compte les relâcher un à un, sans leur faire subir de procès mais en exigeant d’eux des cautionnements considérables, après qu’ils auront manifesté une contrition jugée suffisante. Blanchet et Taschereau se soumettront à ces exigences ; le second ira même jusqu’à dévoiler au gouverneur jubilant certaines consultations et disputes entre les éditeurs du Canadien. Bédard demeurera le seul à braver le gouverneur jusqu’au bout. Inflexible, il refusera de reconnaître toute faute, même involontaire, et réclamera au contraire un ‘ procès pour laver son honneur et prouver la rectitude de ses opinions politiques. Pendant un moment, Craig espère le faire fléchir par l’intermédiaire de son frère, l’abbé Jean-Charles Bédard*, mais celui-ci se révèle aussi coriace et entêté que le parlementaire. Bédard passera donc plus d’une année en prison.

Le parti canadien de son côté sort plus fort que jamais des élections. Ayant prévu le coup, Craig renonce à convaincre rapidement le peuple et tente d’assujettir l’Assemblée par la crainte. Déjà, depuis 1808, il a pris fermement et définitivement position, inaugurant ainsi une période de violence politique croissante. Non seulement lutte-t-il contre « l’ignorance », la « populace », le libéralisme politique et les aspirations démocratiques d’une Assemblée qui le défie et menace à ses yeux l’ordre aristocratique impérial, ou contre une Église catholique trop indépendante, ou en faveur de la classe des « gens respectables », c’est-à-dire des marchands et des hauts fonctionnaires, qui lui apparaît la plus instruite et la plus dynamique de la colonie, mais encore et très fortement pour la colonisation britannique et la disparition des caractéristiques « françaises » chez les Canadiens. Son intervention énergique en 1810 n’a visé qu’à empêcher une éventuelle insurrection. Pour lui et pour nombre d’autres Britanniques, comme Jonathan Sewell, le danger démocratique se double du danger national. En effet, les Canadiens sont demeurés « complètement français » et nourrissent de la « haine » à l’endroit des Britanniques. Pis encore, les Canadiens se considèrent « comme formant une nation séparée », d’où leur acharnement à contrer l’immigration britannique.

À longue échéance, Craig, appuyé par des marchands britanniques comme John Young et John Richardson* et par des hauts fonctionnaires comme Sewell, Ryland ou l’évêque anglican Jacob Mountain*, ressuscite en partie les suggestions de son prédécesseur, Milnes, et préconise une autre solution : l’assimilation des Canadiens parce qu’ils sont et seront toujours français, donc ennemis des Anglais, et qu’ils obstruent le développement de la colonisation et du commerce britanniques. Toute une gamme de moyens doivent mener éventuellement à ce résultat ultime : soit l’union des Canadas assortie d’une sur-représentation des Cantons de l’Est à l’Assemblée, de manière à y assurer la suprématie britannique, soit la suppression de l’Assemblée et la constitution d’un conseil fortement britannique et aristocratique. D’autres moyens sont également envisagés, comme l’immigration britannique ou américaine, l’abolition du régime seigneurial, l’asservissement du clergé catholique et la mainmise de l’État sur l’éducation.

Il s’agit donc d’une offensive en règle destinée à corriger « l’erreur » de 1791. Elle couronne les efforts de Milnes et du parti des bureaucrates. Craig dépêche Ryland à Londres afin d’y promouvoir ce plan ambitieux, mais le secrétaire s’y morfondra inutilement pendant plus de deux ans. Certes, le gouvernement britannique reconnaît, dès 1810, les défauts de la constitution de 1791, mais il n’ose introduire une loi corrective pour diverses raisons : la fragilité du pouvoir politique, la maladie du roi George III, la guerre en Europe qui monopolise l’attention des ministres, le danger américain qui impose la prudence à l’endroit des Canadiens dans la colonie, et enfin les divergences de vues parmi les hauts fonctionnaires du Bas-Canada en ce qui a trait aux moyens à prendre.

Au début de 1811, Craig exerce une maîtrise étonnante sur l’Assemblée en raison de l’absence de Bédard, chef du parti canadien, toujours en prison. Ce vide provoque la crainte et la désorientation chez les députés de ce parti ; des rivalités apparaissent entre les régions et entre les aspirants à la succession de Bédard. L’Assemblée va même jusqu’à renouveler la loi qui a permis l’emprisonnement de celui-ci ! Aussi, ses démarches en vue de libérer Bédard s’avèrent-elles timides et infructueuses. Pour sa part, Craig ne le fera élargir qu’en mars 1811, après la session, non par faiblesse, mais pour bien démontrer au peuple que c’est lui qui gouverne la province, et non l’Assemblée. Au cours de la session, l’Assemblée refuse cependant de céder ses revenus généraux au gouvernement et ne renouvelle la loi sur les prisons que « pour aider à défrayer les dépenses civiles de cette Province, en la forme et manière qui sera appropriée par la législature de cette Province ». Entre-temps, Craig tente en vain de convaincre Mgr Plessis de renoncer volontairement à son autorité avant que Londres ne l’y contraigne. L’évêque n’ignore pas le but de la mission de Ryland en Angleterre, mais il refuse de céder au chantage du gouverneur : « Il ne me coûterait pas d’être mis à bord d’un vaisseau de guerre, plutôt que de trahir ma conscience. »

Le gouverneur Craig joue perdant, du moins dans l’immédiat. Il se heurte à une conjoncture particulièrement défavorable à l’extérieur et à des structures (rapports de force démographique, lois civiles, régime seigneurial, institutions parlementaires, et autres) difficilement malléables. Très malade, il a sollicité son remplacement depuis 1810. Il demeure à son poste malgré lui par suite des instances de la métropole, mais, à la fin du mois de juin 1811, se sentant décliner rapidement, il s’embarque pour l’Angleterre au grand regret des Britanniques et de ses protégés. Il arrive mourant à Londres et s’y éteindra peu après, le 12 janvier 1812. Si le gouvernement anglais le remplace par Prevost, ce n’est pas pour apaiser les Canadiens, comme le veut l’historiographie traditionnelle, mais tout simplement parce que cet ancien lieutenant-gouverneur de la Nouvelle-Écosse est le seul officier supérieur d’expérience capable de gagner rapidement Québec et d’y parer à toute éventualité, y compris une guerre qui semble imminente avec les États-Unis.

Londres ne désapprouve d’ailleurs pas l’équipe « britannisante » de la colonie ; en effet, le prince régent reconnaît officiellement les services de Craig avant qu’il ne meure, et le secrétaire d’État à la Guerre et aux Colonies, lord Liverpool, recommande Ryland à Prévost en juillet 1811. Craig ne meurt donc pas brisé et vaincu, comme on l’a dit, mais bien convaincu d’avoir fait son devoir et d’avoir partiellement réussi. Même si le gouvernement anglais se sent incapable de corriger la constitution de 1791 dans l’immédiat, l’ex-gouverneur peut toutefois espérer qu’un jour la suprématie britannique et aristocratique s’imposera pour de bon dans la colonie. Pour l’instant, il a endigué « l’esprit d’insubordination » de l’Assemblée et alerté Londres sur les inconvénients de la constitution, tant sur le plan des relations métropole-colonie que sur les plans social, national et économique.

Craig a été décrit tantôt comme un homme d’une simplicité transparente, trompé par de mauvais conseillers, tantôt comme un homme dont le tempérament ombrageux aurait provoqué la naissance du nationalisme canadien-français. L’examen de sa correspondance militaire et civile révèle plutôt un leader énergique (c’est lui qui dirige le parti des bureaucrates et non l’inverse), habile et têtu, capable de manipulation et même de machiavélisme. En homme de l’aristocratie, il aime l’étalage des richesses et possède la réputation d’être un hôte généreux. En militaire résolu, pointilleux mais soucieux du bien-être de ses troupes, il est prompt à relever les affronts, présumés ou réels, et aussi à pardonner les coupables repentis. Enfin, comme gouverneur, il ne dédaigne pas manier constamment le favoritisme, l’autorité et la menace pour arriver à ses fins. Cet être impulsif s’est aventuré trop rudement dans la politique canadienne sans avoir vraiment pesé toute la complexité d’une situation qui a rendu son prédécesseur, Milnes, plus tortueux, mais peut-être plus efficace à long terme. De caractère plutôt entier, Craig a aussi des aspects chaleureux et attachants, comme en témoignent les fidèles amitiés qu’il a nouées dans le Bas-Canada et la vente de nombreuses gravures le représentant. Des contemporains ont loué sa générosité personnelle à l’endroit des pauvres. Il a été membre de la Société du feu de Québec, mais ne semble pas s’être mêlé outre mesure à d’autres associations.

Sans être un simple jouet des fonctionnaires ou un militaire borné qui aurait provoqué la naissance du nationalisme canadien-français par sa politique de confrontation, sir James Henry Craig apparaît plutôt comme le révélateur d’un ensemble de conflits qui braquent l’un contre l’autre deux blocs hétérogènes dans la colonie. Ces antagonismes se manifesteront dans la lutte pour la démocratie et l’émancipation coloniale, ainsi que dans la lutte entre le vrai peuple, surtout canadien et agraire, et le peuple oligarchique constitué de propriétaires fonciers, de hauts fonctionnaires et de riches marchands, surtout britanniques ; le vrai peuple exprimera ses préférences et ses projets par l’Assemblée, tandis que le peuple oligarchique se défendra par le maintien d’une suprématie au sein des conseils législatif et exécutif, et par le recours aux liens privilégiés avec Londres. La conjoncture de guerre empêchera un dénouement rapide de ces conflits structurels.

Jean-Pierre Wallot

La plupart des renseignements sur la carrière d’administrateur colonial de James Henry Craig (1807–1811) ont été tirés de fonds d’archives se rapportant aux affaires de l’État. À cet effet, les ANQ-Q possèdent les papiers officiels (correspondance, résolutions et mémoires) de Craig sous la cote RG. Les APC conservent également un bon nombre de documents officiels sur Craig comme les pétitions qui lui ont été adressées (RG 4, A1), sa correspondance civile (RG 7, G1 ; G2 ; G14 ; G15 ; G18) et militaire (RG 8, 1 (C sér.), ses recommandations au Conseil législatif du Bas-Canada (RG 14, A1) et au Conseil exécutif du Bas-Canada (RG 1, E1), ses rapports sur la milice (RG 9, I), les affaires indiennes (RG 10) et les affaires étrangères (MG 5, B2) (copies), et sa correspondance avec le Colonial Office (MG 11, [CO 42] Q).

Les fonds privés renferment quant à eux plusieurs lettres concernant Craig de 1807 à 1811. On peut retrouver de ces missives aux AAQ dans la correspondance de Mgr Plessis (210 A), aux ANQ-Q dans les fonds Jean-Antoine Panet (P-200), famille Papineau (P-417), Jonathan Sewell (P-319) et Jean-Thomas Taschereau (P-238), aux APC dans les fonds Jonathan Sewell (MG 23, GII, 10), John Neilson* (MG 24, B1) et Herman Witsius Ryland (MG 24, B3), aux Archives du séminaire de Trois-Rivières (Trois-Rivières, Québec) dans le fonds Hart, aux ASQ dans le fonds Viger-Verreau (Sér. O, 095–0125 ; 0139–0152) et aux AUM dans la collection Baby (P 58). [j. p. w.]

B.-C., chambre d’Assemblée, Journaux, 1807–1811.— Robert Christie, Memoirs of the administration of the colonial government of Lower-Canada, by Sir James Henry Craig, and Sir George Prevost ; from the year 1807 until the year 1815 [...] (Québec, 1818).— [Ross Cuthbert], An apology for Great Britain, in allusion to a pamphlet intituled, « Considérations, &c. par un Canadien, M.P.P. » (Québec, 1809).— Doc. relatifs à l’hist. constitutionnelle, 1791–1818 (Doughty et McArthur ; 1915).— Hugh Gray, Letters from Canada, written during a residence there in the years 1806, 1807, and 1808 [...] (Londres, 1809 ; réimpr., Toronto, 1971).— Mandements, lettres pastorales et circulaires des évêques de Québec, Henri Têtu et C.-O. Gagnon, édit. (18 vol. parus, Québec, 1887–  ).— Un Canadien, M.P.P. [D.-B. Viger], Considérations sur les effets qu’ont produit en Canada, la conservation des établissemens du pays, les mœurs, l’éducation, etc. de ses habitans [...] (Montréal, 1809).— Canadian Courant and Montreal Advertiser, 1807–1811.— Le Canadien ; 1807–1811.— Le Courier de Québec, 1807–1808.— La Gazette de Montréal, 1807–1811.— La Gazette de Québec, 1807–1812.— Montreal Herald, 1811.— Quebec Mercury, 1807–1811.— Le Vrai Canadien (Québec), 1810–1811.— Almanach de Québec, 1807–1811.— Hare et Wallot, Les imprimés dans le B.-C. Christie, Hist. of L.C., 1 ; 6.— J. E. Hare, La pensée socio-politique au Québec, 1784–1812 : analyse sémantique (Ottawa, 1977).— Lemieux, L’établissement de la première prov. eccl. Manning, Revolt of French Canada. Ouellet, Bas-Canada. Paquet et Wallot, Patronage et pouvoir dans le B.-C. J.-P. Wallot, « Le Bas-Canada sous l’administration de sir James Craig (1807–1811) » (thèse de ph.d., univ. de Montréal, 1965) ; « Les Canadiens français et les Juifs (1808–1809) : l’affaire Hart », Juifs et Canadiens, Naïm Kattam, édit. (Montréal, 1967), 111–121 ; Un Québec qui bougeait. F. G. Morrisey, « The juridical situation of the Catholic Church in Lower and Upper Canada from 1791 to 1840 », Studia Canonica (Ottawa), 5 (1971) : 279–321.— Fernand Ouellet, « Mgr Plessis et la naissance d’une bourgeoisie canadienne (1797–1810) », SCHÉC Rapport, 23 (1955–1956) : 83–99.— Gilles Paquet et J.-P. Wallot, « Le Bas-Canada au début du XIXe siècle : une hypothèse », RHAF, 25 (1971–1972) : 39–61 ; « Groupes sociaux et pouvoir : le cas canadien au tournant du XIXe siècle », RHAF, 27 (1973–1974) : 509–564.— J.-P. Wallot, « Le clergé québécois et la politique : le « règne de la terreur » (1810) », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest (Rennes, France), 88 (1981) : 457–475.

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Jean-Pierre Wallot, « CRAIG, sir JAMES HENRY », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 5, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 11 déc. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/craig_james_henry_5F.html.

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Auteur de l'article:    Jean-Pierre Wallot
Titre de l'article:    CRAIG, sir JAMES HENRY
Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 5
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1983
Année de la révision:    1983
Date de consultation:    11 déc. 2024